Qu’est-ce qu’ils savent, les docteurs ? Ils gagnent leur vie en ordonnant aux gens de faire le contraire de ce qu’ils font, et c’est là tout ce qu’on peut savoir de ces singes dégénérés.
William Faulkner, dans Sartoris.
Qu’est-ce qu’ils savent, les docteurs ? Ils gagnent leur vie en ordonnant aux gens de faire le contraire de ce qu’ils font, et c’est là tout ce qu’on peut savoir de ces singes dégénérés.
William Faulkner, dans Sartoris.
Nombreux (et inopérants) sont ces films qui, pour accentuer le drame, ne savent que surenchérir sur l’enjeu : pour que le spectateur en pince, le suspense ne porte plus seulement sur l’issue de l’aventure, mais directement sur la vie ou la mort du héros. Et pour le film suivant, croyant faire encore plus fort, ce n’est plus seulement le sort du héros qui est en jeu, c’est celui du pays tout entier, ou même de la Terre, pourquoi pas, menacée de destruction. Et si cela ne suffit plus pour tenir en haleine, alors c’est la galaxie qu’on met en péril, en proie à un Méchant qui veut la pulvériser… Le film en est tellement plus intense et plus grandiose, n’est-ce pas ?
Ce cheminement intellectuel qui consiste à croire que l’on renforce l’intérêt et l’implication du spectateur en mettant dans la balance émotionnelle la destruction de la galaxie, parce qu’ainsi il se sent immanquablement inclus et concerné, ce cheminement est une erreur grossière, une méconnaissance de l’univers et de ses lois. En vérité je vous le dis, l’escalade vers un enjeu toujours plus grand, vers une échelle de catastrophe toujours plus « macro », est inutile. Car l’existence s’ajuste toujours aux proportions de l’univers dans lequel elle s’inscrit.
Ainsi, un géant ne sent pas ses tracas plus graves du fait qu’il soit plus grand : il a ses problèmes et la fourmi a les siens, aussi insurmontables pour l’un et pour l’autre. Gulliver ne voit pas ses joies et ses peines décuplées par rapport à celles d’un lilliputien. Et un PDG du CAC 40, alors qu’il pilote une entreprise internationale de centaines de milliers d’employés, ne se fait pas plus de frayeurs qu’un petit patron de PME, il n’a pas plus d’emmerdes à gérer, ne supporte pas de poids plus lourd sur ses épaules que le petit patron. Tous deux ont le même nombre d’heures dans la semaine pour faire ce qu’ils ont à faire. Le drame de leur vie s’ajuste automatiquement à l’échelle de leur environnement, chacun a l’impression de vivre sa responsabilité à son maximum d’intensité.
Ainsi, au cinéma comme dans la vie, l’échelle à laquelle on agit, la dimension de l’enjeu auquel on est confronté, ne sont pas proportionnelles à l’intensité dramatique. Le fait que Bruce Willis sauve l’humanité en détournant un météore prêt à entrer en collision avec la Terre, en soi, n’est pas automatiquement porteur d’un drame accru, par rapport à l’histoire que serait celle, portée à l’écran, d’un type fumeur qui passerait son dimanche soir à chercher un tabac ouvert. C’est peut-être même bien le contraire ! Une belle démonstration de cette relativité est l’univers littéraire créé par William Faulkner. Ici, on le constate, nul besoin de parcourir le globe, nul besoin de viser l’universel et les étoiles : toute la tragédie humaine peut tenir dans les petites histoires misérables du sempiternel Yoknapatawpha (à tes souhaits), ce minuscule comté rural du sud des Etats-Unis que l’écrivain aura passé sa vie à arpenter par ses histoires sans jamais en sortir.
Tout horizon, aussi réduite que soit sa circonférence, est donc un univers à part entière, un infini qui épouse automatiquement l’échelle de vie de chacun. Le philosophe compare l’homme à une araignée sur sa toile de conscience. Peu importe les questions métaphysiques, peu importe la taille de l’univers, le monde peut être aussi grand qu’il veut : son étendue se résumera toujours, pour nous, à cette toile et à ce qui veut bien s’y laisser prendre. Il est sage de savoir que son horizon est réduit et de se concentrer sur les choses que sa conscience peut « attraper ». Il est sage de savoir que son horizon est réduit et que cela n’en amenuise aucunement l’amplitude et l’intensité de la vie.
