Les derniers Mohicans

rochefort

La disparition d’un homme tel que Jean Rochefort est triste, au-delà de ce que représente son œuvre ou même de l’affection qu’on entretient pour lui. C’est triste comme une échoppe de quartier que l’on voit démolir pour laisser place à une FNAC, un McDonald’s, une agence MMA… C’est que l’on ne voit pas très bien qui seront les Jean Rochefort de notre génération. C’est que l’on sent bien qu’en même temps que lui, c’est un pan de monde qui s’en va, un morceau de plus qui se détache pour partir au néant. Il est déjà heureux que l’on s’entende à lui rendre hommage officiellement et collégialement, tant il semble évident qu’il n’est plus le type de Français que l’on souhaite, que l’on cherche à produire.

Il est ainsi quelques figures humaines, simplement et diablement humaines, qui donnèrent sa teinte à leur époque et dont nous appréhendons la mort prochaine. Avec Jack Nicholson, mourra un certain monde où Nicholson était possible. Avec Iggy Pop, mourra un monde où Iggy Pop était possible. Il semble évident, là aussi, que les libertés qu’ont incarné ces figures ne sont plus celles que l’on cherche à susciter. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui du politiquement correct. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui des réseaux sociaux ou des véhicules autonomes et électriques. Ces humains ont éclos dans un monde qui n’était pas celui fasciné par l’économie des start-up ou par le débat sur le manspreading

Ces humains, le monde nouveau ne les permettra jamais plus. Ils sont les derniers Mohicans, qui engloutiront leur monde avec eux. Et nous sommes destinés, en plus d’assister à l’installation du monde désincarné, à les regarder nous abandonner.

Idées et date de péremption

fouq

Vu l’autre jour un DVD d’entretiens avec Michel Foucault, figure intellectuelle française dont je ne connaissais rien. La seule chose qui m’ait modérément intéressé est une discussion filmée entre Foucault et quatre ou cinq autres personnes (dont un jeune André Glücksmann), qui refaisaient le monde autour d’une nappe en toile cirée.

Nous voilà ainsi en 1977, dans une cuisine d’époque, à l’heure du pousse-café, au milieu de la fumée de Gitanes, avec ces gens d’époque qui parlent politique… Le moment est assez vivant et pourtant on est laissé à la porte des discussions, les protagonistes s’exprimant dans un langage atterrant, dogmatique, abscons, empesé d’une grammaire marxiste et hégélienne avec laquelle ils semblent à l’aise mais qui est devenue incompréhensible et inadaptée à l’esprit contemporain. J’avais trouvé cette même façon balourde de s’exprimer chez Guy Debord et sa Société du spectacle (voir l’article), écrit à la même époque ; ce qui me laisse croire qu’elle n’est pas un défaut particulier mais une manie de l’époque, une déformation collective qui fut la marque de ce temps (la fin des années 60 et les années 70) au sein d’une certaine gauche et peut-être même au-delà.

On peut encore lire aujourd’hui un auteur comme La Fontaine, bien qu’il ait pensé et écrit il y a des siècles et que la langue française dont il use n’ait plus cours : le lecteur contemporain voit très bien de quoi il est question, il peut encore comprendre de quoi il parle, à qui il fait allusion. Les enseignements à tirer de ses fables sont encore valables dans le monde actuel. A l’inverse, nous sommes éloignés de 40 ans à peine de ces intellectuels modernes, nous sommes supposés parler le même français qu’eux, mais nous ne pouvons plus les entendre, ils semblent parler une autre langue, vivre dans des conceptions dont l’usage est perdu, réfléchir dans une bulle de formol… Leurs mots et leurs réflexions ne se rapportent à rien d’appréhensible dans notre réalité vécue.

Cela est bien triste pour eux.

Choc de temporalité

flower_power-bernie-boston-1967-e1371720873430

Dans son journal parisien, alors qu’il est officier de l’armée allemande d’Occupation, Ernst Jünger raconte au 7 juin 1942 l’arrivée dans les rues de l’étoile jaune :

« Dans la rue Royale, j’ai rencontré pour la première fois de ma vie l’étoile jaune, portée par trois jeunes filles qui sont passées près de moi, bras dessus bras dessous. Ces insignes ont été distribués hier ; ceux qui les recevaient devaient même donner en échange un point de leur carte de textile. J’ai revu l’étoile dans l’après-midi, beaucoup plus fréquemment. (…) Un tel spectacle n’est pas sans provoquer un choc en retour – c’est ainsi que je me suis senti immédiatement gêné de me trouver en uniforme ».

