« Dormir sur la banquette arrière »

Baudouin de Bodinat dans Au fond de la couche gazeuse :

« Compulsant les pages Science & Progrès, à retrouver les annonces disséminées d’un proche futur robotique dont les voix de l’expansion nous vantent l’inéluctabilité très attrayante ; très occupée à nous prendre en charge, à nous faire une vie comme avant elle se réservait à la haute classe : les voitures s’y conduisent toutes seules en connaissant le chemin, se garant elles-mêmes à l’arrivée dans Smart City, dans une magie quotidienne d’objets connectés à entremêler pour nous leurs sollicitudes ; où il suffit de parler aux appareils domestiques pour qu’ils obéissent à travailler (…), et c’est l’écran plasma qui importe une série nouvelle qui nous plaira sûrement ; où le logement sera comme une entité murmurante attentive à notre confort et le dressing fait des suggestions le matin d’après la météo, la balance s’adresse à l’optiphone afin qu’il vous coache en cuisine minceur en accord avec le logiciel de suivi médical inclus dans la police d’assurance, etc., et dehors c’est le robot serveur qui vous identifie dans le cloud et connaît alors vos penchants et peut conseiller le vin ; où un discret wearable contrôle les pulsations et la glycémie, calcule les calories brûlées et peut appeler en cas de malaise, etc. Tous ces enfantillages dont on se vexerait qu’on nous en suppose ravis si nous avions encore notre tête. Mais plus sérieusement où (…) ce sont déjà des algorithmes gérant les fonds spéculatifs sans s’occuper des conséquences pour nous ; et de gentils automates « dotés d’éléments de conscience » pour donner de l’empathie aux âgés et veillant qu’ils prennent leurs gélules, et c’est un logiciel comportementaliste analysant vos tensions faciales devant l’écran pour poser les bonnes questions sans jugement moral, (…) mais plus généralement où ce sera nous dit-on des robots intelligents et infatigables à endosser les tâches pénibles à notre place, le répétitif, le peu créatif, à piloter les processus simples ou complexes et s’occuper des réassorts pendant qu’on aura mieux à faire. Tout à fait comme des adultes s’activent et règlent les problèmes durant que les enfants sont plongés dans leurs jeux tactiles ou dorment sur la banquette arrière. »

Live and let die

assis au bord de rivière

Je peux certainement paraître un pessimiste à ceux qui me lisent, à ceux qui m’entendent ; je le suis sans doute pour ce qui concerne le temps immédiat… mais je redeviens optimiste si l’on veut bien considérer les choses à plus long terme.

Tout ce que je fais mine de voir advenir par mes mauvais présages, mes miroirs dystopiques, tout cela n’est finalement que la direction que je vois prendre aux choses. Mais je sais par ailleurs qu’elles n’iront pas au bout, que tout cela n’arrivera pas à son terme de pourriture, et que quelque chose d’humain se passera qui perturbera cela, qui fera du futur autre chose que ce qu’il devait être.

Il y aura une issue ; les moyens et les outils d’un monde nouveau sont là, émergents. Déjà pointent quelques raisons de croire qu’il peut y avoir une vie après l’industriel, après l’ère de masse, peut-être même après l’ère démocratique… D’une certaine façon nous sommes plus chanceux que nos parents, nous vivons un temps rempli de plus d’espoir qu’il ne l’était il y a 30 ou 40 ans : car nous sommes à un pied de mur ; nous sentons bien que les ficelles sont usées désormais, les paradigmes obsolètes, les anciennes règles intenables… Nous sommes contraints à un monde nouveau tandis que nos parents n’avaient qu’à continuer le leur sans véritable échappatoire.

Il y aura une issue. Des solutions émergent. Un horizon se dessine. Mais il y aura, avant cela, toutes les tentatives du monde actuel, du monde mourant, pour s’agripper et préserver ses intérêts. Pour maintenir sa rente et prélever sa part. Automobile, pétrole, Etat, médias… useront toutes leurs cartouches, pèseront de toute leur inertie, assécheront de nombreuses et jolies pousses avant de céder définitivement la place à quelque chose.

C’est simplement cette tentative ultime de l’ancien monde de se raccrocher, à laquelle il faut survivre et qu’il faut laisser passer avant de pouvoir apercevoir un rivage. Il nous faut vivre, et laisser tout cela mourir.

live and let die

La Recherche

Auparavant, il y avait les inventeurs. Maintenant il y a les chercheurs.