« Dès la seconde fois où je t’ai vu, j’ai compris ce que j’avais lu dans les livres mais que je n’avais jamais vraiment cru : que l’amour et la souffrance sont une seule et même chose, et que la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut sacrifier pour le connaître ; et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même ».
William Faulkner dans Les palmiers sauvages.
Vu The Radiant Child, film documentaire sur le peintre Jean-Michel Basquiat.
Toujours impressionnant de regarder les images sur le vif d’un peintre à l’œuvre : on se retrouve face à la sûreté du geste, à l’infaillibilité du mouvement… Même pour Basquiat et ses griffonnages : à le voir travailler, rien n’est laissé au hasard. Le pinceau bave à juste titre, dérape à bon escient, à un endroit précis et pas ailleurs… Et lorsqu’il revient sur telle et telle lettre d’un mot inscrit pour la raturer, il paraît soudain évident que c’était précisément celle-là qu’il fallait raturer pour rendre effet, et pas une autre ! Petit à petit, par touche, sous nos yeux, l’œuvre tend vers sa forme parfaite dans le moindre détail.
Et pourtant… Cette perfection n’existe que dans l’œil du public : pour le public seulement, l’œuvre revêt ce caractère sacré, intouchable, parfait. L’artiste, lui, y trouve à redire, il la referait dix fois, et dix fois différemment. Le bruit et la fureur, par exemple, le chef-d’œuvre de Faulkner : il semble avoir été écrit d’une traite, comme dicté par la grâce ou par la foudre. Mais il est en réalité une succession de versions insatisfaites de la même histoire : l’auteur l’a écrit et réécrit trois, quatre, cinq fois sans jamais être repu. Ce que l’on prend pour « parfait » n’est que l’une des versions de l’oeuvre qui pouvait être écrite. Son caractère parfait, arrêté et définitif tient simplement à ce qu’on l’a figée arbitrairement en l’imprimant et l’éditant dans cet état. Mais qui sait si Faulkner n’aurait pas réécrit infiniment l’histoire qui le hantait sous une forme toujours nouvelle ? Et le peintre, lui aussi, a toutes les raisons de ré-envisager sa toile sitôt qu’il croit l’avoir finie.
Ainsi, là où dans l’œuvre, le public voit une perfection éternelle capturée, l’artiste, lui, ne voit jamais qu’un reflet trouble de son idée initiale. Idée par nature vivante, fuyante, qui très vite ne se reconnaît plus dans l’empreinte qu’elle a laissée la veille. Idée qui ne perdure dans son intégrité que dans l’esprit du génie qui l’a enfantée. Et nous devons lui apparaître, à ce génie, comme de sauvages idolâtres, nous qui nous accrochons pauvrement aux signes visibles, nous qui croyons avoir vu la bête fabuleuse là où il n’y a qu’une trace de pas fossilisée dans la roche…
La perfection n’est pas dans l’œuvre ; elle l’a depuis longtemps désertée. Et il y a tout lieu de revenir de la découverte d’un artiste comme une touriste coréenne revient du musée de l’Orangerie : de retour à Daejeon, il lui faut bien constater que sa médiocre photo numérique n’a en rien immortalisé son impression des Nymphéas !
C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.
Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !
De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.
Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar, Faulkner, en noir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !
Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chose, savoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.
Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.
C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !
William Faulkner dans Sartoris :
« C’est curieux, mais quand quelque chose ne va pas, les hommes vous conseillent tout de suite de vous faire examiner les dents, et les femmes de vous marier.
Ce sont toujours ceux qui ne sont bons à rien qui vous donnent des conseils. C’est comme ces professeurs d’université qui ne possèdent même pas une paire de chaussettes et qui vous enseignent comment gagner 1 million en 10 ans. Et une femme qui n’a jamais pu trouver de mari vous dira toujours comment élever vos enfants. »
Notre époque use du même mot pour nommer Rembrandt et Beigbedder. Ingmar Bergman et Keanu Reeves. Les Rolling Stones et François Bégaudeau. Le même nom pour celui qui, de la matière, fait naître un morceau de vérité humaine, et pour celui qui occupe la scène et jouit de la frivolité de ses fréquentations. Le même nom à l’artiste et à celui qui se proclame comme tel.
