Considérations dilettantes sur la psychologie

Vis-à-vis de toute nouvelle personne rencontrée, nous faisons l’hypothèse a priori qu’elle fonctionne normalement, c’est-à-dire « comme nous ». C’est sur cette base que nous initions la relation. La fois où cette personne s’avère en réalité être un fou, c’est avec un temps de décalage que nous le réalisons. Souvent au prix d’un accroc avec l’énergumène, d’une entourloupe, d’une incompréhension ou d’une bonne grosse déception. Le fou joue avec un coup d’avance.

Quand un fou se déclare dans mon entourage, je suis du genre à vouloir saisir son fonctionnement interne. Seul dans mon coin, je tergiverse, je décortique… Parfois ça tourne à l’obsession : je mets bout à bout certaines scènes, certains mots, j’éclaire les faits anciens à la lumière de faits nouveaux, je mets les choses en relation… jusqu’à dégager une sorte de schéma primaire expliquant son comportement global. J’y reviens jusqu’à rendre sa folie cohérente et que j’aie l’impression d’avoir élucidé le mystère. Au final, je me retrouve avec, quelque part dans le cerveau, le dossier de la personne autopsiée (à y réfléchir, c’est à se demander si ce sont ces personnes qui sont des « cas » ou si ce n’est pas plutôt moi).

Ce qui est drôle, c’est que ce travail d’analyse, que je prenais pour une observation personnelle et méticuleuse, a été un jour réduit à néant par la lecture fortuite d’articles qui décrivaient trait pour trait mes « spécimens » ! Là où je pensais avoir mis en cohérence un cas individuel, je n’avais fait en réalité que réinventer l’eau chaude : mes interprétations sinueuses correspondaient à des cas cliniques tout à fait connus et répertoriés par la psychologie, et tenaient parfois en un mot. Sous cette lumière, mon ami tordu soi-disant difficile à saisir devenait un simple « pervers narcissique » ! Et telle collègue au comportement déstabilisant était en fait une bête et simple « personnalité histrionique » !

Fig. 12 : fil à couper le beurre

Soudain, l’insaisissabilité du fou disparaît sous l’étiquette qu’on peut lui apposer. Et justement – je le découvre au fil de ces lectures fortuites – c’est en fait un dilemme qui oppose deux approches en psychologie. Si je comprends bien :

  • il y a la psychanalyse, qui traite « au cas par cas ». Elle vise une compréhension globale, profonde et exhaustive de l’individu. Elle s’attèle à démêler l’expérience singulière du patient pour remonter au traumatisme perturbateur.
  • il y a le comportementalisme, à travers les thérapies cognitives et comportementales (TCC), qui « pose des étiquettes » sur les pathologies et les patients pour leur appliquer un traitement-type. Ici, plutôt que de chercher la « cause », quête jugée illusoire, on soigne les souffrances visibles qu’engendre la pathologie.

En somme, la psychanalyse fait dans le sur-mesure et le comportementalisme dans le prêt-à-porter ! Freud décortique le cas particulier du petit Hans à force de longues séances d’écoute, et le comportementaliste, lui, après un rapide examen, le rattache à une pathologie-type et cherche à comprendre non pas pourquoi il a peur des chevaux, mais comment il peut atténuer ses angoisses. Il lui donnera peut-être une petite pilule pour être plus relax, et hop !

Psychanalyse contre TCC

La première approche semble plus « humaine », plus soigneuse, en comparaison du comportementalisme qui semble borné, expéditif, agissant sur des symptômes sans chercher à comprendre le fond du mal-être… Pourtant, l’approche comportementaliste me semble éthiquement plus juste. Bien sûr, je vois bien le gâchis qu’il y aurait, au niveau personnel, à aborder les gens sous le seul angle des « étiquettes comportementales » ; on ne tirerait pas la même richesse de nos relations si l’on voyait d’emblée les gens comme « schizoïdes » ou « obsessionnels » sans les expérimenter plus avant. Mais d’un point de vue strictement médical, si la psychanalyse est plus soigneuse, le comportementalisme est plus soignant ! Il opte pour le pragmatisme et se fixe des objectifs concrets, là où la psychanalyse se hasarde dans une aventure plus intellectuelle que médicale. Aventure évidemment passionnante à étudier, mais dont le but premier n’est pas de guérir. A ce titre, elle parle avant tout à des gens qui aiment raisonner, conceptualiser, ou se mirer dans leur mal-être, plus qu’à ceux qui désirent aller mieux.

