Déprofessionnalisation du spectacle

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Dans le futur, les métiers de l’art et du spectacle ont disparu. Subventions et autres mesures de protection n’ont rien pu y faire : internet et sa gratuité ont progressivement fait crever d’un même râle producteurs, artistes, et toutes les chaînes intermédiaires. Car dans le futur, il ne vient plus à l’idée de personne de payer pour lire, écouter de la musique, ou assister à un spectacle.

En France, où l’agonie aura été la plus longue, le Ministère de la Culture en était arrivé à racheter en masse les disques et les livres pour soutenir le marché. Mais désormais c’est fini : plus de FNAC, plus de maisons de disques, plus d’éditeurs, plus d’artistes à la télévision puisque plus rien à vendre… Et finalement plus d’artistes du tout. Du moins plus de professionnels. Les œuvres et les gens qui les font, eux, sont toujours là, c’est simplement le métier qui consiste à être artiste qui a disparu.

Dans le futur, il y a toujours des livres, des chansons, des pièces de théâtre, mais ils ne sont plus faits par des « écrivains », des « chanteurs », ou des artistes dont c’est la carrière. Dans le futur, il n’y a que des gens normaux avec un boulot, et lorsque l’un d’eux à quelque chose à créer, il le fait, sur son temps libre, et le diffuse aussitôt lui-même, gratuitement. Ce faisant, on s’est rendu compte que ce qui était rare, c’était moins le talent que les tribunes et les moyens de diffusion. Les productions sont nombreuses, et de facture plus modeste que ce que pouvait produire l’industrie. Mais la qualité globale est plutôt meilleure, car ceux qui s’expriment ne le font plus que s’ils ont quelque chose à dire ou à créer. Finies les stars accidentelles, les chanteurs dépourvus de notion musicale, ou encore les artistes qui faisaient du remplissage. Lorsqu’il est épuisé, lorsque ce qu’il y avait à dire est dit, celui qui créé s’arrête, sa vie reprend un cours normal, il recommencera plus tard lorsque l’inspiration sera là, ou bien plus jamais.

La conséquence, c’est que la production artistique et le champ des œuvres d’art est beaucoup plus vaste, éclaté, morcelé. Là où le 19ème et le 20ème siècles faisaient émerger des personnalités, des références culturelles partagées par l’ensemble de la population, dans le futur il n’y a plus d’artiste ou d’œuvre reconnus par tous, faisant repère dans l’histoire de l’art ou du spectacle. L’artiste s’est effacé derrière des œuvres d’art, presque anonymes : un film, un texte ou une musique puisé sur internet, autour desquels se forment de petites communautés. Quelques œuvres de plus grande envergure peuvent néanmoins exister, car il n’est pas rare que parmi les amateurs, certains se fassent mécènes et mettent à disposition des moyens pour faire éclore ou pour diffuser une œuvre qu’ils pensent exceptionnelle.

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Deux secteurs du spectacle font exception et continuent à fonctionner en mode industriel : le cinéma, pour des raisons évidentes de moyens et parce que rien n’a pu remplacer les salles obscures, ainsi que le secteur de la presse et de l’information. Contrairement à ce que l’on prédisait au début du 21ème siècle, presse gratuite, presse en ligne, blogs, réseaux sociaux… n’ont pu en venir à bout. Et pour cause : ils ne sont pas vraiment concurrents. Dans le futur, la survie des organes médiatiques professionnels s’est avérée nécessaire pour produire la matière première reprise, analysée, commentée, diffusée par les « médias libres »… Tout ce petit monde s’est simplement réorganisé. Les grands médias ont fusionné avec les instituts d’études pour se concentrer sur la production de données brut et objectives – ce sont des sortes de grossistes de l’information, qui vendent et diffusent des rapports – tandis que la presse d’opinion, le travail de commentaire et d’analyse, a été laissé à la myriade de médias individuels actifs sur internet.

Presse culture

Nous espérons toujours trouver quelque chose à nous mettre sous la dent en ouvrant un magazine comme TGV, les Inrocks, ou n’importe quel journal qui nous raconte la vie culturelle, musicale, cinématographique… Nous savons pourtant pertinemment qu’ils sont vides et qu’il n’y a rien à en attendre, mais c’est tout le brio de la presse de spectacle : renouveler perpétuellement l’espoir puis le décevoir. 

