Qui veut d’un monde multipolaire ?

« Auto-détermination ». « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Voici des expressions qui fleurent bon le cours d’histoire XXème siècle et qui ont totalement disparu du vocabulaire actuel. C’est clairement quelque chose dont on n’a plus envie. Nous arrivons pourtant à un moment intéressant de l’histoire où l’Occident n’a plus la vitalité de faire rayonner son influence ni la puissance et les moyens de l’imposer, et alors que le monde s’apprête enfin à devenir réellement multipolaire, on n’entend pas les cris de joie de ceux qui appelaient à une meilleure distribution.

Avec la fin de la Guerre Froide, ce ne sont pas seulement deux « blocs » qui ont disparu, c’est aussi le tiers-monde, c’est-à-dire le monde tiers, celui qui faisait valoir son droit au non-alignement sur les modèles imposés. Aujourd’hui, l’existence d’un monde tiers qui ait son propre modèle et sa façon d’être n’est plus admise.

Oh, bien sûr, si l’on demande qui est pour la diversité des peuples, tout le monde lève la main. Mais entrez dans les détails, et surgissent alors les conditionnels, les exceptions, les clauses dérogatoires… Au final, bien peu sont ceux qui pensent réellement que les nations peuvent parler d’égal à égal. Bien peu sont ceux qui pensent qu’il n’y en a pas de plus éclairées que d’autres pour leur dicter une conduite, ou pour détenir l’arme nucléaire. Bien peu sont ceux au final qui sont disposés à accorder à ce « tiers-monde » plus que de la charité ou des bombes.

A la place de la multipolarité, on suppute plutôt que le monde porte en lui une seule et même aspiration, plus ou moins consciente, plus ou moins affirmée, plus ou moins empêchée par un tyran… aspiration qu’il faut encourager à éclore notamment là où elle n’a pas de graine. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a laissé place au devoir d’ingérence. Le paradigme tiers-mondiste s’est fait voler sa légitimité par le paradigme mondialiste. Car c’est de cela qu’il s’agit : parce que le monde a pris les dimensions d’un village, le sentiment général est que nous sommes plus ouverts, plus proches des autres pays, des autres cultures… L’impression commune est qu’on se connaît mieux, qu’on se comprend mieux, qu’on n’est pas si différents qu’on a voulu nous le faire croire… On a développé une familiarité qui ne repose pas sur grand-chose d’autre qu’un vague sentiment fortement usurpé. Car en quoi se connaît-on mieux, depuis qu’on a une monnaie commune ? Depuis qu’on consomme les mêmes produits ? Depuis qu’on part en vacances chez les autres ?

Les gens se déclarent similaires, frères, citoyens du monde… Mais nous ne nous connaissons pas. Le citoyen du monde autoproclamé tutoie toutes les cultures, toutes les peuplades, mais à la façon déplacée d’un inconnu qui tutoie celui qui ne l’y a pas autorisé. Il ne connaît pas mieux ces gens-là, il a simplement un a priori positif, qui relève toujours autant d’une méconnaissance. Le meilleur endroit pour constater cette familiarité usurpée est celui des dirigeants et des élites : on le voit très bien si l’on compare les comportements diplomatiques actuels et passés. Dirigeants et voyageurs d’antan ne feignaient pas une amitié automatique avec un peuple qu’ils ne connaissaient pas. Ils ne cherchaient pas à « se sentir à l’aise » coûte que coûte. Ils observaient une certaine distance lors de leurs entrevues, qui était celle de l’invité reçu : on adoptait les codes de l’hôte, on se savait toléré. Il aurait par exemple été sans doute inimaginable qu’un pays se permette de légiférer sur l’histoire et la mémoire d’un autre, comme l’a récemment fait la France avec la Turquie.

