Tai Balo

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Au Vietnam, les habitants utilisent l’expression péjorative tai balo pour désigner, si j’ai bien compris, le genre de touristes qu’on appelle dans notre langage « backpacker » ou « routard ». Pour faire un rapide dessin : le touriste classique monte dans un cyclopousse pour faire le tour des sites à voir absolument, tandis que le tai balo loue une moto un peu déglinguée pour parcourir la campagne et sortir des sentiers battus. Il est persuadé que son écharpe en lin bio et ses claquettes en bambou local le fondent dans la population.

Les destinations exotiques comme celles-ci abritent bel et bien, en effet, ces deux types de faune occidentale :

  • D’un côté, le touriste « Club Med », soixantenaire abonné aux circuits organisés, ventripotent, sandales-chaussettes, dont l’archétype est le retraité allemand – lui vient chercher le soleil qu’il n’a pas chez lui et si possible un supplément d’âme qu’il pourra ramener dans ses bagages. C’est plus ou moins lui que l’on trouve traité dans le roman Plateforme de Michel Houellebecq.
  • De l’autre côté, le tai balo : 25-40 ans, look négligé, débardeur et pantalon ethnique, le lobe d’oreille troué et élargi par un rond en métal, les bras et les mollets bariolés de tatouages primitifs, asiatiques, arabisants… Le gars à la recherche d’autres voies mais qui s’est visiblement paumé en chemin.

Ce qui est délicieux, c’est que c’est lui, le tai balo, que les locaux ont jugé nécessaire d’épingler par un nom d’oiseau. C’est lui qui interloque et qui paraît une bête curieuse, plus que l’Allemand à caméscope, qui au moins compensait sa présence par la consommation d’articles souvenirs ou de cartes postales.

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Le tai balo, tel le lieutenant John Dunbar dans Danse avec les loups, croit avoir déserté l’Union, abandonné l’uniforme et rejoint les Peaux-Rouges pour vivre avec eux, mais en réalité son camouflage ne trompe que lui. On ne le confond pas. Sa conception du voyage, construite en opposition à celle de notre Allemand, n’est pas perçue comme telle par l’autochtone : elle s’impose à ce dernier comme un produit d’importation tout aussi grotesque et incompréhensible sinon plus.

Le tai balo et l’Allemand hagard râpant ses claquettes sur le carrelage de la piscine du resort hotel : ils ne sont qu’un seul et même personnage, celui de l’Occidental épuisé. Tous deux sont là en convalescence civilisationnelle, paumés, ne sachant plus où ils en sont.

« Rechercher l’autre »

« La jalousie, le désir et l’appétit de procréation ont une même origine, qui est la souffrance d’être. C’est [elle] qui nous fait rechercher l’autre, comme un palliatif ; nous devons dépasser ce stade afin d’atteindre l’état où le simple fait d’être constitue par lui-même une occasion permanente de joie. »

Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île.

« Sur une carte au 1/200 000ème »

« Sur une carte au 1/200 000ème, en particulier une carte Michelin, tout le monde a l’air heureux : les choses se gâtent sur une carte à plus grande échelle ; on commence à distinguer les résidences hôtelières, les infrastructures de loisirs. À l’échelle 1 on se retrouve dans le monde normal, ce qui n’a rien de réjouissant ; mais si l’on agrandit encore, on plonge dans le cauchemar : on commence à distinguer les acariens,  les mycoses, les parasites qui rongent les chairs. »

Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île.

« La sexualité n’était qu’un divertissement plaisant »

« Pour Esther comme pour toutes les jeunes filles de sa génération, la sexualité n’était qu’un divertissement plaisant, guidé par la séduction et l’érotisme, qui n’impliquait aucun engagement sentimental particulier ; sans doute l’amour n’avait-il jamais été, comme la pitié selon Nietzsche, qu’une fiction inventée par les faibles pour culpabiliser les forts, pour introduire des limites à leur liberté et leur férocité naturelles. Les femmes avaient été faibles, particulièrement au moment de leurs couches, elles avaient eu besoin de vivre sous la tutelle d’un protecteur puissant et à cet effet elles avaient inventé l’amour, mais à présent elles étaient devenues fortes, elles étaient indépendantes et libres et avaient renoncé à inspirer comme à éprouver un sentiment qui n’avait plus aucune justification concrète. Le projet millénaire masculin, parfaitement exprimé de nos jours par les films pornographiques, consistant à ôter à la sexualité toute connotation affective pour la ramener dans le champ du divertissement pur, avait enfin, dans cette génération, trouvé à s’accomplir. Ce que je ressentais, ces jeunes gens ne pouvaient ni le ressentir ni même exactement le comprendre, et s’ils l’avaient pu ils en auraient éprouvé une espèce de gêne, comme devant quelque chose de ridicule et d’un peu honteux, comme devant un stigmate de temps plus anciens. Ils avaient finalement réussi, après des décennies de conditionnement et d’efforts, à extirper de leur cœur un des plus vieux sentiments humains, et maintenant c’était fait, ce qui avait été détruit ne pourrait se reformer, ils avaient atteint leur objectif : à aucun moment de leur vie ils ne connaîtraient l’amour. Ils étaient libres. »