Et, quelques jours plus loin :

« L’après-midi, à Bagatelle, Charmille m’a raconté qu’on arrêtait ces jours-ci des étudiants qui avaient arboré des étoiles jaunes avec diverses inscriptions telles que « Idéalistes » et d’autres du même genre, afin de se promener ainsi, démonstrativement, sur les Champs-Elysées ».

On visualise sans peine cette action de détournement tant elle aurait pu avoir lieu hier, initiée sur les réseaux sociaux. Les manifestations pacifiques, sittings, actions de désobéissance, nous semblent un apanage de la modernité remontant peu ou prou aux années soixante ; les voir évoquées à cette époque créé comme un choc de temporalité.

C’est comme lorsqu’on découvre que les dictons vandales inscrits sur les murs de Pompéi étaient déjà les mêmes que ceux qu’on trouve aujourd’hui dans n’importe quelles toilettes de bar.

Chaque période de l’histoire véhicule son imaginaire, son propre décor, qui pour exister, a besoin d’être exclusif et hermétique aux autres. Chaque épisode historique vit pour lui-même, comme un monde parallèle, et veille à ne pas se laisser inonder par l’imagerie des autres épisodes. Lorsque des passerelles existent entre eux, l’esprit les gomme jusqu’à faire oublier ce qu’elles ont d’intemporel, ou de contemporain : on ne réalise pas intuitivement par exemple que Louis-Philippe se passe au même moment que les cowboys de la conquête de l’Ouest ! On préfère rêver aux cowboys ou bien à Louis-Philippe. A la Seconde guerre mondiale ou bien à mai 68. L’un après l’autre. Entretenir des images nettes et établies.

Live and let die

assis au bord de rivière

Je peux certainement paraître un pessimiste à ceux qui me lisent, à ceux qui m’entendent ; je le suis sans doute pour ce qui concerne le temps immédiat… mais je redeviens optimiste si l’on veut bien considérer les choses à plus long terme.

Tout ce que je fais mine de voir advenir par mes mauvais présages, mes miroirs dystopiques, tout cela n’est finalement que la direction que je vois prendre aux choses. Mais je sais par ailleurs qu’elles n’iront pas au bout, que tout cela n’arrivera pas à son terme de pourriture, et que quelque chose d’humain se passera qui perturbera cela, qui fera du futur autre chose que ce qu’il devait être.

Il y aura une issue ; les moyens et les outils d’un monde nouveau sont là, émergents. Déjà pointent quelques raisons de croire qu’il peut y avoir une vie après l’industriel, après l’ère de masse, peut-être même après l’ère démocratique… D’une certaine façon nous sommes plus chanceux que nos parents, nous vivons un temps rempli de plus d’espoir qu’il ne l’était il y a 30 ou 40 ans : car nous sommes à un pied de mur ; nous sentons bien que les ficelles sont usées désormais, les paradigmes obsolètes, les anciennes règles intenables… Nous sommes contraints à un monde nouveau tandis que nos parents n’avaient qu’à continuer le leur sans véritable échappatoire.

Il y aura une issue. Des solutions émergent. Un horizon se dessine. Mais il y aura, avant cela, toutes les tentatives du monde actuel, du monde mourant, pour s’agripper et préserver ses intérêts. Pour maintenir sa rente et prélever sa part. Automobile, pétrole, Etat, médias… useront toutes leurs cartouches, pèseront de toute leur inertie, assécheront de nombreuses et jolies pousses avant de céder définitivement la place à quelque chose.

C’est simplement cette tentative ultime de l’ancien monde de se raccrocher, à laquelle il faut survivre et qu’il faut laisser passer avant de pouvoir apercevoir un rivage. Il nous faut vivre, et laisser tout cela mourir.

live and let die

Le renouvellement du même

rourke wrestler

Nous arrivons à un âge où la toute première jeunesse est passée, il faut bien le reconnaître. Nous arrivons à un âge où malgré notre bonne volonté, les choses ne nous impressionneront plus jamais autant. C’est comme si nous avions fait un tour de manège et que nous nous apprêtions à en faire un deuxième : il n’est pas dit qu’il ne reste pas quelques surprises qui nous aient échappées, et fort heureusement nous avons de la curiosité à revendre, mais enfin nous avons perdu un certain pucelage de notre vision des choses, et nous ne serons plus tout à fait si innocents ni si dupes.

Une présidentielle à la télé, un nouveau conflit international qui éclate… et nous avons un peu l’impression d’avoir déjà vu le film. Une nouvelle tête dans notre entourage, un énergumène se prévalant d’originalité, et il se trouve que nous connaissons déjà sa comédie : nous en avions un semblable avec nous à la fac, ou lors de notre premier boulot ; ce genre de personnage inédit, nous l’avons déjà croisé deux ou trois fois dans notre vie. Un nouveau prodige musical, un nouveau « plus grand groupe de tous les temps », et la farce est usée : on ne nous la fait plus, parce qu’il se trouve que nous étions déjà là pour le plus grand groupe de tous les temps de l’année dernière. La nouveauté que nous dégotent les radios et couvertures de magazine sent l’entourloupe, les coutures et les rapiècements sautent aux yeux. Nous connaissons nos classiques et nous préférons tout simplement l’orignal à la copie.

