Non-lieux

Brassens a chanté pour « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». Mais la véritable compassion, pour ma part, va plus encore aux imbéciles malheureux qui ne sont nés nulle part : ces gens qui n’appartiennent pas à un lieu, que rien ne rattache à un territoire, qui ont grandi ou vivent dans un non-lieu.

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Les non-lieux, ce sont tous ces endroits flottants, déracinés, interchangeables, posés là comme ils pourraient être ailleurs. Ces endroits qui ne sont reliés à aucun contexte, qui n’entretiennent pas de rapport particulier avec un folklore, avec des « gens du coin », avec la géographie du coin, avec rien qui fasse la spécificité d’un lieu.

La personne qui habite un non-lieu n’a pas vraiment de « milieu naturel » qui la caractérise : c’est juste qu’elle réside là. Elle vit là, mais vivrait de façon exactement similaire si elle était ailleurs. Ceux-là sont « imbéciles malheureux » dans la mesure où ils n’ont pas de mérite d’être nés ici plutôt qu’ailleurs eux non plus, mais qu’en sus ils ne peuvent tirer aucune fierté ou réjouissance objectives de ce lieu de vie car il est insignifiant.

Toute banlieue, toute périphérie, est plus ou moins condamnée à être un « non-lieu » : une zone qui ne se définit que par rapport à sa proximité avec la « vraie » ville d’à côté – laquelle aspire et vampirise toute la vie véritable qui devrait se passer alentours. La tristesse d’être né en un tel endroit s’apparente à celle de ne pas connaître l’identité de son géniteur ; elle correspond au sentiment que l’on a lorsqu’on discute avec un banlieusard ou quelqu’un qui vit dans une zone « neutre » comme la région parisienne : impression triste que la personne, une fois qu’elle a nommé et situé géographiquement son patelin, n’a plus rien à en dire.

Plus largement, les non-lieux sont aussi, au sein des villes, les « quartiers résidentiels », et leur équivalent rural les « lotissements » : ces groupements d’habitations qui poussent aux abords ou au centre de villages déjà constitués. Le lotissement retire évidemment au lieu toute histoire, toute granularité, toute texture. Les habitants du lotissement ne seront jamais des « gens du coin » : comme leur nom l’indique, on les a simplement « lotis » là parce qu’il fallait les lotir, mais leur présence ne correspond pas à un besoin ou une croissance naturelle de l’écosystème qui les accueille. Ils habiteront dans la commune mais n’en feront pas partie, n’y joueront pas de rôle, ils pourront travailler ailleurs, vivre sans connaître aucun voisin ni le nom du maire, se passer de toute relation sociale au sein du village… Ils sont coupés de leur milieu, à la manière des animaux d’élevage « hors-sol » : physiquement, ils sont bien sur les lieux de l’exploitation, mais ils résident en bâtiment fermé et non plus dans la cour de la ferme ; pour se nourrir, ils ne dépendent plus du fourrage des prés dans lesquels ils seraient censés paître, mais d’aliment industriel standard qu’on leur distribue, confectionné ailleurs et importé.

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La modernité est un grand pourvoyeur de non-lieux : sous son règne, le non-lieu gagne du terrain. Car les non-lieux, ce sont aussi tous ces interstices qui entament l’espace vivable et habitable sous l’action du béton, de l’urbanisme, de « l’aménagement »… Bras d’autoroute, nœuds urbains, échangeurs, parkings, ronds-points : additionnez tout cela et représentez-vous la surface qui a ainsi disparu pour l’homme, l’espace devenu « non-lieu », que l’on peut retrancher de la superficie réelle de la Terre. Non-lieux également sont ces endroits non spécifiques et dupliqués : toutes ces boutiques et succursales d’enseignes commerciales nationales et multinationales, qui se répètent de ville en ville. Un McDo, un Starbucks, une agence MAAF, une FNAC… sont des espaces standard strictement identiques où qu’ils se trouvent. Angers, Seattle ou Saint-Nazaire, ces boutiques s’implantent « hors-sol » et occupent l’espace vivable ; ils sont là, à la place d’autres commerces ou bâtiments qui pourraient être indépendants, véritablement caractéristiques du lieu et propres à la vie locale.

