Longtemps, je n’ai eu pour juger l’écrivain Michel Houellebecq que le souvenir du film Extension du domaine de la lutte, adapté de son premier roman, me laissant un a priori plutôt favorable. Depuis, j’avais lu sporadiquement un ou deux autres de ses romans.
J’ai rattrapé ces derniers mois mon retard en enchaînant quelques autres livres, avec l’envie de me forger un avis plus solide. S’il est indéniablement un écrivain majeur, je partage avec d’autres lecteurs un sentiment assez curieux : celui de ne pas tout à fait parvenir à m’enticher de lui, du moins pas au point où je le souhaiterais. Plus exactement, il me semble qu’il lui resterait à faire encore un peu mieux pour pouvoir avec satisfaction le compter parmi son panthéon des Grands.
Les romans de Houellebecq sont en quelque sorte des « romans à thèse », pourrait-on dire : chacun d’entre eux se tisse autour d’une grande thèse scientifique, politique ou sociologique qui constitue la singularité de l’histoire. Le reste, ce qu’il y a autour, est relativement identique d’un roman à l’autre : le côté modernité pathétique et sexualité pauvre, qui font sa marque de fabrique.
C’est justement cette toile, ce grand thème qui fonde l’alpha et l’oméga de l’univers de Houellebecq, qui est peut-être insuffisant. Il me semble que cela ne peut résumer complètement l’Homme et sa comédie humaine. Il me semble que le talent de Houellebecq pourrait explorer un champ beaucoup plus vaste que celui qu’il a couvert jusqu’à présent. D’où le petit sentiment de « gâchis » ou de frustration.
Certains grands auteurs, s’ils avaient vécu à l’ère du blog, n’auraient peut-être jamais écrit de roman. Plutôt que des romanciers, ce sont des « journaliers ».
Le talent d’un Proust, d’un Musil, d’un Céline, n’est pas de construire une histoire – avec un début, un développement, un pic dramatique et une fin – mais de coucher sur le papier des moments, des images, des idées, des considérations…
De Mort à crédit, l’on peut très bien retrancher certains épisodes (comme celui de l’Angleterre) sans qu’aucun remaniement ne soit nécessaire ni que le lecteur ne s’en aperçoive : le récit s’en porte tout aussi bien, la fin peut rester la même, l’œuvre garde tout son sel.
L’homme sans qualités ou la Recherche du temps perdu peuvent se prendre en cours, s’ouvrir à n’importe quel endroit, durer 100 pages de plus ou de moins… Leur intérêt ne réside pas dans l’histoire contée mais dans le délice et l’exactitude des moments. La lecture du livre entier n’apporte pas en soi de plaisir autre que celui qu’on savoure au cours de la lecture.
Ces auteurs-fleuve ne sont pas des romanciers stricto sensu. Qu’ont-ils au fond à exprimer ? Un style. « Seulement » un style. Un style tel qu’il peut souffrir l’absence de construction narrative. D’une certaine façon, ils ont travesti ce qu’ils avaient à dire – une succession de moments narrés – sous la forme du roman pour pouvoir en faire un livre. Parce que c’était le moyen qui était à leur disposition à cette époque.
La première fois que j’ai vu l’affiche dans le métro, j’ai cru à une blague. Et puis renseignement pris, non : ce livre existe vraiment et c’est celui d’une auteur confirmée, mature, visiblement réputée… Quelque part dans le monde, il y a des gens qui attendent Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi pour savoir s’il est à la hauteur de son prédécesseur : Les yeux jaunes des crocodiles…
C’est bien embêtant, qu’à première vue un livre ait la même apparence qu’une œuvre littéraire. Parce qu’il y a des gens qui écrivent des livres comme ça, facultatifs, pour s’amuser, lesquels livres viennent se glisser parmi les autres : ceux qu’il faut vraiment lire. Au bout d’un moment, tout est mélangé, cela créé des quiproquos et il est bien difficile de s’y retrouver.
A l’heure où l’édition est foisonnante, où les étales de librairie sont une jungle perpétuellement renouvelée, où tout est encensé avec le même enthousiasme avant de disparaître dans l’oubli, il est utile de poser des repères, d’établir une méthode discriminante pour nous aider à faire le tri. J’ai un jour trouvé cette phrase (impossible de me rappeler l’auteur ni même la formulation exacte), principe redoutablement efficace pour y voir clair et dégoter les livres qui méritent d’être lus :
« Je ne vais pas me forcer à lire ce qu’on n’a pas été contraint d’écrire »
Une règle d’or, une étoile du berger : la Nécessité.