Chaque fois que nous ouvrons ces feuilles, nous sommes ainsi frappés de découvrir qu’il y a très peu à dire : rien de substantiel sinon le perpétuel renouvellement des supports : livres, films, disques, concerts, artistes, personnalités… Le fond, lui, est toujours le même. Les comédiens se succèdent pour expliquer toujours la même histoire : que petits déjà, ils chantaient devant la glace ou aux repas de famille. Qu’enfants ils détestaient l’école. Que leurs parents les voulaient médecin mais que pour eux il n’en était pas question… Les groupes de rock se succèdent pour faire la même sempiternelle photo de mecs en noir qui font la gueule devant un entrepôt désaffecté.

Et curieusement, cette répétition ne lasse personne : les lecteurs continuent de lire, les journaux de raconter, d’imprimer, d’interviewer, et les interviewés eux-mêmes, de jouer le jeu sans se déconcerter. Comme si de rien n’était, rockeurs et comédiens répondent aux questions, prennent la pose, font des déclarations, comme si cela n’avait pas été fait et refait, dit et redit, écrit et réécrit des milliers de fois. A croire qu’ils ne lisent pas les magazines ! Sans quoi ils sentiraient le ridicule, ou finiraient par craindre de barber les gens. Ou bien ils réprimeraient un sourire quand ces phrases sortent de leur bouche et qu’ils s’entendent par exemple expliquer – encore et encore ! – qu’ils « n’ont pas de plan de carrière », qu’ils préfèrent « marcher à l’intuition », qu’ils détestent les étiquettes avec lesquelles on essaie de les cataloguer… Ils ne prendraient pas l’air si fin en affirmant que « la naissance de leur premier enfant a tout changé » comme si c’était une chose que les gens ne peuvent pas s’imaginer. Ou que « la politique ne les intéresse pas » mais qu’il « faudrait faire bouger les choses »… Et aucun critique n’aurait plus l’idée d’écrire des choses comme « entre pop acidulée et ballades lancinantes, [Machin] nous promène à travers un univers bien à lui, avec un goût évident pour l’expérimentation. Attention talent ! »

Il ne serait pas si long de faire l’inventaire de ces lieux communs, et ce serait à vrai dire une entreprise journalistique intéressante. Ressortir quelques années d’archives de magazines musicaux ou culturels, brasser et rassembler l’intégralité des propos, mettre bout à bout les interviews et les critiques, sur une grande page… Et dresser des tableaux, des schémas avec des flèches, faire des boîtes et des catégories pour ces interviewés qui n’entrent pas dans les cases… pour se rendre compte qu’il y a finalement peu de choses à apprendre. Toujours les mêmes, dites plus ou moins bien, plus ou moins intelligemment, par les générations de starlettes qui se succèdent. On compilerait tout ça dans un rapport, on le lirait une bonne fois pour toutes et on serait vacciné à vie de tout ce papier glacé. A la place on lirait des livres, et on écouterait de la musique.

Disposition au spectacle

Les disposés au spectacle, ce sont ces gens qui accueillent tout ce qui veut bien les distraire avec une bienveillance égale. Ils ont un a priori positif sur tout ce qui se présente de culturel, fictionnel ou distrayant. Ils ouvrent grand la bouche à tout ce qu’on veut bien mettre à leur portée.

Les disposés au spectacle sont « clients », comme on dit. « Preneurs ». Oui, ce sont typiquement des gens preneurs. Mais ne vous y trompez pas : ils ont leur capacité de jugement. Le goût et l’éducation nécessaires. Le sens critique et le discernement qu’il faut. Ils sont tout à fait aptes à choisir. Et pour faire le choix le plus fin, ils disposent de toutes les ressources :

  • leur carte UGC pour voir tout, tout le temps,
  • leur magazine culturel pour se forger un avis sur tout,
  • l’équipement hi-fi de pointe pour voir, écouter, jouer, télé-chaîne-DVD-console-projecteur, tout cela relié entre eux,
  • la crème de l’art et de la littérature dans leurs étagères, les musts du cinéma, du jazz, du classique, du rock…

Les disposés au spectacle sont aptes à choisir, mais après coup. Avant d’avaler ou de recracher ce qu’on leur a mis dans la bouche, il leur importe de goûter.