Une lectrice a un jour laissé dans les commentaires cette citation : « Les gens simples ne sont pas si simples qu’on croit. Mais les compliqués ne sont pas si compliqués non plus. »

C’est un peu comme si, vous êtes une voiture et vous perdez de l’huile, la psychanalyse se proposait de vous démonter pièce par pièce pour comprendre d’où vient la fuite et de vous faire comprendre pourquoi l’huile est importante pour le moteur. Le comportementaliste, lui, vous jugera sur pied, estimera que vous êtes un genre de Renault, et se référera au manuel du constructeur pour aller directement toucher au filtre à huile. Bien sûr, vous n’êtes pas vraiment une Renault Scénic, vous avez vos spécificités qui vous rendent à nul autre pareil, mais enfin, grosso modo vous êtes un genre de Renault. C’est comme si, votre femme vous a plaqué, le psychanalyste allait chercher à vous faire comprendre qui était Mireille, quelle était sa relation à vous, que recherchiez-vous en elle… Tandis que le comportementaliste, lui, estimera que – bien sûr Mireille est Mireille, m’enfin on sait tous ce que c’est que de se faire larguer, et il vous tiendra les paroles qu’un bon copain pourrait tenir en pareilles circonstances. Qu’est-ce qui « guérit » le mieux ?

Ce qui me plaît aussi, c’est l’implication philosophique du comportementalisme. Il y a une certaine forme de courage dans le renoncement. Accepter de se prendre pour un cas parmi d’autres, interprétable par les grilles standard de la psychopathologie du commun des mortels, alors qu’il est tellement plus plaisant de se voir comme un cas unique à l’intimité si complexe qu’elle nécessite d’être dépêtrée par un éminent analyste… Renoncer à comprendre la cause profonde de la souffrance de l’être, admettre qu’il n’y en ait peut-être pas une mais un ensemble de causes, trop broussailleux pour être démêlé. Pas de cause mais un lot personnel (le vécu, l’héritage génétique et que sais-je encore) sur lequel on ne peut agir parfois que marginalement, et qui rend chacun enclin à plus ou moins de nervosité, plus ou moins de rigidité, plus ou moins de dépression, plus ou moins de confiance en soi… Renoncer à courir après cette complexité inextricable, renoncer à comprendre trop finement ce qui nous est de toute façon inaccessible, et se fixer un but plus modeste mais aussi plus réaliste et plus essentiel.

C’est l’enseignement de cette vision des choses : qu’il n’y a pas de salut ou de miracle derrière la compréhension de soi, mais tout au plus une meilleure acceptation, et quelques leviers modestes et simples pour améliorer sa condition, à la marge.

Société d’information : la réalité sous-titrée

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Vous vous levez un matin, et tandis qu’au lavabo vous vous aspergez d’eau le visage, une voix à la radio vous demande de ne pas manger trop gras, trop sucré ou trop salé. Vous êtes dans le futur et dans la société d’information.

Dans le futur, la réalité est explicitée et toute chose vient accompagnée de son enrobage d’information. Objets, lieux, personnes… Tout est délivré avec le commentaire adéquat.

Les produits font évidemment figurer leur notice d’utilisation, mais aussi des histoires, des anecdotes, les légendes qui leur sont liées… Chaque produit indique son origine, l’histoire de son invention, comment il doit être utilisé et comment il ne doit surtout pas être utilisé, ce qu’il fait de bien ou de mal… Chaque produit peut proposer des jeux ou des films qui le mettent en scène…

Avec la réalité virtuelle, dans le futur, il n’y a plus de limite à la quantité d’information qu’on peut associer aux choses. On explique tout sur des pancartes, des étiquettes, ou virtuellement par de petites légendes électroniques de réalité augmentée, ou encore par des commentaires sonores.

Dans le futur, vous vous promenez et les endroits que vous traversez mentionnent les histoires et les informations qui leur sont attachées. Telle ruelle vous informe qu’un architecte de renom a conçu le lieu. Ou qu’un éminent personnage y est passé. Ou que c’est là qu’ont eu lieu tels et tels moments de l’Histoire. On vous indique que cette ruelle apparaît dans tels et tels films, et vous pouvez immédiatement visionner l’extrait vidéo.

Dans le futur, les actions et tout ce qui se passe est auto-explicite. Tout a sa fiche ou son discours de présentation. Sur un chantier en cours, dans une agence ou un magasin, des panneaux vous expliquent dans un langage simple et limpide ce qu’il se passe ici, ce qu’on y fait, « qui fait quoi »…Vous pouvez lire le prénom du sémillant jeune homme qui reçoit au guichet, consulter son parcours, en savoir plus sur ses centres d’intérêts… A propos de presque toute chose, vous pouvez « lire la suite »…

Partout de la pédagogie, de l’explication, de l’information. Dans le futur le monde est une sorte de grande Géode, un Parc de la Villette pour les adultes et les enfants, un « musée » merveilleux pour qui a la curiosité de s’intéresser… Dans le futur, la réalité vaut autant que son commentaire. La vie n’est plus que l’ombre de ses histoires et la légende d’elle-même, mais au moins nous sommes conscients et avertis.

La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.