La véritable mesure de notre valeur : les progrès des autres, dus au pouvoir de notre amour. Ce sont eux qui nous renseignent sur notre poids.
Ernst Jünger dans Journaux parisiens.
La véritable mesure de notre valeur : les progrès des autres, dus au pouvoir de notre amour. Ce sont eux qui nous renseignent sur notre poids.
Ernst Jünger dans Journaux parisiens.
Ernst Jünger, sur le front russe en 1942 :
Comme je les ai souvent enviés, ces oiseaux chaudement protégés par leur plumage, les voyant perchés sur leur branche, seuls dans la forêt enneigée, et non abandonnés cependant. Comme eux ce plumage, nous avons reçu l’aura spirituelle qui nous protège et nous empêche de perdre notre chaleur. L’homme l’affermit et la conserve par la prière.
« On est contraint durant [la guerre] à développer des vertus de lézard ; il faut être habile à déceler et utiliser les rares coins ensoleillés. (…) nous ne devons pas rester toujours dans une rêverie stérile, à nous demander quand elle finira. C’est une date qui ne dépend pas de nous. Mais il est certain que nous sommes en mesure, même au milieu des orages, de donner la joie aux autres et à nous-mêmes. Nous avons trouvé alors un tout petit coin de paix. »
Ernst Jünger dans Premier et second journaux parisiens, 1942.
Lecture plutôt troublante que ce journal d’Ernst Jünger, avec quoi je vous embêterai sans doute encore un peu ici ou là.
Ernst Jünger a traversé le 20ème siècle en participant aux deux guerres mondiales. De la première, il retire une sorte d’expérience vitale ainsi qu’un roman tonitruant et immersif : Orages d’acier. De la seconde il extrait ces journaux parisiens alors qu’il est en poste dans la France occupée (il fera une incursion de quelques semaines sur le front de l’Est en 1942).
On éprouve, pour commencer, l’embarras de lire le récit purement observateur d’un officier allemand placé au cœur des événements. Comme s’il n’était pas en train de jouer un rôle dans cette guerre, le capitaine Jünger se promène, regarde voler les bombardiers au-dessus de Paris de la même façon qu’il observe les coléoptères et les fleurs du jardin de Bagatelle (il est féru de botanique), déplore le caractère autodestructeur de cette guerre en particulier, ainsi que la dérive d’Hitler et des siens, mais avec la même extériorité qu’il rapporte ses entrevues avec les artistes rencontrés à Paris (Cocteau, Guitry, Braque, Léautaud, Picasso…). Difficile de concevoir qu’on puisse si bien ressentir le ressort nihiliste du nazisme tout en continuant à le servir en tant qu’officier administratif.
Mais peu à peu, au fil des pages, Ernst Jünger prend le visage d’un être un peu largué, à la masse, dépassé, plongé dans la tempête et entendant, tel un Ulysse, la houle et les chants de guerre et de révolution, solidement arrimé à son être intérieur… C’est ainsi que finit par s’établir une connexion entre lui et nous.
Ernst Jünger est largué, mais tient une conscience aiguë de la nature démoniaque des événements qui se déroulent. Russes, Allemands, les soldats de cette guerre sont des lémures, les dignitaires nazis des lémures, certains civils français sentant tourner le vent et cédant à la violence des lémures… Le nihilisme d’Hitler est celui plus général de la modernité, de ses guerres, de sa technique, de son mercantilisme… Un soir, de retour d’un dîner en ville, ayant traversé la place de la Bastille, il fait cette description :
« Le génie ailé de la Bastille, avec son flambeau et les tronçons de chaîne brisée qu’il tient dans ses mains, éveille en moi, chaque fois que je le vois, l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse et qui porte loin. Il donne le sentiment à la fois d’une grande rapidité et d’un grand calme. On voit ainsi exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir. Tout comme se sont unis pour l’instituer l’esprit plébéien et l’esprit mercantile, il conjugue en lui la violence des Furies et l’astuce de Mercure. Ce n’est plus une allégorie ; c’est une véritable idole, environnée de ces souffles d’une violence terrible qui, de tout temps, ont auréolé ces colonnes d’airain. »
