Ne pas juger

étagère de la pensée

Voilà une prière qui est régulièrement faite et que nous n’avons jamais réellement comprise. « Ne pas juger ». Quand nous l’entendons, nous hochons la tête et feignons d’obtempérer car nous sentons bien, au ton, que « juger » est alors perçu comme une abomination. Mais en réalité, nous tremblons à l’idée que l’interlocuteur repère notre manège, et s’aperçoive que nous ne savons absolument pas de quoi il parle.

Quelle commande neuronale faut-il enclencher pour désactiver cette fonction ? Je n’en ai aucune idée tant au contraire, « juger » me semble la fonction première voire unique de l’intelligence. Il y a des gens qui peuvent ne pas juger ? Et que font-ils alors ? La chose traverse leur cerveau sans n’y rien ranger ni déranger ?

Le problème n’est pas de juger, mais de juger juste. Le problème n’est pas de coller des étiquettes aux choses, de ranger les gens dans des catégories… mais que ces étiquettes et ces catégories soient mal faites, mal conçues, trop simples, désuètes, trop rigides ou au contraire trop poreuses…

Le cerveau est une machine à classer, à juger, à ranger… et l’intelligence est l’art de bien concevoir les étagères de sa pensée.

Oui, je juge !

Déphasage

déphasage

Etre déphasé, c’est ne pas être tout à fait où l’on est, ou ne pas être à ce que l’on fait. Dans le métro, on n’est par exemple jamais complètement dans le métro, en train de prendre le métro. On est ailleurs : dans ses pensées, dans un livre, dans ce qui se présente à observer… On est déphasé.

En d’autres endroits au contraire, on est absolument en phase. Il est rigoureusement impossible, par exemple, lorsque l’on plonge dans un bain chaud, de s’évader et d’être ailleurs que dans ce bain ; quand bien même on avait prévu d’y lire un bouquin ou de réfléchir à un problème, l’esprit est immobilisé et prisonnier de la torpeur du bain chaud, et ne peut absolument pas vaquer à autre chose.

Et maintenant : lorsque vous avez passé un week-end ou une semaine chez des amis ou de la famille, lorsque vous avez été immergé un temps en compagnie et en communauté et qu’il vous faut rentrer, ne vous privez pas de ce moment : quittez ce petit monde un peu plus tôt que nécessaire, faites-vous déposer à la gare trente minutes avant le train et allez vous y ennuyer seul. Vous voici alors en lévitation entre deux phases : encore mentalement dans le séjour passé, le moment écoulé, et déjà passé à autre chose, déjà de retour. Entre phasage et déphasage.

devant la gare

Intention qui compte

« Bah, c’est l’intention qui compte ! »

Pourquoi croyons-nous à cela si volontiers et si spontanément : que c’est l’intention qui compte ? Plus qu’une façon de parler, plus qu’un lieu commun distraitement répandu, c’est une conviction complètement assimilée, une intuition inébranlable qui fonde jusqu’à notre perception de la justice et de la morale. Cela semble le bon sens même, que ce soit l’intention qui compte, que les circonstances viennent atténuer ou accentuer la responsabilité, que la préméditation prime sur le résultat d’une action…

Cela ne devrait pourtant pas couler de source : il n’y a aucune raison, aucune logique à ce que ce soit l’intention du geste qui compte plutôt que sa conséquence. D’un point de vue matériel, il n’y a rien de juste à sanctionner un acte à l’aune de son intention plutôt qu’à celle des effets qu’il engendre. Car à la fin du compte :

  • qu’importe l’intention si elle aboutit à son contraire ?
  • qu’importe la volonté de bien faire lorsqu’objectivement, on a tout foutu par terre ?
  • qu’importe le rêve que ruminait le criminel de guerre une fois commises les exactions ?

D’ailleurs, on cesse souvent immédiatement d’y croire, à l’intention qui compte, dès lors que le sujet nous touche d’un peu près : dès lors que c’est mon enfant qui s’est fait écraser, je n’ai plus rien à faire que le chauffard ait eu l’intention ou pas de tuer. Et à l’inverse, dès lors qu’un croque-en-jambe me fait tomber le nez sur un ticket de loto gagnant, je n’ai plus rien à faire qu’il ait été malintentionné. Au contraire : dans mes bras, mon ami ! 

Si l’on s’en tient au strict point de vue rationnel, la justice de l’intention qui compte n’est pas fondée, du moins pas plus que son contraire. Ce sont simplement là deux idées opposées de la justice, qui se valent au regard de l’objectivité métaphysique : il y a une justice à considérer l’intention bonne ou mauvaise qui préside à l’acte (considérer par exemple qu’un crime est aggravé lorsque le motif est crapuleux, raciste, etc.) et il y en aurait une autre, tout aussi rationnelle, à juger les actes de même nature sur un même plan (un crime est un crime, un vol est un vol, tous commis à l’égard du monde et méritant à ce titre la même clémence ou la même sévérité).

Pourquoi est-ce la première justice qui nous semble plus « naturelle » et plus humaine, et pourquoi la seconde nous paraît inévitablement plus terrible ? Dans un monde qui s’affirme moderne, rationnel, dés-idéalisé et désacralisé, dans un monde qui ne veut croire qu’à ce qui existe… pourquoi ne pas s’en tenir à juger un acte à sa matérialisation et à son résultat, et pourquoi vouloir aussi et avant tout juger « l’esprit » de l’action ?

Peut-être justement parce qu’il n’est pas de monde sans idéal et sans sacralisé. Juger l’intention, c’est peut-être l’aveu irréductible que l’on croit à l’existence concrète de l’esprit, à une vie de l’âme, et même plus : à la primauté de cette âme sur la réalité matérielle.

L’athée qui nous explique que lui, il est athée…

Il y en a toujours un à la table, et c’est particulièrement savoureux lorsqu’il s’agit précisément de la cruche qui s’est compromis dans la conversation précédente par ses banalités. Car c’est avec précaution et non sans un air supérieur qu’il nous fait cette confidence : il est athée, lui !

Comme s’il risquait de choquer certains convives. Comme si cette opinion n’était pas commune, et que c’était cette conviction, et non l’inverse, qui était délicate à confesser. Et surtout : comme si les autres n’y avaient pas songé, avaient benoîtement gobé leur catéchisme pendant que lui se creusait les méninges !

Il est athée, lui. Question réglée. Tant d’hommes ont cru avant lui, et aujourd’hui encore des esprits éminemment éclairés se réfèrent à la foi, mais peu importe, ça ne fait pas vaciller la certitude de son doute. A aucun moment il n’envisage que peut-être, la foi recouvre une dimension qui lui échappe, un peu plus riche et complexe que ce qu’il présuppose. Il a bien réfléchi, lui : cette histoire de Dieu à barbe dans le ciel ne lui inspire rien de bon qui vaille ! Asseyez-vous et prêtez l’oreille, il va vous expliquer !

Comme si la vie de l’esprit ne devait pas être une errance permanente dans le désert de l’incertain, du faux-semblant… Comme si chacun ne devait pas être condamné à être balloté du désespoir à l’espérance jusqu’à la fin de ses jours…

Et le revoilà bientôt qui pousse la balourdise jusqu’à nous expliquer qu’il faut faire la différence entre athée et agnostique !