Armée de réserve

Young man presenting his ideas to his business teamManque un Chinois

On s’imagine les grandes écoles de commerce françaises comme les arcanes de la formation des fils de capitaines d’industrie, aisés, où l’on fume le cigare dans des fauteuils en cuir capitonné en découvrant les mystères de la finance mondiale… mais socialement elles ressemblent plutôt à un cursus médiocre de gestion auquel les classes moyennes inscriraient leur rejeton lorsqu’elles ont trop d’argent pour l’université.

Je suspecte le prestige autour des grandes écoles d’être une chose organisée, un subterfuge, une manigance des grandes entreprises insipides pour s’assurer une armée de réserve suffisante, des volontaires en nombre afin que soient pourvus ces milliers de postes administratifs, remplies ces tours translucides et occupés ces dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux ergonomiques… Les « grandes écoles » sont des usines à recrutement pour les boîtes non humaines, ce type d’entreprises qui sans cela, sans un peu de mise en scène, n’auraient aucun autre attrait qui fasse venir un employé vers elles.

Pas copains d’avant

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Une fois entrés dans la vie professionnelle, nous ne pouvons faire autrement que de côtoyer, par moments, des gens vers qui nous ne serions jamais allés naturellement. Des gens avec qui nous n’aurions rien eu à faire en temps normal. Des « pas comme nous », sensiblement incompatibles, dépourvus de l’aspérité qui permet de nouer relation. Nous n’avons pas grand chose à faire avec eux mais voilà, il nous faut travailler avec eux.

C’est ainsi qu’on se retrouve à « connaître » quelqu’un depuis plusieurs années, sans avoir aucune envie de le connaître. Ce n’est pas de l’antipathie car nous n’avons pas de vraie raison de lui en vouloir ; ce n’est pas non plus de l’indifférence car on sent bien malgré tout qu’on n’a pas de désir de sympathiser, qu’un principe actif nous maintient distants et fait en sorte qu’au bout d’années de vie commune, il ne se soit jamais trouvé une occasion pour se rapprocher de cette personne ou échanger avec elle.

A l’école non plus, nous ne choisissions pas nos camarades, mais enfin la cour était suffisamment grande pour ne pas fricoter avec untel si ça ne collait pas : on pouvait se retrouver plusieurs années de suite dans la classe d’un élève sans jamais lui avoir dit autre chose que « bonjour », et sans non plus que cela créé un casus belli, car les choses étaient plus claires alors ; on se reconnaissait d’instinct selon qu’on soit du genre « fond de la classe » ou « premier rang », on vivait à part mais côte à côte, l’affaire étant plus ou moins entendue.

Dans la vie adulte ou professionnelle, c’est plus délicat. On ne vous demande pas de copiner mais la correction exige un minimum de relation avec chacun. Aussi, lorsque la situation est trouble, lorsqu’il y a ce petit quelque chose qui cloche avec une personne qu’on ne « sent » pas, il est parfois efficace de se mettre à imaginer : qui aurait-il été s’il avait été dans ma classe ? Le défaut, alors, prend soudain forme reconnaissable : derrière un comportement, une manière, un phrasé, vous reconnaissez Clotilde Reymondier, cette fille de votre classe qui sortait toujours d’examen catastrophée, hurlant aux larmes qu’elle s’était plantée, demandant à être consolée, rassurée, et qui trois jours plus tard récoltait la meilleure note, jetant aux autres un regard mi-contrit mi-amusé. Oui, c’est bien elle ! Votre collègue est de cette race là. C’est évident maintenant. Voici pourquoi vous ne pouvez pas vous entendre, pourquoi vous vous croisez à la machine à café sans jamais savoir quoi vous dire : elle a sans doute été ce genre de chipie avec qui vous ne traîniez pas.

A son tour, votre responsable des ventes prend les traits d’un type précis d’élève qui vous horripilait pour une raison définie : il appartient très nettement à tel groupe d’étudiants, aurait été ami avec tel et tel que vous méprisiez… Quant à ce collègue tête-à-claques et capricieux, il n’est ni plus ni moins – mais c’est bien sûr ! – la continuité naturelle de ce gosse de riche, en classe de cinquième, qui faisait scintiller sa montre à quartz et son blouson Teddy.

Tout se règle dans la cour de l’école.

Trublion autodestructeur

Au collège, au lycée, en école… Chaque fois qu’il s’en est trouvé un dans mon établissement, j’ai toujours attiré sa sympathie, assez inexplicablement.

Le trublion autodestructeur, c’est cet élève, souvent débarqué en cours d’année pour cause d’indiscipline, qui déboule avec son insolence monstre, son effronterie plus ou moins tempérée d’esprit, et qui en quelques semaines se fait une réputation. Il inquiète certains enseignants, d’autres lui conservent une affection comme s’ils voulaient le sauver, le repêcher du marais dans lequel il s’enfonce. Il fait se gausser toute la classe par ses saillies impertinentes, et en même temps il fait un peu peur, son comportement perturbe, son culot va anormalement loin. Les élèves rient mais pas complètement de bon coeur. Ils ne le suivent pas jusqu’au bout : ils se mettent bien avec lui tout en le laissant déconner à distance. Ils ont compris, au fond, que ce trublion court à sa perte, se destine à l’exclusion.

J’ai toujours attiré la sympathie du trublion autodestructeur, et c’est un grand mystère. Car je ne faisais rien de particulier pour cela, rien de plus que de me trouver là où les trublions autodestructeurs me trouvaient. C’est comme s’ils avaient été naturellement amenés à moi. En commun, nous n’avions à peu près rien. J’étais évidemment discret, plutôt invisible, distrait mais pas indiscipliné le moins du monde. Souvent c’était par l’un de mes dessins ou de mes caricatures qu’ils m’avaient remarqué et que l’on avait noué contact. On ne parlait pas forcément beaucoup, je n’étais pas de leur bande, simplement ils aimaient passer un moment avec moi, comme pour se délasser de leur vie turbulente. Tout à coup ils m’offraient le privilège de les voir sous un autre jour. Ils m’invitaient dans leur tanière, ou faire un tour en bagnole. A mon contact on aurait dit qu’ils trouvaient une sorte d’apaisement, une compréhension qu’ils n’avaient pas ailleurs. Une compréhension tacite bien entendu, sans gestes et sans paroles. On aurait dit qu’enfin, ils avaient la sensation d’être compris, devinés, lus au-delà de leur masque de boute-en-train.

Car le trublion autodestructeur, évidemment, est quelqu’un qui a quelque chose à cacher. En dépit de la popularité que lui valent ses faits d’armes, c’est une personne seule, antisociale, isolée et s’isolant par son attitude extrême et irrécupérable. Le trublion autodestructeur fait le mariole, et ce n’est pas pour récolter les rires, être le rigolo, mais parce qu’il transbahute un malaise gros comme ça, une inadéquation. A vrai dire, il ne sait pas ce qu’il fait ici.

C’est peut-être cette sorte de solitude que nous avions en commun et qui nous reliait : moi et ma solitude sage, symétrie de la leur, solitude tumultueuse. Equilibre des forces.