Avec Jünger, nous voilà perdus dans un monde où les humains autour, comme enivrés par l’odeur de mort, cèdent à d’obscures énergies. Chacun pour ses bonnes raisons, ses prétextes. Dans l’air, une électricité maléfique s’est emparée des hommes. Nous saisirons là le pont entre ce livre et nous. Nous aussi, pouvons sentir se répandre une « morgue d’époque » similaire, en ces temps où des partis adverses nous prennent entre les feux de leurs incantations sans que nous comprenions l’urgence de leurs motifs, chacun appelant à combattre tantôt pour la Syrie, le Jihad, la liberté d’expression, le droit de s’exprimer seins nus, ou pour le port du voile ou son interdiction, tantôt pour le droit d’ultra-minorités représentant quelques centaines de personnes, ou contre l’antisémitisme, ou encore contre la Russie, ou pour les « rebelles » d’on ne sait où…
Le combat est sur toutes les lèvres, et dans ce monde où l’ultra-médiatisation et sa mondialisation sont une formidable caisse de résonance, le moindre différent fait naître des remparts. Les « appels à la paix » eux-mêmes sont une façon de susurrer la guerre, de nous accoutumer à sa venue alors qu’on ne voit pas pourquoi il en serait question au juste. Et voilà que, sans pouvoir donner de raison valable, chacun peut sentir un conflit venir ou se faire à l’idée qu’un jour il aura à se planquer. Peut-être le meilleur pas vers la paix commencerait-il par l’extinction de tous les écrans, de toutes les radios.
« Lorsque la globalisation se faisait attendre, tout le monde l’appelait de ses vœux. L’unité de la planète était un grand thème du modernisme triomphant. On multipliait en son honneur les ‘expositions internationales’. Maintenant qu’elle est là, elle suscite plus d’angoisse que d’orgueil. L’effacement des différences n’est peut-être pas la réconciliation universelle qu’on tenait pour certaine. » – René Girard dans Celui par qui le scandale arrive
« Après les trois premiers jugements de valeur, on sait que l’interlocuteur appartient à l’autre camp, et l’on se cantonne dans de courtois lieux communs. »
Ernst Jünger dans Premier et second journaux parisiens.
Dans son journal parisien, alors qu’il est officier de l’armée allemande d’Occupation, Ernst Jünger raconte au 7 juin 1942 l’arrivée dans les rues de l’étoile jaune :
« Dans la rue Royale, j’ai rencontré pour la première fois de ma vie l’étoile jaune, portée par trois jeunes filles qui sont passées près de moi, bras dessus bras dessous. Ces insignes ont été distribués hier ; ceux qui les recevaient devaient même donner en échange un point de leur carte de textile. J’ai revu l’étoile dans l’après-midi, beaucoup plus fréquemment. (…) Un tel spectacle n’est pas sans provoquer un choc en retour – c’est ainsi que je me suis senti immédiatement gêné de me trouver en uniforme ».
Et, quelques jours plus loin :
« L’après-midi, à Bagatelle, Charmille m’a raconté qu’on arrêtait ces jours-ci des étudiants qui avaient arboré des étoiles jaunes avec diverses inscriptions telles que « Idéalistes » et d’autres du même genre, afin de se promener ainsi, démonstrativement, sur les Champs-Elysées ».
On visualise sans peine cette action de détournement tant elle aurait pu avoir lieu hier, initiée sur les réseaux sociaux. Les manifestations pacifiques, sittings, actions de désobéissance, nous semblent un apanage de la modernité remontant peu ou prou aux années soixante ; les voir évoquées à cette époque créé comme un choc de temporalité.
C’est comme lorsqu’on découvre que les dictons vandales inscrits sur les murs de Pompéi étaient déjà les mêmes que ceux qu’on trouve aujourd’hui dans n’importe quelles toilettes de bar.
Chaque période de l’histoire véhicule son imaginaire, son propre décor, qui pour exister, a besoin d’être exclusif et hermétique aux autres. Chaque épisode historique vit pour lui-même, comme un monde parallèle, et veille à ne pas se laisser inonder par l’imagerie des autres épisodes. Lorsque des passerelles existent entre eux, l’esprit les gomme jusqu’à faire oublier ce qu’elles ont d’intemporel, ou de contemporain : on ne réalise pas intuitivement par exemple que Louis-Philippe se passe au même moment que les cowboys de la conquête de l’Ouest ! On préfère rêver aux cowboys ou bien à Louis-Philippe. A la Seconde guerre mondiale ou bien à mai 68. L’un après l’autre. Entretenir des images nettes et établies.