Edison

L’inventeur était quelqu’un qui dans le cadre de ses activités, ressentait un manque, un besoin, et qui à force d’observation, d’adresse et d’ingéniosité, finissait par créer cette chose dont il avait besoin.

Les chercheurs sont dans un cas bien différent : ce sont des gens armés de connaissances, équipés jusqu’aux dents, qui ont été élevés pour chercher, connaître et découvrir. Une infanterie lancée à la conquête de ce qui n’est pas encore connu, dévouée au défrichement de ce qui n’a pas encore été fait. Par principe la Recherche est jusqu’au-boutiste, payée pour ça, elle ne fait pas de quartiers : elle taillera le mystère jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Là où l’inventeur est animé d’une motivation personnelle, d’un but égoïste, là où il poursuit l’accomplissement de quelque chose qui doit le servir lui, là où sa recherche a une fin, le chercheur, lui, est désimpliqué, il cherche pour une cause ou une entreprise, entreprend en fonction des moyens qu’on lui alloue. Il bêche sans désir ni besoin, il cherche sans savoir où il veut en venir. Il innove parce qu’il faut innover et parce qu’on le lui demande. Parce qu’il y a du budget et parce que c’est son métier. Parce qu’il faut bien continuer à trouver des choses, n’est-ce pas, il faut bien continuer à innover, innover, innover.

Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.

Sous le paradigme de la Recherche, il est assez aisé de voir que l’on aboutit à ce stade du Progrès où celui-ci se construit ex-nihilo, pour lui-même, en dehors du service qu’il rend pour l’humain. Il est assez aisé de voir que l’on arrive à des inventions qui naissent, plutôt que d’une réelle motivation humaine, de l’inoccupation scientifique et du fait que l’on a des chercheurs qui ne doivent pas dépérir. Inventions qui ne servent personne, progrès maléfiques qui engendrent beaucoup de destruction par ailleurs, immondices dont on regrette que l’homme en ait jamais soulevé le couvercle.

schéma

Aujourd’hui, on créé par exemple de nouveaux états de la matière, sans encore savoir pourquoi on l’a fait, à quoi cela pourra servir, ni même si cela pourra servir un jour. Aujourd’hui on met par exemple sur pieds des robots de guerre autonomes, des machines tueuses qu’on nous annonce prochainement sur le théâtre des opérations. Ou bien on pousse sa petite idée des technologies transhumaines, qui feront naître une inégalité objective entre deux races d’hommes.

Tout le monde imagine ce que ça peut donner, tout le monde visualise, tout le monde en redoute l’éclosion et personne n’a vraiment envie de ce monde-là mais peu importe : nous allons tout de même les inventer et ces choses vont exister, et vite ! Parce que la technique le permet et parce que c’est de l’innovation.

Scènes passées de la vie future

restricouv

Retrouvez prochainement l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre. Pour être informé de sa sortie, suivez le blog sur Facebook.

 

Un blog, ce n’est pas très différent d’un tamagochi : lorsqu’on ne lui donne pas à bouffer un certain temps, on commence à culpabiliser ! Alors en attendant que je me remette à écrire, voici de croquignolesques couvertures illustrées présentant des utopies futuristes, trouvées dans le magazine Usbek & Rica :

Rêve de l’espace : un futur antérieur

C’est désormais un sentiment bien étrange de regarder les vieilles images et actualités de la conquête spatiale des années 60 et 70.

Images d’une époque hors de propos, d’un futur devenu inaccessible. Temps à la fois démodé et futuriste, bloqué entre deux âges…

  • Démodé parce que comme pour toute époque du passé, nous avons le loisir de nous retourner et de poser un regard amusé sur ces petits ancêtres, bonshommes naïfs qui s’agitent dans leurs drôles de machines, à la poursuite d’un objectif pas complètement sérieux.
  • Futuriste parce que ces hommes d’il y a 40 ou 50 ans sont plus avancés que nous, plus rapprochés d’un certain futur qui n’a pas encore eu lieu. Ils sont plus proches de saisir ce rêve que nous le sommes aujourd’hui. Le passé qu’ils ont réalisé est redevenu pour nous science-fiction.

C’est d’ailleurs, il me semble, le seul exemple de futur passé. Futur antérieur. Futur abandonné. Le seul rêve sur lequel nous avons reculé. Pour une fois nous ne sommes pas allés au bout, nous n’avons pas occupé l’espace.

Nous n’irons pas dans l’espace.