Familiarités

Dans la société sympa, les façons ne doivent plus empeser les rapports entre individus. Le patron tutoie, la serveuse appelle par le prénom, rien ne doit plus marquer de hiérarchie, de rapport, de réserve, et pour s’en assurer les plus enjoués forcent la décontraction lorsqu’elle est insuffisante. D’autorité, unilatéralement, d’entrée de jeu, ils abolissent les conventions de la courtoisie simplement parce qu’ils sont malhabiles à les employer.

Vous vous adressez au monsieur pour la première fois et il vous interrompt derechef : « Ah s’il te plaît ! Ici on se tutoie ! ». Votre politesse était somme toute raisonnable, conventionnelle, rudimentaire, mais le con cherche à s’en défaire avec fracas. Vous tenez la porte à la demoiselle, resservez son verre quand il se vide, marquez une délicatesse quelconque, et elle affiche en retour un rictus ou se renfrogne. Sans doute juge-t-elle l’élégance dépassée.

Dans tous les cas, ces forceurs de convivialité cherchent à vous faire vous sentir déplacé, maniéré, emprunté. Bien qu’en réalité ce soit l’inverse : c’est lui et non vous que la situation encombre, lui qui est engoncé dans ses rituels de décontraction, qui tient à faire la bise plutôt qu’à serrer la pogne, qui insiste pour qu’on se regarde dans les yeux au moment de trinquer… C’est lui qui tient à ce qu’on l’appelle Jérem’ plutôt que Jérémie ! Et c’est elle qui tient à ses convenances égalitaires comme à la prunelle de ses yeux, elle qui se décontenance si on ne les respecte pas scrupuleusement. Les attentions la mettent mal à l’aise parce qu’elle croit qu’il faudrait y répondre, que ces signes revêtent une signification autre que la simple application de la coutume.

Mais non : je tiens la porte et laisse le passage non pour flatter ou faire plaisir, mais pour me faire plaisir, parce que j’aime à observer les us et à faire comme on m’a appris. Et non, on ne va pas se tutoyer ! Non que je sois guindé mais parce que je n’en ai pas envie, que je ne te connais pas encore ou que c’est à dessein que je maintiens une juste distance entre toi et moi.

Décontraction forcenée, empressement à bazarder le protocole, se manifestent plus encore lorsque le gougnafier est à l’étranger. C’est très visible chez les dirigeants en visite officielle : désormais les grands de ce monde se papouillent, se bisouillent, se tapotent, s’empoignent, ne savent plus que faire pour singer davantage de fraternité… La réserve habituellement de mise chez l’invité reçu a quasiment disparue. Nous ne savons plus être étrangers depuis que nous sommes citoyens du monde, tutoyant toutes les cultures, toutes les peuplades… Nous sommes tous frères, et de voyage en lointaine contrée, il n’y a vraiment plus à se gêner !

Parfaite illustration de ce constat : l’émission de voyage Nus et culottés (France 5), dont le principe est de parachuter deux zigues sympathiques en pays étranger, sans un sou en poche ni même… un slip ! Dans le plus simple appareil, ils vont au devant de l’autochtone et lui demandent gîte et couvert avec pour tout bagage un baluchon, un peu d’audace et de culot, et surtout leur belle âme : une bonhomie sans faille de post-étudiant en école de commerce. Au programme, émotion réciproque et “moments vrais”. En effet, la plupart du temps nos deux compères gratifient leur hôte d’un air de guitare, d’une conversation profonde et amicale, d’un coup de pouce en cuisine ou d’un petit poème à chier en compensation de son hospitalité. C’est bien connu : les indigènes du monde entier sont avides de rencontres, ont la main sur le cœur et aiment recevoir à l’improviste pour peu que l’intrus philosophe sur la vie d’une voix de débile bienheureux et leur fasse un gros câlin dans les bras lorsqu’il s’en va. “Ce sont des gens n’ont rien, et pourtant ils te donnent tout”…

A en croire les titres de presse, le phénomène dépasserait le cadre de cette émission. “L’Indonésie et la Thaïlande ne veulent plus de begpackers”. Begpackers : ces routards occidentaux partis au bout du monde “en quête de sens” pour un voyage qui n’en a aucun, si sympas et qui une fois leur pécule épuisé sur place, quémandent sur les trottoirs de quoi poursuivre le voyage ou rentrer à la maison. Bien entendu, leur mendicité n’oublie pas de prendre des allures fun et sympathiques : “aidez-nous à finir notre voyage” dit leur petite pancarte. Aux passants, ils offrent sans compter chansons, spectacles, “free hugs”, un petit morceau d’eux-mêmes en somme, ne doutant pas une seconde que la foule locale, qui n’a jamais eu la moitié de leurs moyens, apprécie à sa juste valeur leur narcissisme en présent.

