Incontinents

Dans-la-rue-sous-la-pluie-avec-son-Starbucks

Parmi les nouveautés qui ornent les trottoirs, nous trouvons ces urbains qui promènent sur eux en permanence leur petit godet-thermos contenant un thé ou un café. C’est ainsi qu’un matin, alors que les portes de mon métro s’ouvrent, je tombe nez à nez avec un type tenant à la main sa petite boisson chaude. Impression désagréable d’avoir poussé par erreur la porte de la cuisine d’un inconnu en plein petit-déjeuner…

Le consommateur est appelé à développer son incontinence : il lui faut son Banania maintenant, pas avant ni après, de la même façon qu’un gamin ne sachant pas anticiper son besoin se fait dessus à la seconde où il a envie.

Cette incontinence se manifeste plus largement dans la nouvelle façon de consommer la musique. Tout comme les abonnements UGC vous ont forcé à consommer du cinéma dès que vous avez un moment et non quand quelque chose qui vous semble valoir le coup se présente, la musique dématérialisée propose l’écoute à la demande (c’est-à-dire tout le temps), l’accès infini aux playlists, compils, Jukebox et best of en continu… Face à l’argument pratique et économique, nous voilà bien seul à ne pas avoir encore troqué l’encombrant format CD contre le lecteur numérique, transportable, connecté à la bibliothèque universelle de la production musicale. Nous voilà bien seul à entretenir des scrupules devant l’acte de transférer la discothèque de toute une vie dans l’immatérialité d’un damné téléphone, à conserver de l’affection pour l’objet physique de la musique… Notre réticence n’est d’ailleurs nullement une question d’affection ou de nostalgie mais plutôt de conception de la musique.

Nous n’avons jamais considéré la musique comme une chose qui se doive écouter tout le temps et autant que possible. Nous n’avons jamais considéré que les plages de temps inoccupé se doivent être comblées par un fond sonore, quelle que soit sa qualité. Nous entendons au contraire réserver la musique à certains moments privilégiés, comme un bon champagne ou un produit de valeur. La réserver à certains moments où nous pouvons nous y consacrer. Nous n’avons jamais écouté « de la musique » mais plutôt une œuvre, un album dans son entièreté et dans sa progressivité, dans l’histoire qu’il occupe au sein de la discographie d’un artiste. Nous avons pour cela besoin de saisir l’objet musical, de le choisir parmi les autres et de l’en retirer.

Je garde à ce sujet le souvenir d’un collègue avec qui j’avais à effectuer de fréquents trajets en transports, et qui avait cette effarante capacité, aussitôt assis sur un strapontin, à s’injecter de la musique dans les oreilles et à s’endormir instantanément en conséquence, quelle que soit l’heure de la journée, pour se réveiller intuitivement pile au moment où nous atteignions la destination. Il rattrapait ainsi jusqu’à une heure complète de sommeil dans la journée, mais quel terrifiant spectacle que ce pantin endormi, ce cerveau en mode on/off mobilisable sur demande, anesthésiable sur commande par de la musique en péridurale – musique dont il se croyait évidemment féru du fait qu’il en ait à disposition en permanence, à tout moment et tout endroit de la journée.

J’ai toujours eu un œil, une fois qu’il se fut levé pour descendre, à l’endroit de la banquette qu’il avait occupée. De crainte qu’il nous l’ait laissée humide.

L’illusion possessive

Parmi les meilleures blagues que nous ait concoctées l’univers, il y a celle qui veut que les belles choses soient insaisissables : qu’elles disparaissent ou s’éteignent quand nous les approchons.

  • Le collectionneur court après le spécimen, le timbre ou le papillon ultime ; mais à l’instant précis où il l’épingle dans sa collection, son intérêt pour lui disparaît.
  • Le passionné de cheval achète un fougueux pur-sang pour piéger le sentiment de liberté et de sauvagerie ; et dès lors il n’a plus à observer qu’un canasson enfermé dans un enclos.
  • L’amant conquiert une femme après qui il courait depuis des mois ; et parce qu’ils sont ensemble désormais, il annule l’objet de sa quête et le rêve qu’il entretenait.

Voilà la loi de l’illusion possessive. Les choses que nous trouvons belles ont quelque chose de fuyant qui tient du mirage. Les choses sont en fait belles de loin, belles dans leur ensemble, dans leur vibration et leur mouvement, mais cette beauté s’évapore dès que nous tentons de l’isoler ou de la capturer. Elle s’effrite comme la poudre des ailes d’un papillon.

Ainsi, celui qui est par exemple amoureux d’un art, veut légitimement vivre le plus immergé possible dans cet art. Mais ce faisant, il dissipe ce qu’il aime vraiment. Le cinéphile, en visionnant toujours plus de films, en élargissant sa culture, en connaissant les trucs et les techniques derrière les films, croit s’enfoncer dans sa passion mais s’en éloigne : il baigne dans la cinématographie et non pas dans l’enthousiasme premier que lui procure un film. Le passionné de théâtre croit se rapprocher de sa passion en décrochant un emploi dans une institution de la Culture, mais ce faisant il s’en éloigne : il se destine au contraire à côtoyer le monde cynique et désillusionné qui régit le théâtre et qui le salit en n’y ayant naturellement rien compris. Et enfin, celui qui par-dessus tout aime peindre sous un saule au bord d’une rivière entreprend des études artistiques, et voilà que parmi les étudiants en art et leurs piercings, leurs débats stériles, les professeurs et les cours du soir, notre peintre n’a jamais été aussi loin de ces instants et de cette rivière qu’il aime peindre…

Tous ceux-là ont voulu capter la beauté, immortaliser son instant, et ce faisant l’ont dissipée. Tous poursuivent des choses vivantes et vibrantes, et ne font qu’emmagasiner des choses mortes.

Dès que nous nous intéressons à un sujet et que nous l’isolons pour l’explorer et l’admirer mieux, on le réduit et on le dénature. Dès que nous nous en faisons le spécialiste, que nous l’approchons avec les yeux de l’expert, ce sujet se flétrit. L’atmosphère de mystère qui entoure une chose fait partie de son charme, de sa « vérité ». De la même façon que l’esquisse a cette force supérieure que ne parvient jamais à enfermer le dessin achevé et encré, certaines choses sont faites pour être survolées : elles sont à rêver ou à poursuivre plutôt qu’à vivre. Il faut savoir, parfois, ne pas franchir le cap de l’illusion possessive.