Profession : ratés

C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.

Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !

De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.

Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar, Faulkner, en noir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !

Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chosesavoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.

Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.

C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !

Le prestige du malheur

« La distinction qui s’attache au malheur est si grande », dit Nietzsche, « que si l’on vient vous dire « Mais que vous êtes heureux ! », vous ne manquerez guère de protester ».

A certaines personnes, il ne faut en effet jamais dire qu’elles sont heureuses ou qu’elles vont bien : elles vous contrent immédiatement et s’empressent de justifier le contraire. C’est qu’en les prenant en flagrant délit de contentement, en les suspectant de bien-être, vous contrevenez à une image qu’elles entretiennent en elles : que la vie est difficile ; qu’elle est difficile pour eux. Avec eux. Qu’elle ne leur fait pas de cadeau. Qu’ils sont à plaindre.

Ces gens tiennent au prestige du malheur comme si faire savoir qu’ils sont heureux pouvait attirer sur eux le mauvais sort. Et ils craignent leur bonheur comme si l’on allait leur en demander compte. Ils font, avec la personne qui leur affirme qu’ils ont bonne mine, comme avec l’huissier ou l’inspecteur fiscal à qui l’on doit absolument jouer la détresse et dissimuler son patrimoine.

Mais ce prestige a un prix. A minimiser ses joies pour réduire ses peines, on assure le rétrécissement de ses perspectives, de ses émotions, et finalement de son vécu. Cet état d’esprit finit par induire une vie où rien ne risque d’arriver.