« Homme perdu »

« Où suis-je ? Dans un canyon glacé situé près de la frontière, où à la lueur du feu l’herbe est toute marbrée de plaques de neige, la main posée contre les battements du cœur de Rose.

Je regarde les plus belles ombres que j’ai vues depuis des années papillonner avec la force des flammes qui montent du mesquite et du micocoulier. En haut du canyon, la lumière éclabousse les rochers comme du lait.

Je suis un homme perdu de soixante-quatre ans, recroquevillé sur le sol contre son chien et qui lève les yeux vers Orion dont les étoiles dans l’air limpide scintillent, vivaces et incompréhensibles. »

Jim Harrison dans En marge.

Temps libre

Si l’on convient que chaque homme passe sa vie à courir après une chose, je dois admettre que la mienne consiste à poursuivre le temps libre. Mon principal souci et l’essentiel de mes efforts sont orientés vers cela : dégager du temps, avoir « du temps pour moi »…

Une obsession qui pourrait paraître naturelle et commune, mais qui s’observe rarement dans les faits. Car il s’agit de temps libre et non de temps pour lire, écouter de la musique, regarder une série, aller à une exposition… Autour de moi, il me semble plutôt voir des gens qui, alors qu’ils s’apprêtaient à passer 1 ou 2 heures vides, s’estiment soulagés et tirés d’affaire lorsqu’un ami les appelle pour proposer quelque chose. Il me semble voir des gens effrayés à l’idée de passer un week-end inoccupés. Il me semble même que certains mènent par tous les moyens une guerre sans merci à ce que j’appelle le temps libre :

Les soi-disant amis du temps soi-disant libre

Ma malédiction à moi est d’être avide d’heures creuses, de temps à passer seul et sans obligation. Mon malheur est d’avoir en tête en permanence un sablier qui s’écoule. Sensation que ce que je suis en train de faire se fait au détriment d’un supposé « temps libre ». Mon souci au quotidien est d’éloigner égoïstement les impératifs, d’éliminer les obligations, de limiter les déplacements, de liquider les impondérables qui se déposent continuellement entre moi et les plages de temps libre. Chaque demi-journée est vécue comme une de gâchée, consacrée au travail pour autrui, exécutée en scrutant l’heure du prochain wagon de temps libre.

De tout temps, je mène cette quête tout à fait absurde et ridicule du temps libre. Le « temps libre » comme seule ambition, seul horizon, seule adrénaline… Ma tragédie est d’être constamment incapable, une fois ce temps obtenu, d’en faire quelque chose.

Du moins d’en faire ce que je voulais.

Jim Harrison, dans son autobio En marge, dit quelque chose de proche lorsqu’il parle de la petite maison-refuge isolée dans laquelle il a pris l’habitude d’aller souffler.

« J’ai cru pendant des années que ce chalet me permettait de me remettre de mes batailles avec le « monde réel » et de m’y préparer. En réalité, il me préparait seulement à passer davantage de temps dans ce même chalet ».