En un mot : nous vieillissons. Nous vieillissons, et ce n’est pas si grave. Alors que beaucoup s’accrochent à leur jeunesse d’esprit, alors que chacun tient à rester ouvert à tous les vents le plus longtemps possible, je n’arrive pas à m’affoler de mon encroûtement. Je n’arrive pas à me désoler qu’en matière de musique par exemple, je m’en tienne de plus en plus aux vieilleries que j’ai toujours écoutées. J’essaie pourtant, sporadiquement : je laisse traîner une oreille dans l’actualité. Mais jamais rien ne me renverse définitivement. Tout est au mieux gentillet. Ici un groupe qui fait du vieux mais avec des moyens actuels, là un groupe-à-un-seul-tube, dont le reste de l’album est désespérant de tricotage… Rien qui reste et qui perdure. Rien qui de lui-même se révèle indispensable, parvienne à ne pas disparaître dans l’oubli.

Et cela me semble assez naturel, au fond, que les choses découvertes dans sa jeunesse aient cette indélébilité sur laquelle ce qui succède ne peut pas s’accrocher. Cela me semble naturel que la musique et les découvertes de sa jeunesse constituent la palette de couleurs à travers laquelle on voit et on aime les choses, pour le restant de sa vie. Et que hormis quelques exceptions qui réussissent à s’intercaler, la bande originale de notre vie, passés 30 ans, soit pour la plupart déjà constituéeCela me semble naturel, et tout irait pour le mieux s’il n’y avait les autres pour nous inspirer un soupçon de culpabilité.

vieux con

Le trentenaire d’aujourd’hui vit avec – planant au-dessus de lui – le spectre du vieux con : celui bloqué dans son époque, œil dans le rétro, qu’il ne faut surtout pas devenir. Il y a ces gens, qui vivent comme terrorisés à l’idée de louper quelque chose, qui vieillissent avec le souci de maintenir le rythme auquel ils « découvrent », avec le souci de connaître les dernières modes, les derniers codes – et, pour les plus pathétiques, de les adopter ! Ils s’acharnent à conserver et renouveler les us de cette jeunesse dont ils ne font plus partie et à qui ils refusent de céder la place.

En les voyant faire, je n’ai pas tellement l’impression de passer à côté de la nouveauté, de rater une cure de neuf et de vivifiant, mais plutôt d’être préservé du renouvellement : de l’incessant et stérile renouvellement du même, l’illusoire persistance de l’immédiat aussi. En les voyant, je vois une terrible fuite en avant, similaire à celle de ces dames qui recourent aux injections plastiques pour repousser de quelques années l’inévitable. Une fuite en avant qui sera de toute façon tôt ou tard impossible à tenir. Alors souffle un coup, détends-toi, laisse aller, jeune effréné. Etre cool, c’est beaucoup moins jouer l’ado perpétuellement émerveillé que d’accepter sereinement d’en rester aux choses de son époque. Pire que le vieux con, il y a le vieux beau, celui qui à trop vouloir rester dans le coup, demeurer jeune et vivant, est le dernier à s’apercevoir qu’il n’est vraiment plus ni l’un ni l’autre.

Scènes passées de la vie future

restricouv

Retrouvez prochainement l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre. Pour être informé de sa sortie, suivez le blog sur Facebook.

 

Un blog, ce n’est pas très différent d’un tamagochi : lorsqu’on ne lui donne pas à bouffer un certain temps, on commence à culpabiliser ! Alors en attendant que je me remette à écrire, voici de croquignolesques couvertures illustrées présentant des utopies futuristes, trouvées dans le magazine Usbek & Rica :

Années 2000

Les années 80, c’était moche mais au moins ça avait une couleur. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vouloir revivre les années 60, 70, 80… Personne, en revanche, n’aurait l’idée de regretter les années 90 : les années 90, c’était creux et atone ; une décennie de transition, qui n’est qu’une série de revivals des décennies précédentes. Les années 90 ressemblent étrangement à une gigantesque émission présentée par Arthur, pleine de best-of, d’archives, de bêtisiers, de Top 50, de remix, qui tournent en boucle… La singularité des années 90, c’est de n’avoir aucune saveur propre.

Les années 2000, au moins, ont une couleur, même si c’est celle du clean et de la transparence.