Curieusement, ces endroits « déracinés », posés là, ne sont pourtant pas dénués de charme – au sens où une ruine moderne ou un paysage post-apocalyptique ont un charme. Ils ont quelque chose de fascinant et de cinématographique. Ce sont des lieux hors du temps, qui ne sont pas habités mais parcourus, des lieux où l’on se trouve sans vraiment avoir envie d’y être ni même avoir cherché à y échouer. Aire d’autoroute, ville de transit, gare routière, McDo de bord de route : on est là parce qu’on n’a pas le choix, parce que cela se trouvait sur son chemin à ce moment. Les gens y sont de passage, et apparaissent sous une lumière crue, hurlante de vide, ils apparaissent comme nus, seulement habillés de leur destination, de leur but (reprendre la route et arriver avant minuit, attraper sa correspondance, arriver avant telle heure dans telle ville pour trouver à manger…). Vous pouvez bien les observer comme une « faune locale », vous amuser à deviner leur quotidien et leurs motivations, mais votre œil sociologique est inopérant : car la vérité est que ces personnes qui arpentent les non-lieux ne sont pas plus « locales » que vous, ne font pas plus partie du paysage. Chacun est dans la même situation : ici par hasard contre son gré, ne rêvant que de repartir, et faute de pouvoir le faire, observant les autres congénères, dont vous faites partie, comme de drôles d’oiseaux effrayants. Tout le monde ici est là pour manger vite et repartir.

Hopper station essence

Les Etats-Unis ont évidemment le secret de cette poésie des non-lieux, de ces steppes désertiques qui bordent le monde civilisé et occidental. Sans doute parce que leur rapport au territoire est foncièrement différent du notre : là où nous achetons ou bâtissons notre maison comme si elle devait être notre tombe, eux choisissent des maisons en préfabriqué dont le souci n’est absolument pas de durer ou de se transmettre. Les gens déménagent plusieurs fois dans leur vie et l’appel du camping-car est toujours présent.

***

En commentaires, deux extraits du roman de Cesare Pavese : La lune et les feux, où le personnage, ancien gamin de l’Assistance parti réussir aux Etats-Unis, est de retour dans sa campagne italienne natale et nous parle de ces « non-lieux » et de cet attachement à la terre.

Fin de l’Histoire, paix éternelle

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On dirait qu’il y a des gens qui croient vraiment que pour ce qui les concerne, le temps des guerres est terminé, la conscription est derrière eux, ils n’auront plus à tuer ou à se défendre, il y aura toujours quelqu’un pour le faire à leur place.

On dirait qu’il y a des gens qui croient que les uns n’en veulent plus aux autres ou à leurs possessions, que les rapports entre  groupes ou nations sont tout entiers régis par des lignes de texte, que les frontières sont fixées par le Larousse.

On dirait qu’il y a des gens qui croient que les guerres civiles sont bonnes pour l’Afrique ou le 20ème siècle, mais qu’eux sont arrivés, n’ont plus à défendre leur pain ou chiper celui du voisin, que tout ce qu’il leur reste à faire, c’est observer, commenter, condamner, s’indigner, « J’aime / J’aime pas »… et voter en conséquence.

Il y a encore 100 ans, les réalités, les codes, les hiérarchies, imprégnaient suffisamment la société pour que le civil arrive à jouer, le moment venu, le jeu de la guerre. Mais aujourd’hui ? Quel homme de 22 ans irait planter une baillonnette dans la chair d’un autre ? Quel parti majoritaire oserait tenir un discours guerrier ? Paris serait pris plus rapidement qu’en 1940. Un belligérant qui entrerait chez nous, par les Ardennes ou ailleurs, ne verrait peut-être même pas de défense ni de débâcle ! Seulement un tohu-bohu de prises de positions, réactions outrées, contre-polémiques, pour ou contre, « dérapages », projets de loi… Il n’aurait qu’à laisser passer tout cela et il serait chez lui.