Ils goûtent et apprécient tout, ce sont d’incorrigibles curieux. Tout est digne d’intérêt pour peu qu’on se donne la peine. Il faut laisser la chance aux choses, leur offrir sa curiosité. Ce sont des goûte-à-tout. Ils vont voir cette exposition de cubes en plastique parce que « ça peut être rigolo ». Leur collection « Claude Sautet » côtoie la comédie musicale Grease. Le Stendhal en Pléiade fait face au dernier Samuel Benchetrit. Sur une île déserte, ils emporteraient un disque de Led Zep ou La princesse Mononoké… Ils dissertent avec le même sérieux de la Recherche du Temps Perdu et du dernier Spiderman. Car les disposés au spectacle sont allés voir Spiderman et en ont pensé quelque chose. Ils ont jugé de sa teneur philosophique et psychologique.

Les disposés au spectacle goûtent au meilleur comme au pire et savent même mêler les plaisirs en se concoctant des cocktails inédits, comme :

  • goûter le meilleur dans le pire : regarder un grand film, mais en streaming dégueu, sur un écran réduit, dans un compartiment de TER,
  • goûter le pire dans le meilleur : écouter la lie de la variété musicale, mais dans un casque de haute qualité, qui restitue les conditions audio optimales. Ecouter le tout bon et écouter aussi la merde, parmi les heures de musique téléchargée sur son lecteur mp3.

Boulimie culturelle. Boulimie fictionnelle. Regardez-vous, regardez autour. Faites le compte du temps passé dans la réalité et du temps passé devant une fiction. Passez-vous la majeure partie de votre temps libre dans un rêve ?

Regardez un peu en arrière : pensez-vous que votre grand-père, arrivé à 35 ans, s’achetait des bandes dessinées ? Partageait sa passion pour une série télé ? Attendait en trépignant le dernier volet d’une trilogie fantastique ? Non. Quand il allait au cinéma, votre grand-père n’allait pas voir un film, il allait au cinéma, comme on irait au théâtre de marionnettes. Se délasser. Quand il allait au musée, ce n’était pas pour se confronter au mystère hermétique d’une œuvre farfelue, mais pour suspendre un instant le quotidien et profiter du beau. La culture, le loisir : une courte parenthèse qu’il s’accordait avant de repartir du bon pied. Le temps d’une fiction, se distraire. Se soustraire.

Et vous, pour qui le loisir et la culture sont devenus affaire de sérieux ? Vous pour qui ils sont devenus la vie elle-même tandis que la réalité est devenue l’intermède, le moyen en vue du but : se payer une tranche de fiction… de quoi cherchez-vous à vous distraire ? De quoi cherchez-vous à vous soustraire ?

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 Nous qui n’aimons pas nous en faire conter, nous sommes mal disposés vis-à-vis du spectacle. Nous adoptons une méfiance a priori envers tout ce qui se présente comme artistique ou fictionnel. Nous regardons tout ce qui a été concocté pour nous avec la plus grande circonspection.

Toute nouvelle production est accueillie comme fâcheuse, suspecte, nous la recevons comme le garagiste ou le serrurier venu nous détrousser. « Que nous veut-il ? », voilà la question que nous nous posons systématiquement devant le dernier film ou le dernier roman. « Quelle nécessité y avait-il à faire ça ? ». Car il faut bien qu’il y ait eu nécessité : il n’est absolument pas naturel de vouloir berner les autres, de vouloir leur conter une histoire fictive. Il n’est absolument pas naturel de vouloir se faire berner : de jouer le jeu du spectateur et de se faire abuser de gré par une fiction. Nous sommes entre adultes. Il n’est pas naturel de vouloir jouer la comédie. Le métier d’acteur, pour nous qui sommes mal disposés au spectacle, n’est pas le plus beau métier du monde mais quelque chose de profondément suspicieux. Une velléité que nous appréhendons comme grotesque et puérile a priori. D’emblée, l’acteur nous paraît ridicule, parce qu’il est ridicule de vouloir jouer la comédie devant le monde entier, de faire semblant devant un public qui sait qu’on fait semblant.

Maintenant qu’il s’est mis à jouer, il va devoir nous montrer la nécessité qu’il y avait à le faire. Nous montrer qu’il a eu raison de ne pas s’abstenir, que cette histoire revêt un caractère essentiel en liaison directe avec la réalité de nos vies. Car oui, c’est toujours ainsi : malgré nous, que nous tombons dans le piège d’un livre, d’un film, d’une musique… C’est toujours à revers que nous nous laissons prendre et que celui-ci fonctionne. Parce que l’œuvre sur laquelle se portait notre suspicion s’avère indispensable et nécessaire, parce qu’elle est neuve et apporte véritablement quelque chose.