Dissonances linguistiques

Entendu dans l’avion l’exclammation de ma voisine Américaine à propos du séjour en Turquie qui l’avait enchantée : « Everything is so old » ! Bilan pour le moins expéditif.

Everything is so old : Istanbul, le pays, les mosquées, les vestiges byzantins ou les monuments kémalistes, toutes les époques et toute l’histoire dans un seul et même sac « old », loué sans nuance ni aucune distinction… On n’imaginerait pas, en français, revenir de voyage avec ce seul constat extasié. 

La langue américaine sait réduire la complexité des choses à une expression simple et concise. C’est un sentiment qu’avaient déjà pu me laisser d’autres expressions entendues lors d’un voyage aux Etats-Unis : ce terrible aplanissement de la langue, laissant croire à un terrible aplanissement de la pensée. Un Américain peut par exemple nous demander, aux abords de l’un des magnifiques parcs naturels du pays, si l’on a vu de la wildlife – la « wildlife » étant à prendre comme un vaste fourre-tout allant des animaux sauvages aux paysages naturels… Ou encore ce brave Américain nous encouragera à faire un détour par telle ville, because : there’s a lot of culture

Terrifiant, non ? La perception du monde que sous-tendent ces expressions : 

  • il y a la « life » d’un côté, et la « wildlife » de l’autre : bien délimitée par les frontières et les réserves – en bref tout ce qui n’est pas humain ou domestiqué, tout ce qui n’est pas en fer ou en plastique… 
  • il y a les endroits normaux d’un côté, et les endroits où « il y a de la culture » de l’autre. La « culture », ils peuvent vous la montrer sur une carte : c’est ici dans cette petite ville reconstituée du Far-West, là dans ce musée d’art moderne, et ici encore dans cette mission de Franciscains…

Comme si la culture n’était pas un peu partout et nulle part à la fois. Comme si c’était quelque chose de si marqué, à séparer de la vie… Comme si le monde était binaire et que les choses étaient soit « new » soit « old », et comme s’il y avait cette « culture », ou cette « wildlife », telle une matière pâteuse, indéfinie, fluide, comme on dit qu’il y a « de l’eau »…

Un ouvrage remarquable et ambitieux paru il y a quelques années, le Vocabulaire européen des philosophies (ou Dictionnaire des intraduisibles), mettait en évidence ces dissonances linguistiques : les différences de conceptions qu’impliquent le langage. Une expression aussi simple et neutre que « il y a », par exemple : 

  • en français, « il y a » est un constat et désigne ce qu’on a devant soi, 
  • en allemand, « es gibt » semble parler de ce qui est donné, comme dans l’énoncé d’un problème mathématique : une entité abstraite a décrété cet état de fait,
  • en anglais, « there is » dit encore tout autre chose : « il y a » devient « il est » et implique une notion d’essence, « d’être au monde », comme on dit…

C’est une chose que nous n’imaginons pas toujours : combien les différentes langues proposent, bien plus que des équivalents pour dire une même chose, différentes façons de voir le monde et de le penser.

Crise

Je fais peut-être partie d’un cercle de privilégiés me direz-vous… mais cette crise dont on parle depuis 2008, cette « crise » ne me fait aucun tort : je me porte plutôt bien ! Oh, économiquement, j’ai bien eu une petite passe difficile, juste avant « la crise »… Mais raisonnablement je serais gonflé de me plaindre ! Car je dois bien le reconnaître : malgré toute l’énergie que le monde emploie à me convaincre du contraire depuis plus de 2 ans maintenant, je me porte à merveille !

Deux ans que j’entends parler quotidiennement de gens « frappés par la crise », tombés au chômage ou suicidés parce que trop forte pression économique… Ou bien d’astuces pour faire des économies de bout de chandelle… J’entends dire que « les gens » se serrent la ceinture, ont le moral en berne… Mais je ne vois rien de tout cela ou pas grand chose. Je ne constate pas de changement par rapport à quand ça allait bien. Sinon dans les sujets de conversation, de reportages tv, ou dans les arguments des commerçants…

J’ai conscience que cela peut paraître indécent de le dire si posément mais je l’avoue tout net : je ne suis pas en crise, et autour de moi je ne vois personne vraiment « en crise ». Ou bien je ne sors pas assez de chez moi ? Mais cette « crise », censée être la pire depuis 1929, je lui trouve pâle mine. A côté, les photos d’Américains du siècle dernier en noir et blanc ont tout de même plus de gueule. Cette crise, « qui devra amener inexorablement à poser la question de la réforme du capitalisme » (est-ce que les journaux qui écrivent ça le croient vraiment ?), me donne plutôt l’impression que tout va continuer comme avant. Que « la crise » est simplement la couleur de fond de ces 3 ou 4 années, comme la mode a ses saisons.

Bientôt il faudra changer le disque. 

Alors bonne année ! Avec une petite pensée pour ceux qui seraient vraiment dans la panade…