Bien plus qu’une simple histoire de courtoisie, ce qui s’est perdu à travers ce sentiment de familiarité mondialisée, c’est la perception des différences et leur respect. A se sentir frères, à se considérer égaux, seulement séparés par la langue ou la distance, on nie l’étrangeté qu’on ne peut pas saisir. On nie simplement que l’autre ait une intimité qui nous sera toujours hors de portée. Sa part d’incompréhension. Dans le même temps qu’on s’est senti plus ouvert et plus proche, notre tolérance s’est en réalité rétrécie. Dans le même temps qu’on s’offusque d’entendre dire que « les civilisations ne se valent pas », on se sent légitime à bouleverser celles qui nous sont réellement déviantes, pour les aspirer vers quelque chose qui nous ressemble plus.

C’est finalement toujours la même histoire d’attitude vis-à-vis de ce qui est étranger : il y aura toujours deux façons d’aimer la différence. L’aimer à la dissoudre pour mieux l’assimiler, ou l’aimer en la tenant à distance, pour mieux la préserver.

Paradis immédiat

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Le temps des utopies est derrière nous, c’est bien connu. Et dans le futur, c’est jusqu’à la capacité de se projeter qui a disparu : la société ne sent plus le besoin de deviner ce que l’avenir lui réserve, ni de se fixer des rêves lointains à réaliser. La mentalité collective vit désormais conscrite dans cette courte vue qu’on reprochait jadis aux politiques : l’horizon immédiat lui suffit.

Dans le futur, pourquoi inventer un avenir alors que le présent en est déjà un ? Alors que la nouveauté est perpétuelle et que les révolutions et les progrès sont le lot quotidien ? Pourquoi planifier le monde de demain alors qu’on est convaincu qu’il n’y a pas d’au-delà et qu’il faut être heureux ici et tout de suite ? Penser le futur ? Le bonheur est ici et maintenant, pourvu qu’on mange sainement et qu’on fiche un peu la paix à la nature. Ici et maintenant parce qu’il n’existe rien d’autre.

Dans le futur, les hommes ont appris à aimer leur présent, à en être euphoriques, au point qu’ils n’ont souci plus que de l’améliorer, de le préserver, mais non pas de le changer. Par exemple, il n’y a plus de véritable science-fiction : les œuvres dites de science-fiction sont en réalité des œuvres fantastiques, où s’opèrent des croisements entre différents univers imaginaires déjà existants. L’utopie, l’exercice de rêver, de fantasmer, est toujours là mais on rêve d’autres mondes, parallèles, pas de mondes « plus tard ». Toutes les ambitions et les lubies ont été remisées au profit d’une seule qui a pris toute la place : l’utopie ultime, l’utopie du présent.

L’utopie du présent fait voir par exemple le travail non plus comme du travail mais comme un moyen de s’épanouir ; elle fait voir l’argent qu’on n’a pas comme quelque chose qui « n’est pas ce qui compte » ; le lopin qu’on ne peut pas acquérir comme quelque chose de « tant mieux ! comme ça rien ne nous retient » ; et si l’entreprise n’offre plus de carrière toute tracée : bon débarras ! Bonjour mobilité, liberté, flexibilité… Dans le futur, les hommes ont appris à chérir un mode de vie au rabais : de bon gré ils respectent les principes de Restriction Durable. Préserver les ressources, se faire tout petit, ne pas laisser de traces… Vivre sobre à tous points de vue. Les hommes se sont affranchis de tout ce qui pouvait les séparer d’un bonheur immédiat, à portée…

Désormais, le présent est tout ce qu’il y a : lorsqu’on est ambitieux, visionnaire, on pense d’une part à le perfectionner, à l’entretenir… et d’autre part à éliminer tout ce qui sur terre fait obstacle à l’établissement du paradis immédiat. C’est ainsi que, dans le futur, les gens sont indignés par ce qui ne va pas bien tout de suite. Ils ne tolèrent pas que le présent utopique soit entaché et lancent des moratoires, des plans d’action, parfois même des guerres humanistes… Ils sont si satisfaits de leur présent que, quand l’occasion se présente, ils veulent l’étendre aux régions du globe où il tarde à advenir.