L’accès à la culture

Avant l’imprimerie ou toute autre facilité de diffusion, culture et connaissance étaient rares et d’autant plus précieuses qu’on ne les acquérait pas comme ça. On les héritait de sa famille, de sa tradition, de son patrimoine, d’une éducation aboutie et coûteuse, du voyage d’une vie… D’où un monde où l’on se distinguait de naissance. Aujourd’hui où le premier venu peut accéder à l’œuvre du génie pour peu qu’il s’en donne la peine, distinction et aristocratie spirituelles s’acquièrent par la volonté, avec sans doute plus de justice.

Mais tout n’est pas réglé pour autant ! Parce que le problème, ce n’est pas tant l’accès à la culture, que l’on présente systématiquement comme l’obstacle à l’épanouissement des masses. Le problème ce ne sont pas ces foules qui restent à l’entrée des musées sans pouvoir accéder. Le problème ce sont aussi ces gens qui accèdent à énormément de choses et qui en reviennent les mains vides malgré tout.

« Accéder » est une chose. Savoir en retirer un enseignement profitable en est une autre. Nos parents restaient des années vissés sur leur banc, en classe de grec, à rêver d’oliviers et de pierres antiques en potassant leur grammaire. Et on imagine l’illumination, lorsque le plus chanceux d’entre eux, bien des années plus tard,  finissait par réaliser le voyage au pays d’Homère… Tandis que désormais, le moindre étudiant, à 22 ans, a déjà « fait » la Crète. La Crète ainsi qu’un ou deux autres pays, où il est allé en août faire la nouba : une petite semaine louée à quatre potes dans une chambre quelconque, à ne rien voir d’autre que le bar, la plage et le bikini de Murielle…

Ils sont nombreux à avoir un accès plein et libre à la culture. Telle cette jeune femme, l’été dernier, qui lançait à ses amis sur facebook un fantastique :

Rome est certainement la ville au monde qui compte le plus de « bons plans » : culturels, touristiques, religieux… Un séjour n’y suffirait pas. Mais ce qu’elle demandait là, ce n’était évidemment pas le bon plan basilique Saint Pierre, fontaine de Trévise ou Colisée ; c’était plutôt un bar lounge design, une soirée électro sur un toit d’immeuble, ou une expo japonaise de tabourets fluo. Et la maline reviendra en estimant qu’elle a « fait » Rome.

Ainsi, ils sont nombreux, avec leur pass’ musées à 1 franc, leur IDTGV, leurs vols Ryan’air à 30 €, à avoir un accès plein, libre et total à la culture… mais un accès complètement vain ! Ils n’en connaissent pas mieux le monde. C’est sans doute que leur curiosité ne va pas au-delà d’une recherche du semblable ailleurs, du chez soi différent… De la découverte, oui, mais normée et standard. C’est sans doute aussi que la connaissance ne réside pas dans l’objet final (le livre, le CD, la destination), et encore moins dans la facilité, mais au contraire dans la marche tortueuse qu’on a faite pour y parvenir. L’attente, le questionnement, l’illusion, la recherche, font intimement partie du voyage. La curiosité, la sagacité, l’implication, sont ses alliés indispensables. « No hay caminos. Hay que caminar » !

Disposition au spectacle

Les disposés au spectacle, ce sont ces gens qui accueillent tout ce qui veut bien les distraire avec une bienveillance égale. Ils ont un a priori positif sur tout ce qui se présente de culturel, fictionnel ou distrayant. Ils ouvrent grand la bouche à tout ce qu’on veut bien mettre à leur portée.

Les disposés au spectacle sont « clients », comme on dit. « Preneurs ». Oui, ce sont typiquement des gens preneurs. Mais ne vous y trompez pas : ils ont leur capacité de jugement. Le goût et l’éducation nécessaires. Le sens critique et le discernement qu’il faut. Ils sont tout à fait aptes à choisir. Et pour faire le choix le plus fin, ils disposent de toutes les ressources :

  • leur carte UGC pour voir tout, tout le temps,
  • leur magazine culturel pour se forger un avis sur tout,
  • l’équipement hi-fi de pointe pour voir, écouter, jouer, télé-chaîne-DVD-console-projecteur, tout cela relié entre eux,
  • la crème de l’art et de la littérature dans leurs étagères, les musts du cinéma, du jazz, du classique, du rock…

Les disposés au spectacle sont aptes à choisir, mais après coup. Avant d’avaler ou de recracher ce qu’on leur a mis dans la bouche, il leur importe de goûter.