Je ne vais pas me forcer à lire, car lire est exigeant. Nous n’avons pas toute la vie pour lire, et toute la vie ne suffirait pas à simplement faire le tour de la littérature incontournable, à connaître ses « classiques ». Notre temps de lecture est compté, nous ne pouvons nous permettre de le perdre dans la nouveauté, le futile, l’amusant… Notre temps de lecture est compté : permettez qu’on ne l’accorde pas à la légère ! Pourquoi offrirais-je mon attention et mon espoir à quelqu’un qui a écrit « comme ça », pour passer le temps, pour faire le beau, ou même pour « faire un roman réussi », ou parce que c’est son métier ! Foin des écrivains du joli et du plaisant ! Foin des artistes de l’écrit ! Ou de ceux pour qui « exprimer son émotion » constitue déjà une œuvre en soi. Nous ne laissons leur chance qu’aux œuvres nécessaires !
Les œuvres nécessaires, ce sont ces œuvres qui contiennent quelque chose de vrai, qui disent quelque chose. Ce sont celles que l’auteur n’avait pas le choix d’écrire : il n’a pas écrit en bricolant, en réfléchissant aux artifices, aux « effets spéciaux »… Il n’a pas écrit pour faire rire ou pleurer. Il a écrit pour se débarrasser d’un poids. Il a écrit au prix d’une certaine douleur (« tu enfanteras dans la douleur »…). Et ce n’est pas faire cas du seul art torturé : la douleur dont je parle peut être plus ou moins exprimée, lancinante ou aigüe, se décliner dans les nuances, se faire mélancolie, manque, désarroi… Elle ne se retrouve pas forcément dans l’œuvre, elle est simplement palpable, elle est avant tout celle de l’écrivain.
Vous le sentez tout de suite, quand l’œuvre a été écrite par nécessité, pour dire quelque chose, et qu’elle vient augmenter votre propre vie, ou quand ce n’est qu’un livre, écrit pour écrire. La nécessité est ce qui distingue le propos véritablement profond et empreint de vérité. La nécessité est ce qui fait la différence entre l’artiste qui livre un morceau vivant d’humanité, et le simple artisan astucieux, à la Tarantino : habile à créer un beau petit objet qui fonctionne, mais qui restera toujours au seuil du chef d’œuvre. Ceux-là sont simplement des gens talentueux, qui exécutent leur numéro de petit singe. Il leur manque un quelque chose d’impérieux. Il leur manque le sens.
Evidemment, la meilleure garantie en matière d’œuvres nécessaires, pour ne pas se tromper, c’est de taper dans les grands auteurs classiques : ils sont « classiques » justement parce que la nécessité de leur message concerne tous les hommes et toutes les époques. Mais, me dira-t-on, ce n’est pas comme ça qu’on va soutenir les nouveaux talents littéraires d’aujourd’hui et de demain… Certes. Mais qui vous a demandé de le faire ?
C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.
Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !
De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.
Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar,Faulkner, ennoir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !
Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chose, savoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.
Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.
C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !
(J’initie là une nouvelle catégorie, une sorte de rendez-vous du dimanche : la publication d’un morceau choisi de lecture).
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Cesare Pavese dans Le métier de vivre :
« Pour consoler le jeune homme à qui il arrive un malheur, on lui dit : sois fort, prends cela avec courage, tu seras cuirassé pour l’avenir, cela arrive une fois à tout le monde.
Personne ne pense à lui dire ce qui est par contre vrai : ce même malheur t’arrivera deux, quatre, dix fois. Il t’arrivera toujours parce que, si tu es ainsi fait que tu lui as tendu le flanc maintenant, la même chose devra t’arriver dans l’avenir. »
ceux écrits pour épater : l’auteur n’en revient pas de sa vérité ou de son histoire, il la publie pour la faire valoir et lui avec,
ceux écrits pour se débarrasser : il fallait écrire ce livre, sitôt qu’il pose sa vérité sur le papier l’auteur s’en débarrasse, il est déjà passé à autre chose.
A propos de cette seconde catégorie, Nietzsche a écrit : « on n’aime plus assez sa connaissance dès lors qu’on la communique. »
Il y a 2 sortes d’écrivains :
ceux qui veulent être écrivain : ils font leur métier, nous tricotent de belles histoires, travaillent à des effets…
ceux qui veulent être autre chose : ce n’est pas un « écrivain » mais un homme qui écrit. Ce qu’ils sont amenés à écrire est un témoignage, un bout de vie tout cru.
Dans la création, il y aura toujours ce conflit irréductible entre la pudeur de l’esprit libre et la vulgarité de l’artiste. Il s’agit de saisir le moment où l’équilibre se fait entre masculin et féminin, intelligence et créativité, vérité et artifice. Il s’agit de trouver l’illusion la plus crédible, de poser sur le papier ou sur la toile, ses doutes et sa fragilité, tout en étant sûr de son bon droit. Il s’agit de perdre la culpabilité qui consiste à penser « excusez-moi de vous déranger avec mon histoire, avec mon caprice… »
Il y a 2 sortes d’écrivains (cela nous en fait donc 4 !) :