« Du salami sous blister »

« S’il est très facile, avec tous les documents mis à disposition, de démasquer (…) les limites culturelles et les préjugés qui faisaient la bêtise des hommes du passé (…) ; on aura moins d’aisance à démêler les conceptions de cette époque où nous sommes pris et qui a fait notre éducation (…) ; de cette époque qui trouve normal de disposer d’un réacteur nucléaire pour se raser le matin et faire le café ; qui n’imagine pas d’inconvénient à ce qu’on ravage l’univers de fond en comble afin de lui procurer du salami sous blister, de l’antitranspirant et des chemises infroissables ; qui ne s’étonne pas qu’on lui ajoute des rires enregistrés dans sa radiovision, qu’on défriche au bulldozer les derniers restes équatoriaux pour lui fabriquer des meubles de jardin qu’on peut laisser sous la pluie, (…) ou qu’on lui offre des satellites de téléphonie portative pour demander ce qu’il y a au dîner. »

Baudouin de Bodinat dans La vie sur terre.

Empreinte esthétique

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La notion d’empreinte environnementale est désormais familière pour tous, et chacun module quand il le peut son comportement pour infliger le moins de désagréments possible à la couche d’ozone.

A présent, c’est le principe d’empreinte esthétique qui devrait être popularisé. Il s’agirait de faire prendre conscience aux citoyens de la trace qu’ils impriment sur l’environnement par le simple spectacle qu’ils donnent à voir (un accoutrement, un comportement…). Il s’agirait d’acter que, si certaines choses n’émettent aucune particule chimiquement nocive dans l’atmosphère, elles peuvent tout de même la dégrader en rendant le monde plus laid.

Le ski est un bon exemple. Voici une activité qui, en soi, est évidemment plaisante, grisante, et ne fait de tort à personne. Ce qui fait du tort en revanche, c’est le ski fait par 30 000 gugusses à la fois, dans des tenues criardes et grotesques. Les équipements, les constructions, les ronds-points, les gens eux-mêmes, leurs cris, leurs grosses godasses, leurs lèvres grasses de dermophil, leur situation objective de touriste qu’il faut distraire… Tout cela fait d’un environnement initialement noble et grandiose une aberration. Mon point est le suivant : pourquoi ne pas responsabiliser chaque skieur et le sensibiliser à son empreinte esthétique, afin qu’il réalise de lui-même le grotesque de la situation et la laideur qu’il inflige au monde ? Il renoncerait à skier en station et la nature reprendrait ses droits.

Ma foi, le ski est le ski, il est à présent installé, les infrastructures sont là et il est sans doute trop tard. Il serait encore temps en revanche d’endiguer d’autres activités à empreinte esthétique négative plus nouvelles. Il y a quelques années, j’aimais lire sur internet un inconnu qui entre autres passions, menait des expéditions photographiques dans des bâtiments ou usines laissés à l’abandon – ancien hôpital, maison abandonnée, étages d’immeubles subitement délaissés… Mais dix ans après, je découvre que cela est devenu une discipline et qu’elle s’est dotée d’un nom : l’Urbex. On trouve ainsi des comptes Instagram, des sites internet qui répertorient « les lieux Urbex en France »… Ce qui était l’occupation poétique de quelques-uns devient une activité, sans doute homologuée par une Fédération Française d’Urbex.

Urbex, et tout de suite on visualise les praticiens, on les imagine se donner rendez-vous dans ces lieux déserts qui automatiquement ne le sont plus, déambuler avec leur équipement, leur k-way fluo, leur lampe frontale, smartphone en main pour se mettre en scène sur les réseaux sociaux… Ce sont ces mêmes personnes qui font des « treks au Népal » en bandes d’amis, déboulant au pas de course en combinaison goretex avec podomètre Décathlon et gourdes moulées autour des miches, la raie en transpiration, dans des paysages qui exigeraient au contraire la lenteur, le silence, le respect…

J’ai bien conscience qu’en un temps comme le nôtre où la religion de l’activité physique ne connaît aucune limitation, mon projet d’empreinte esthétique a peu de chances de faire des émules. Les grandes villes misent au contraire fortement sur l’attraction de ce type d’énergumènes pour leur développement. C’est sans aucune réflexion ni l’ombre d’un doute qu’elles abattent leurs paysages pour construire les infrastructures adaptées à l’usage des toxicos du sport et soi-disant de la nature. Si l’on parle d’une jolie berge de bord de lac abritée de roseaux, constituant un havre de paix, il coule de source qu’il faille la réserver aux joggeurs à joues roses et l’aménager d’un large ponton à la seule fin de leur faire faire de la course, du vélo, de la rando… Les lecteurs, les flâneurs, les poètes, feront quant à eux comme ils ont toujours fait : ils iront se faire foutre.