Partis à la recherche d’un certain art de vivre, ces vagabonds bohèmes en sont quant à eux totalement dépourvus. Il leur est parfaitement incompréhensible qu’un brave asiatique ou qui que ce soit d’un peu humain puisse ne pas apprécier leur aise enfantine, leur gentillesse molle, leur amitié donnée “gratuit”…

Et il en va exactement de même pour les tutoyeurs et anti-formalistes vivant sous nos latitudes : même quiproquo culturel, même façon de considérer leur nonchalance sociale comme un langage universel plaisant à tous, même incapacité à ressentir que leur amicalité tonitruante entre en collision frontale avec un savoir-être traditionnel rudimentaire. Tous imposent leur fausse simplicité comme mode relationnel unique et permanent car c’est effectivement le seul sous lequel ils soient à l’aise. La correction, la tenue, les petits gestes ou formules pour donner à la cordialité encore un peu de relief : voilà qui les offense et les oblige.

Le renouvellement du même

rourke wrestler

Nous arrivons à un âge où la toute première jeunesse est passée, il faut bien le reconnaître. Nous arrivons à un âge où malgré notre bonne volonté, les choses ne nous impressionneront plus jamais autant. C’est comme si nous avions fait un tour de manège et que nous nous apprêtions à en faire un deuxième : il n’est pas dit qu’il ne reste pas quelques surprises qui nous aient échappées, et fort heureusement nous avons de la curiosité à revendre, mais enfin nous avons perdu un certain pucelage de notre vision des choses, et nous ne serons plus tout à fait si innocents ni si dupes.

Une présidentielle à la télé, un nouveau conflit international qui éclate… et nous avons un peu l’impression d’avoir déjà vu le film. Une nouvelle tête dans notre entourage, un énergumène se prévalant d’originalité, et il se trouve que nous connaissons déjà sa comédie : nous en avions un semblable avec nous à la fac, ou lors de notre premier boulot ; ce genre de personnage inédit, nous l’avons déjà croisé deux ou trois fois dans notre vie. Un nouveau prodige musical, un nouveau « plus grand groupe de tous les temps », et la farce est usée : on ne nous la fait plus, parce qu’il se trouve que nous étions déjà là pour le plus grand groupe de tous les temps de l’année dernière. La nouveauté que nous dégotent les radios et couvertures de magazine sent l’entourloupe, les coutures et les rapiècements sautent aux yeux. Nous connaissons nos classiques et nous préférons tout simplement l’orignal à la copie.

En un mot : nous vieillissons. Nous vieillissons, et ce n’est pas si grave. Alors que beaucoup s’accrochent à leur jeunesse d’esprit, alors que chacun tient à rester ouvert à tous les vents le plus longtemps possible, je n’arrive pas à m’affoler de mon encroûtement. Je n’arrive pas à me désoler qu’en matière de musique par exemple, je m’en tienne de plus en plus aux vieilleries que j’ai toujours écoutées. J’essaie pourtant, sporadiquement : je laisse traîner une oreille dans l’actualité. Mais jamais rien ne me renverse définitivement. Tout est au mieux gentillet. Ici un groupe qui fait du vieux mais avec des moyens actuels, là un groupe-à-un-seul-tube, dont le reste de l’album est désespérant de tricotage… Rien qui reste et qui perdure. Rien qui de lui-même se révèle indispensable, parvienne à ne pas disparaître dans l’oubli.

Et cela me semble assez naturel, au fond, que les choses découvertes dans sa jeunesse aient cette indélébilité sur laquelle ce qui succède ne peut pas s’accrocher. Cela me semble naturel que la musique et les découvertes de sa jeunesse constituent la palette de couleurs à travers laquelle on voit et on aime les choses, pour le restant de sa vie. Et que hormis quelques exceptions qui réussissent à s’intercaler, la bande originale de notre vie, passés 30 ans, soit pour la plupart déjà constituéeCela me semble naturel, et tout irait pour le mieux s’il n’y avait les autres pour nous inspirer un soupçon de culpabilité.

vieux con

Le trentenaire d’aujourd’hui vit avec – planant au-dessus de lui – le spectre du vieux con : celui bloqué dans son époque, œil dans le rétro, qu’il ne faut surtout pas devenir. Il y a ces gens, qui vivent comme terrorisés à l’idée de louper quelque chose, qui vieillissent avec le souci de maintenir le rythme auquel ils « découvrent », avec le souci de connaître les dernières modes, les derniers codes – et, pour les plus pathétiques, de les adopter ! Ils s’acharnent à conserver et renouveler les us de cette jeunesse dont ils ne font plus partie et à qui ils refusent de céder la place.

En les voyant faire, je n’ai pas tellement l’impression de passer à côté de la nouveauté, de rater une cure de neuf et de vivifiant, mais plutôt d’être préservé du renouvellement : de l’incessant et stérile renouvellement du même, l’illusoire persistance de l’immédiat aussi. En les voyant, je vois une terrible fuite en avant, similaire à celle de ces dames qui recourent aux injections plastiques pour repousser de quelques années l’inévitable. Une fuite en avant qui sera de toute façon tôt ou tard impossible à tenir. Alors souffle un coup, détends-toi, laisse aller, jeune effréné. Etre cool, c’est beaucoup moins jouer l’ado perpétuellement émerveillé que d’accepter sereinement d’en rester aux choses de son époque. Pire que le vieux con, il y a le vieux beau, celui qui à trop vouloir rester dans le coup, demeurer jeune et vivant, est le dernier à s’apercevoir qu’il n’est vraiment plus ni l’un ni l’autre.