Ils goûtent et apprécient tout, ce sont d’incorrigibles curieux. Tout est digne d’intérêt pour peu qu’on se donne la peine. Il faut laisser la chance aux choses, leur offrir sa curiosité. Ce sont des goûte-à-tout. Ils vont voir cette exposition de cubes en plastique parce que « ça peut être rigolo ». Leur collection « Claude Sautet » côtoie la comédie musicale Grease. Le Stendhal en Pléiade fait face au dernier Samuel Benchetrit. Sur une île déserte, ils emporteraient un disque de Led Zep ou La princesse Mononoké… Ils dissertent avec le même sérieux de la Recherche du Temps Perdu et du dernier Spiderman. Car les disposés au spectacle sont allés voir Spiderman et en ont pensé quelque chose. Ils ont jugé de sa teneur philosophique et psychologique.

Les disposés au spectacle goûtent au meilleur comme au pire et savent même mêler les plaisirs en se concoctant des cocktails inédits, comme :

  • goûter le meilleur dans le pire : regarder un grand film, mais en streaming dégueu, sur un écran réduit, dans un compartiment de TER,
  • goûter le pire dans le meilleur : écouter la lie de la variété musicale, mais dans un casque de haute qualité, qui restitue les conditions audio optimales. Ecouter le tout bon et écouter aussi la merde, parmi les heures de musique téléchargée sur son lecteur mp3.

Boulimie culturelle. Boulimie fictionnelle. Regardez-vous, regardez autour. Faites le compte du temps passé dans la réalité et du temps passé devant une fiction. Passez-vous la majeure partie de votre temps libre dans un rêve ?

Regardez un peu en arrière : pensez-vous que votre grand-père, arrivé à 35 ans, s’achetait des bandes dessinées ? Partageait sa passion pour une série télé ? Attendait en trépignant le dernier volet d’une trilogie fantastique ? Non. Quand il allait au cinéma, votre grand-père n’allait pas voir un film, il allait au cinéma, comme on irait au théâtre de marionnettes. Se délasser. Quand il allait au musée, ce n’était pas pour se confronter au mystère hermétique d’une œuvre farfelue, mais pour suspendre un instant le quotidien et profiter du beau. La culture, le loisir : une courte parenthèse qu’il s’accordait avant de repartir du bon pied. Le temps d’une fiction, se distraire. Se soustraire.

Et vous, pour qui le loisir et la culture sont devenus affaire de sérieux ? Vous pour qui ils sont devenus la vie elle-même tandis que la réalité est devenue l’intermède, le moyen en vue du but : se payer une tranche de fiction… de quoi cherchez-vous à vous distraire ? De quoi cherchez-vous à vous soustraire ?

***

 Nous qui n’aimons pas nous en faire conter, nous sommes mal disposés vis-à-vis du spectacle. Nous adoptons une méfiance a priori envers tout ce qui se présente comme artistique ou fictionnel. Nous regardons tout ce qui a été concocté pour nous avec la plus grande circonspection.

Toute nouvelle production est accueillie comme fâcheuse, suspecte, nous la recevons comme le garagiste ou le serrurier venu nous détrousser. « Que nous veut-il ? », voilà la question que nous nous posons systématiquement devant le dernier film ou le dernier roman. « Quelle nécessité y avait-il à faire ça ? ». Car il faut bien qu’il y ait eu nécessité : il n’est absolument pas naturel de vouloir berner les autres, de vouloir leur conter une histoire fictive. Il n’est absolument pas naturel de vouloir se faire berner : de jouer le jeu du spectateur et de se faire abuser de gré par une fiction. Nous sommes entre adultes. Il n’est pas naturel de vouloir jouer la comédie. Le métier d’acteur, pour nous qui sommes mal disposés au spectacle, n’est pas le plus beau métier du monde mais quelque chose de profondément suspicieux. Une velléité que nous appréhendons comme grotesque et puérile a priori. D’emblée, l’acteur nous paraît ridicule, parce qu’il est ridicule de vouloir jouer la comédie devant le monde entier, de faire semblant devant un public qui sait qu’on fait semblant.

Maintenant qu’il s’est mis à jouer, il va devoir nous montrer la nécessité qu’il y avait à le faire. Nous montrer qu’il a eu raison de ne pas s’abstenir, que cette histoire revêt un caractère essentiel en liaison directe avec la réalité de nos vies. Car oui, c’est toujours ainsi : malgré nous, que nous tombons dans le piège d’un livre, d’un film, d’une musique… C’est toujours à revers que nous nous laissons prendre et que celui-ci fonctionne. Parce que l’œuvre sur laquelle se portait notre suspicion s’avère indispensable et nécessaire, parce qu’elle est neuve et apporte véritablement quelque chose.