Empreinte écologique

D’un côté, on nous invite à chaque coin de rue à nous épanouir, nous affirmer, exprimer notre unicité d’individu… Par la création et la consommation, se démarquer, laisser un souvenir, marquer les esprits, être célèbre un quart d’heure ou deux, donner son avis, participer, s’habiller pas comme les autres, assumer sa différence et son originalité…

De l’autre côté, nous sommes priés de gommer notre empreinte, de ne pas laisser trace de notre passage. Laisser la planète dans l’état où nous l’avons trouvée. Se faire petit. Pour chacun de nos gestes, chacune de nos actions, chacune de nos respirations, on nous présente la facture de ce que nous coûtons en fait de défiguration de l’environnement et de dégâts sur la couche d’ozone.

Marquez votre empreinte, mais à l’encre effaçable. Des traces oui, mais sur le sable. A la limite faites-vous tatouer une fée au bas des reins : affirmez-vous par le lifestyle, les choix de vie, les produits… Démarquez-vous au sein de votre cercle d’amis, tant que vous voulez ! Mais de grâce, pas de construction en dur. Pas de traînée indélébile. Pas de geste trop grandiose apte à rester dans les mémoires. Que du recyclable, et de l’incinéré. Vous coûtez suffisamment à la Terre en eau et en air pour ne pas les consommer en vain !

Cet état d’esprit, fort heureusement, n’est pas ce qui a toujours régné. Il y a eu des hommes, comme Gustave Eiffel, pour ne pas se soucier de leur empreinte écologique. Ou alors pour la faire la plus grasse possible : une grosse trace de doigts au milieu de la gueule de Paris.

Néo-féodalité

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Dans le futur, la vie publique et collective s’est cruellement réduite. L’insécurité et l’écologie ont eu raison de la libre circulation des personnes. On préfère rester chez soi, c’est plus sûr et plus propre.

Au niveau international d’abord, la très forte réduction du traffic aérien a quasiment gelé la mobilité des personnes. Les vols sont réservés aux échanges commerciaux ou n’intéressent plus que des aventuriers suffisamment riches pour se payer un billet. Les causes en sont :

  • la multiplication des actes de terrorisme,
  • les mesures de Restriction Durable pour l’environnement,
  • le désintérêt des particuliers pour le tourisme : la plupart des gens continuent de voyager mais depuis chez eux, grâce au wii-lib.

Parallèlement, la disparition d’un système international ordonné ainsi que les flux sauvages de migration causés par les catastrophes naturelles, ont vu les frontières se recloisonner.

Au niveau des villes, l’activité extérieure s’est réduite également. En milieu urbain, pour des raisons de Restriction Durable, les voitures sont exclusivement réservées à certains corps de métiers et aux quelques élus habilités. Pour les autres, là encore le wii-lib permet de bouger en restant chez soi. Il faut dire qu’on n’a plus guère l’envie de sortir. La réalité partielle a salement appauvri l’environnement extérieur, notamment urbain. Et Internet et le tout-à-domicile ont annulé beaucoup de raisons de mettre le nez dehors. Une grande partie des boutiques et de la distribution a purement et simplement disparu. Il subsiste quelques superettes et magasins automatiques. Les gens habitent des maisons autarciques dont ils n’ont presque plus besoin de sortir : travail, nourriture, biens de consommation, biens culturels, contacts humains, tout est « dématérialisé » et passe par le web.

Ce rétrécissement de la vie publique a entraîné une inévitable réduction des services publics, progressivement remplacés par des institutions privées. L’ordre et la sécurité sont par exemple assurés par des milices mises à disposition par des multinationales. Plus de services publics, plus d’impôts, plus de droits ni de devoirs civiques… Nous sommes petit à petit retournés à des conditions de vie « féodales ». En quelques décennies, se sont développés de grands ghettos et des villes-forteresses, qui garantissent la sécurité de leurs adhérents comme le faisaient les seigneuries, et qui se font la guerre, ou s’allient pour faire la guerre à d’autres cités ou aggrégations de cités. En dehors de ces villes-forteresses, qui établissent en leur sein un droit relatif, c’est la jungle.