Pentatoniques mentales

jim-hall-bd

En jazz, en blues, et dans toutes ces musiques ouvertes à l’improvisation, le musicien s’appuie en réalité sur des “pattern” musicaux, des échelles harmoniques qui lui permettent de retomber toujours plus ou moins sur ses pattes. Tandis que l’auditeur novice entend un solo endiablé et incontrôlable dont l’enchaînement impeccable semble tenir du miracle, le musicien lui, joue en réalité dans un éventail de possibilités réduit, plus balisé qu’il n’y paraît : à l’intérieur d’un spectre de notes ou d’accords dont il sait l’harmonie garantie. La gamme pentatonique est l’un de ces systèmes : elle compte cinq hauteurs de son différentes qui fonctionnent entre elles et “sonnent juste” quel que soit l’ordre dans lequel elles sont jouées.

Cette gamme me vient à l’esprit en repensant au travail d’un ancien journaliste que j’ai vu à l’oeuvre une journée durant : aujourd’hui il est animateur-présentateur de petits débats et conférences privées, filmées ou non. Sollicité pour de nombreux plateaux, l’homme volète de sujets en sujets là où son emploi du temps le mène : à 15 h il est en un lieu de Paris pour parler économie ; à 17 h, il rejoint in extremis un studio à l’autre bout de la ville pour parler système éducatif. Entre les deux, il n’a le temps que de picorer un journal, relire des notes pour se remémorer de quoi il va être question, se redonner un coup de peigne et hop ! le voilà dans l’arène : “Mesdames Messieurs, bonsoir !”, il assure le show, parle au débotté de n’importe quel sujet, introduisant le débat, “passant les plats” aux intervenants, relançant lorsque c’est nécessaire par un chiffre clé, un sondage, et jonglant avec les quatre à cinq sujets qui font l’actu principale du moment…

Le voir travailler m’a révélé, je pense, le secret de ces experts que l’on voit à la télévision parler le lundi de politique sécuritaire, le mardi de chômage, le mercredi de la guerre au Moyen-Orient, et le jeudi du réchauffement climatique. J’ai, comme tout le monde, un avis sur tout, mais parler de tout, voilà une autre affaire. Parler, délayer ses avis et les étaler sur vingt ou trente minutes sans trahir que l’on n’y connaît finalement rien, voilà qui m’a toujours laissé relativement admiratif.

Leur secret, ce serait donc cela : les pentatoniques mentales – ces gammes de cinq idées toutes faites sur l’actualité ou la société, qu’un soliste virtuose comme Christophe Barbier peut combiner dans tous les ordres, jouer sur tous les tons, et tous les jours de la semaine dans les émissions de type “C dans l’air”. L’auditeur novice entend un discours d’un seul tenant qui, s’il n’est pas brillant, semble tenir la route, ne présenter aucune fausse note, retomber tout le temps sur la mesure… Le flûtiste, lui, n’a qu’à jongler avec les cinq mêmes considérations sur la Sécu, les Gilets jaunes, les élections législatives… qu’il croise, combine, entrelace à loisir, prenant tout de même la peine de les renouveler une fois par semaine avec de l’actualité fraîche, sans quoi cela finirait par se voir. Un spectre d’accords réduit, dont il sait l’harmonie garantie.

maxresdefault

Etats d’âme


Il y a comme ça des pays qui bénéficient d’emblée un a priori spirituel positif, et qui font « grandir l’âme » sans qu’on sache trop comment :

  • Le Maroc fait grandir l’âme, avec ses habitants si chaleureux, main sur le cœur, pétris de simplicité et de sagesse.
  • Le Brésil fait grandir l’âme de la convivialité, des sifflets de carnaval et du football festif.
  • Le Royaume-Uni fait grandir l’âme excentrique de l’ivrognerie sympathique et du pop-rock.
  • L’Ethiopie vert-jaune-rouge, sans avoir rien fait pour cela, fait grandir l’âme de la coolitude et de la fraternité…

La France, quant à elle, serait bien en mal de faire grandir quoi que ce soit. Ses poètes, ses grands hommes et son histoire ne suffisent pas : on la somme de faire ses preuves, de présenter ses états de service, et c’est tout juste si on l’autorise à se demander ce qui fait son âme et à quoi celle-ci peut ressembler.

Eh bien moi je vous le dis : il y a des pays qui font grandir l’âne !

Les mots mentent

Le langage agit comme un révélateur : il libère une réalité qui était emprisonnée à l’intérieur, les mots donnent corps aux choses, forme à ce que nous sommes, ils sont le pont entre les hommes. Les mots disent. Ils sont le passage du lancinant à l’existant. Ils sont le remède à tous les maux : femmes battues, traumatisés, victimes d’attentats, il importe avant tout, pour réparer la souffrance, de mettre des mots sur les violences qu’on a subies, n’est-ce pas.

Cette image – le langage comme accoucheur, défricheur du réel non-dit, vecteur de compréhension – est tronquée. Le langage n’est pas ce révélateur mais ce dissimulateur. Il se développe pour combler l’insuffisance du réel. Partout où les choses sont limpides, le langage est surperflu et le silence s’impose. Les mots n’interviennent que lorsqu’apparaît la nécessité de travestir ou d’augmenter ce qui est en train de se passer. C’est là qu’ils trouvent leur justification.

Les mots sont cette béquille aux choses, cette prothèse. Ils disent ce que la chose n’est pas pour l’équilibrer dans son mensonge. Ce qu’on croit nécessaire d’ajouter par la parole achève de construire le mensonge dans sa globalité.

C’est ainsi que :

  • une dictature aura toujours le soin de s’appeller « république démocratique et populaire de… »,
  • une entreprise qui inonde des villages pour construire des barrages hydroélectriques se dotera d’un dispositif de communication stipulant que « le développement durable est au cœur de sa stratégie »,
  • un monochrome de Klein aura besoin de théories et de longs discours pour qu’on puisse apprécier sa « complexité »,
  • et nous-mêmes, les mots « je t’aime » sortent de notre bouche le plus naturellement au moment précis où l’on doute de notre amour.

Les mots mentent, et ont probablement été inventés pour cet usage, à une époque où l’on se fiait aux faits seulement, au tangible, à ce que l’on voyait et ce que l’on voyait seulement.