Michel Houellebecq dans La possibilité d’une île.

Les soirées

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Dans La possibilité d’une île, Houellebecq décrit terriblement et admirablement l’une de ces soirées d’appartement où la fête se déroule autour de vous (et sans vous) : ce petit monde noyé sous la musique, qui fait semblant de s’amuser, de se « lâcher », et vous qui circulez parmi eux un gobelet à la main, détaché et extérieur, en attendant l’heure où il sera décent de signaler que l’on s’en va.

A partir d’un certain âge, en réalité, toutes les fêtes sont de cet ordre-là. Il n’y a guère que les toutes premières, celles de la sortie de l’adolescence où l’on découvre l’effet de l’ivresse, qui soient authentiquement festives, gaies, jubilatoires, primitives. Encore que dès cette époque, leur sens rituel et exutoire échappe déjà à un certain nombre d’individus. Puis très rapidement, les soirées se muent en ces faux moments où sous l’apparence de l’éclate, du n’importe quoi, tout est en réalité bien maîtrisé. Le jeu social s’y poursuit, intégrant simplement la circonstance de la situation. La maîtresse de maison est là pour que l’on sache qu’elle sait faire de grosses fêtes, elle vous demande des nouvelles pour que vous sachiez qu’elle demande de vos nouvelles. Untel joue sa réputation en diffusant la playlist « aux petits oignons » qu’il nous a préparée. Chacun se regarde faire et regarde les autres. Le danseur imbibé sait parfaitement ce qu’il fait et pour quoi il le fait, sans parler de la demoiselle qui ondule face à lui. Rien de ce qui se fait, de ce qui se dit, n’a pour but d’être sacrifié et oublié dans la folie de la nuit.

Très rapidement, les fêtes deviennent adultes. Chacun est là pour y poursuivre son intérêt, chacun dose son niveau de fantaisie au niveau précis où il juge bon d’en faire étalage (cela consiste souvent à porter des lunettes de soleil loufoques sur la piste de danse, ou tout autre accessoire « complètement dingue »). Comme le constate le personnage du jeune Belmondo dans Un singe en hiver, extrêmement rares sont les personnes que vous aurez croisé dans ces fêtes, qui savent être réellement et dionysiaquement ivres.

Houellebecq encore, dans un autre de ses livres, écrit : « Le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l’amuse. À l’opposé, l’Occidental moyen n’aboutit à une extase insuffisante qu’à l’issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n’a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, il est bien incapable d’accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s’obstine. La perte de sa condition animale l’attriste, il en conçoit honte et dépit : il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. En réalité, il suffit d’avoir prévu de s’amuser pour être certain de s’emmerder. L’idéal serait donc de renoncer totalement aux fêtes. Malheureusement, le fêtard est un personnage si respecté que cette renonciation entraîne une dégradation forte de l’image sociale ».

Le degré paroxystique de ce type de fêtes surjouées, celui où l’effet « soirée Houellebecq » est le plus fortement ressenti, c’est évidemment la soirée en boîte. Je pense qu’il existe au Paradis une place spécialement réservée à ceux qui, sujets à cet effet, ont malgré tout enduré toutes leurs années de jeunesse la contrainte sociale et la pression des amis pour « aller en boite ». Si de jeunes lecteurs me lisent, c’est l’occasion de leur apporter le réconfort de cette information : cela ne dure pas toute la vie, et l’on finit par atteindre un âge où l’obligation festive diminue, voire même où l’on n’a plus du tout à s’infliger ce type de soirées.

