Ne pas montrer sa préférence

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La laïcité, c’est une société qui ne présage pas de l’existence ou de la non-existence de Dieu, et qui instaure un terrain neutre où l’individu seul a la prérogative du religieux. A lui de décider.

Cette même logique semble à présent vouloir régir non plus le domaine religieux, mais celui de la vie même. Il faudrait que la société n’entretienne pas d’a priori plus favorable envers la vie qu’envers la mort ; elle devrait observer une neutralité et laisser l’individu juger seul. C’est ce qui transparaît du débat actuel sur la fin de vie, ou même celui sur la suppression du délai de réflexion obligatoire pour l’avortement.

D’un côté on ferait savoir au mourant que rien ni personne ne le retient s’il lui prend l’envie d’en finir. De l’autre, il ne faudrait surtout pas ralentir la décision d’une personne qui a choisi d’interrompre sa grossesse… Je comprends, en surface, ce qui motive cette vision des choses : l’attachement absolu au libre arbitre. Mais en dernière analyse, il m’est difficile de ne pas voir, sous le couvert du libre choix, un empressement morbide, le symptôme d’une société terriblement fatiguée, attirée par le néant.

Ce qu’un individu a le droit de penser (par exemple que la vie ne vaut pas ou ne vaut plus la peine d’être vécue), une société ne peut pas forcément se le permettre. Il me semble heureux que mon médecin ou mon système de santé ait un penchant a priori pour la vie et la santé, voire qu’il s’en fasse le prosélyte. Il me semble a contrario problématique ou inquiétant qu’une société se refuse à être catégoriquement affirmative envers la valeur positive de l’existence.

Ce que ces histoires peuvent avoir d’effrayant enfin, c’est qu’il ne se trouve bientôt plus personne pour comprendre que tout n’a pas sa solution dans la loi et qu’il puisse exister des domaines où l’Etat cesse de jouer un rôle. L’homme a une existence antérieure à l’Etat, une liberté en dehors de la société. La mort, le suicide, devraient paraître une frontière suffisamment évidente derrière laquelle tout s’arrête et laisse l’homme avancer seul, sans plus personne.

Droit de vie et de mort

Si l’on tient un tant soit peu à la liberté individuelle, on est contre la peine de mort. Car rien n’est plus intellectuellement oppressant que l’idée d’un « corps social » – un troupeau de veaux – qui s’accorde à vous couper l’oxygène, à sectionner le fil qui vous rattache à la vie, sans ciller, sans douter, sereinement, dans un assourdissant consensus, avec en prime le sentiment du devoir accompli !

Mais ce faisant, en refusant ce « droit » – le droit de vie et de mort, cette primauté de la société sur l’individu, il faut être conscient qu’on supprime peut-être quelque chose qui fait le ciment de la société, qui lui donne sa substance et sa réalité.

  • Tant que la société s’arroge le droit de mettre fin à la vie des individus qui la composent, c’est simple : vivre signifie indûment « vivre selon l’ordre social ».  Vie personnelle et vie sociale sont une seule et même chose. Le Bien de cette société est notre Bien, son mal est notre Mal, et inversement. « La société » est alors quelque chose de réel parce qu’elle se confond avec la vie, nous n’en envisageons pas d’autre en dehors.
  • Mais si cette société ne menace plus notre vie, si son autorité s’arrête là où commence notre droit à exister, alors c’est différent. Son emprise n’est plus réelle mais périphérique : il y a notre vie d’un côté, et la vie sociale de l’autre, « la société » est un vernis qui vient s’ajouter. Et pourquoi se plier absolument à ce qui n’est qu’un vernis et qui ne peut outrepasser mon droit à vivre ? Pourquoi respecter les règles de ce qui n’est qu’un jeu, un jeu qui importune le cours naturel de la vie ?

Dès lors que la vie n’est pas en jeu, la vie EST un jeu. Dès lors que le jeu social ne peut plus avoir pour sanction la mort, il n’a plus de conséquence,  il devient un simple jeu avec ce que cela implique d’accessoire et de facultatif. Jeu d’embrouille, jeu de mains, jeu de dupes… Jeu à tricher, détourner, contourner… Jeu dont on peut bien se passer.

Et c’est un fait nouveau, à l’échelle de l’histoire humaine, que la société ne dispose pas de ce droit de vie et de mort. C’est tout récent qu’un chef d’Etat n’ait de pouvoir qu’administratif ou fiscal sur ses sujets, qu’il se contente de régir le cadre de la vie et non plus la vie elle-même. On peut imaginer qu’il s’agit là d’un événement qui conduira progressivement à la désagrégation de la société telle qu’on la connaît. Que peu à peu, les gens prennent acte de cette nouvelle donne et se détachent petit à petit de leurs obligations sociales, vivent une période de confusion à l’issue de laquelle se réinventeront de nouvelles formes de vie ou de sociétés.