Les 2 notions sont pourtant distinctes, je suis certain que les artistes de la 2ème catégorie pourraient en convenir, et choisir un autre mot pour peu qu’on leur explique clairement. La confusion vient avant tout de l’image attachée au mot « artiste » dans la représentation collective.
Malgré cette inversion, nous nous laissons croire qu’on vit encore dans cette conception 19ème : nous ne voulons pas renoncer à ce fantasme où « artiste » est le privilège de quelques âmes maudites par une société conservatrice, quand bien même il est évident que l’art est désormais encadré, encouragé, vénéré… Non, nous voulons continuer à croire qu’il y a encore de la subversion à faire jaillir à la face des rats. L’artiste veut conserver, en plus de ses nouveaux avantages, l’ancien prestige de la fonction.
Oeuvre cinématographique Oeuvre cinématographique
C’est ainsi qu’on voit défiler ces « artistes » : ces personnes qui nous bassinent, non pas avec des créations qu’elles tenteraient de faire valoir à tout prix, mais avant tout par ce qu’elles n’ont justement rien d’autre à produire que la revendication de leur état d’artiste. L’imposture étant facilitée par 50 ans d’art « contemporain », on voit célébrés comme artistes des gens sans aucune activité ni création, juste une envie de se proclamer laissant après eux un vide béant. En fait d’art, ces personnes n’offrent en général qu’une vague habileté à un passe-temps, ou à rien du tout dans le pire des cas. Elles n’ont manifestement rien à proposer au monde que cette velléité impétueuse d’être artiste.
Ceux-là se nomment artistes mais sont au fond moins fascinés par l’art lui-même que par les artistes qu’ils ont pu voir et leur mode de vie. Ils sont artist-istes, si l’on peut dire. Dès lors, ils s’efforcent de relever les traits caractéristiques de l’artiste pour les singer. L’artiste est en général maître d’une technique ? Alors la technicité est la finalité de l’art. Certaines œuvres d’art ont choqué ? Alors la subversion est le propos de l’art, etc. Pour le reste, ils ne font que parler : ils ont des théories et des airs inspirés, vous parlent de leur roman en cours, de leur prochain concert, du projet sur lequel ils veulent travailler… Ils mettent l’art dans la conversation, le réduisant la plupart du temps à une question binaire (émotion/froideur, violence/douceur, brut/sophistiqué, etc.) et finissent par parler d’eux.
Pendant ce temps l’artiste travaille dans le silence de son atelier : il passe son temps à l’être plutôt qu’à le crier sur les toits. Lui n’est artiste qu’au sens plus simple d’artisan, il ne se fait pas une telle idée de sa fonction. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de se féliciter de son talent plus qu’un plombier de réparer une chasse d’eau (à ce sujet, Audiard raconte avec drôlerie l’abîme qui séparait 2 mondes : la prétentieuse Nouvelle Vague d’un côté qui entendait faire de l’art et crachait sur son cinéma à lui, et lui qui faisait des films sans prendre son art pour autre chose qu’un simple gagne-pain).
Le cirque des artistes-imposteurs ne serait pas bien méchant s’ils n’étaient pas par là-même d’importuns bousilleurs : se croyant adeptes de leur art, ils en agitent la vase depuis la surface, moyennant quoi les véritables artisans qui explorent les profondeurs passent inaperçus et l’art en question, dans son ensemble, est gâché. Il est important de ne pas subventionner ces gens de quelque manière que ce soit, même « pour rire ». Aidons au contraire à ce qu’ils vivent chichement, et avant tout rassurons-les sur le fait que, quoi qu’ils fassent, ils ne sont pas « normaux » : non, ils ne sont pas « comme les autres », oui ils dérangent ! Voilà ce qu’ils recherchent. Persuadez-les que l’art est devenu une banalité qui ne les distinguent pas plus qu’un autre métier et ils abandonneront aussitôt leur marotte pour la laisser à ceux qui ont leur vérité à créer !