Années 2000 et leur côté clean : plastique, numérique, surfaces planes. Tactiles. Lisses mais pas dérapantes. Règne du blanc translucide. Comme la coque d’un ordinateur Apple. Comme un Planet Sushi. Années 2000 et le pipi clair du rock électro, le dégueulis propre des beats tamisés, les voix modulées électroniquement. Négligé chic. Maîtrisé inoffensif.

Années 2000, et leur design plat. Minimaliste. Comme une commode Habitat. Comme un objet designé par Philippe Starck. Comme un projet immobilier qui « intègre les espaces de verdure au cœur du bâtiment »… Années 2000 et la pureté des formes, des choses, des sentiments, de l’alimentaire.

Années 2000 et leurs aplats de couleur enjoués, arc-en-ciel, pots de peinture. Splash ! Murakami ! Maternelle ! Gaga. Années 2000 et la béatitude enthousiaste. « Donnez votre avis ! ». Social. Média. Participatif. Flash. Mob. « J’aime ! ». Années 2000 et le gobelet Starbucks à votre prénom. Années 2000 et le tout-à-portée, portable, portatif…

No it’s not.

Naked : bio, bar à salade, bar à soupes

… etc. etc. …

Et tant pis pour ceux pour qui, ce qui séduit, ce qui attire, ce qui intrigue, c’est justement le rouillé, le tordu et le sale. Le sang mêlé à la poussière. La graisse et les écrous.

Rêve de l’espace : un futur antérieur

C’est désormais un sentiment bien étrange de regarder les vieilles images et actualités de la conquête spatiale des années 60 et 70.

Images d’une époque hors de propos, d’un futur devenu inaccessible. Temps à la fois démodé et futuriste, bloqué entre deux âges…

  • Démodé parce que comme pour toute époque du passé, nous avons le loisir de nous retourner et de poser un regard amusé sur ces petits ancêtres, bonshommes naïfs qui s’agitent dans leurs drôles de machines, à la poursuite d’un objectif pas complètement sérieux.
  • Futuriste parce que ces hommes d’il y a 40 ou 50 ans sont plus avancés que nous, plus rapprochés d’un certain futur qui n’a pas encore eu lieu. Ils sont plus proches de saisir ce rêve que nous le sommes aujourd’hui. Le passé qu’ils ont réalisé est redevenu pour nous science-fiction.

C’est d’ailleurs, il me semble, le seul exemple de futur passé. Futur antérieur. Futur abandonné. Le seul rêve sur lequel nous avons reculé. Pour une fois nous ne sommes pas allés au bout, nous n’avons pas occupé l’espace.

Nous n’irons pas dans l’espace.

Regretter l’impossible

Bonne petite claque l’autre jour en regardant Un mauvais fils, de Claude Sautet.

Cela me fait réaliser que j’ai toujours une tendresse particulière pour les films français des années 70. Sans trop pouvoir dire pourquoi, j’imagine une sorte de douceur de vivre pour cette période en France, d’authenticité, « d’état de grâce » qui dure et se rompt au début des années 80…

C’est curieux de se sentir nostalgique d’une époque que l’on n’a pas connue. Un ami né en 1959 me dit que lui, ce sont les années 50 qui le font rêver ! Est-ce que tout le monde a cette sensation que « l’âge d’or », c’est celui juste avant qu’il vienne au monde ?

C’est bien possible : que l’on soit ce genre de personnes surtout aptes à se lamenter, quelle que soit l’époque où elles vivent, qui se prennent à rêver du temps précédent. Celui qui est inaccessible… Un peu comme ce penchant qu’on peut avoir de s’intéresser à une femme seulement une fois qu’il est trop tard, qu’il n’y a plus aucune chance : qu’elle a dit non, qu’elle est amourachée d’un autre, ou qu’elle nous a fait part son départ prochain pour un autre continent !

« C’est toujours quand tu dors que j’ai envie de te parler… »

Chemin privé

Aujourd’hui, le mot « privé » signifie à nos oreilles « c’est à moi ». Un panonceau « chemin privé » sur une clôture, et nous visualisons immédiatement le proprio, gentil bonhomme aspirant à la tranquillité, ne demandant qu’à ce qu’on lui fiche la paix et qu’on n’entre pas chez lui à tout bout de champ, quoi de plus naturel ? « Privé » et nous pensons tout de suite à notre vie et nos données privées, à quoi nous tenons comme à la prunelle de nos yeux. « Privé » inspire l’intimité, la confidentialité.

Mais rappelons-nous l’époque plus lointaine, plus enfantine, où « privé » signifiait la privation. Le mot nous faisait froid dans le dos. Il voulait dire « défendu ». « Pas le droit de passer sous la barrière ». « Danger ». « Privé de dessert » ! « Chemin privé », c’était tout simplement le terrain dont on était exclu, privé.