Houellebecq au purgatoire

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Longtemps, je n’ai eu pour juger l’écrivain Michel Houellebecq que le souvenir du film Extension du domaine de la lutte, adapté de son premier roman, me laissant un a priori plutôt favorable. Depuis, j’avais lu sporadiquement un ou deux autres de ses romans.

J’ai rattrapé ces derniers mois mon retard en enchaînant quelques autres livres, avec l’envie de me forger un avis plus solide. S’il est indéniablement un écrivain majeur, je partage avec d’autres lecteurs un sentiment assez curieux : celui de ne pas tout à fait parvenir à m’enticher de lui, du moins pas au point où je le souhaiterais. Plus exactement, il me semble qu’il lui resterait à faire encore un peu mieux pour pouvoir avec satisfaction le compter parmi son panthéon des Grands.

Les romans de Houellebecq sont en quelque sorte des « romans à thèse », pourrait-on dire : chacun d’entre eux se tisse autour d’une grande thèse scientifique, politique ou sociologique qui constitue la singularité de l’histoire. Le reste, ce qu’il y a autour, est relativement identique d’un roman à l’autre : le côté modernité pathétique et sexualité pauvre, qui font sa marque de fabrique.

C’est justement cette toile, ce grand thème qui fonde l’alpha et l’oméga de l’univers de Houellebecq, qui est peut-être insuffisant. Il me semble que cela ne peut résumer complètement l’Homme et sa comédie humaine. Il me semble que le talent de Houellebecq pourrait explorer un champ beaucoup plus vaste que celui qu’il a couvert jusqu’à présent. D’où le petit sentiment de « gâchis » ou de frustration.

Viser juste

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Soumission, le dernier roman de Houellebecq, dans lequel il imagine l’élection du candidat d’un parti musulman à la présidence de la République, est sorti précisément le jour des attentats contre Charlie Hebdo. La Une du journal, au moment où celui-ci s’est fait décimer, moquait en caricature les « prédictions » de Michel Houellebecq.

Les médias, eux aussi, ont immédiatement assimilé ce roman à une « prédiction », le reléguant dans le placard à pensées anxieuses et islamophobes, façon Zemmour et le Suicide français. Pourtant, la singularité du roman serait plutôt son islamophilie en réalité, puisque sa thèse est qu’une France sous régime musulman, passé le séisme et pour peu qu’on accepte de sacrifier la liberté des femmes, offrirait finalement de nombreux avantages socio-économiques voire même une voie pour la défense des intérêts français et d’un projet européen véritablement consistant. Le personnage de Houellebecq la sacrifie assez volontiers, la liberté des femmes.

« Soumission » est à entendre non pas comme une mise au pas autoritaire mais comme la soumission libre à une force à qui on s’en remet, qui vous porte et vous aide à vous réaliser. Assez habilement, Houellebecq ne fait donc que dessiner un scénario non sans l’avoir paré de ses charmes ; et seul est « islamophobe » celui que ce scénario dérange.

La coïncidence entre la sortie du roman et les attentats de Charlie Hebdo est à elle seule intéressante, pour peu que l’on croie à ce genre de signes. Si les attentats ont été si frappants, à mon sens, c’est qu’ils étaient eux-mêmes teintés d’une sorte de symbolisme révélateur, à travers la justesse dans le choix de la cible. Exécuter une rédaction entière, une rédaction de caricaturistes, et quels caricaturistes : des figures comme Cabu, Wolinski, qui font partie de notre paysage et de celui de nos parents, qu’on les aime ou non, qu’on les lise ou pas… s’en prendre à la satire, à l’esprit de gaminerie tout en même temps qu’à des messieurs de 80 ans… liquider l’esprit de 68, la subversion institutionnelle, chose pour laquelle tout le monde a un peu d’affection quoi qu’il en dise… On n’aurait pu mieux atteindre le cœur français. Ce que les terroristes ont dégommé le 7 janvier, c’est la France dans son consensus des 40 dernières années. Ils ne l’ont sans doute pas fait exprès, ils ne savaient pas tout ce que représentaient ces gens, mais ils ont accompli involontairement une symbolique qui les dépasse : ce qu’ils ont dégommé, c’est la figure de l’oncle gauchiste made in babyboom, doux, complaisant, bienveillant, bien français, qui adoucit les mœurs, plaide pour le laisser-aller, laisser-faire, laisser-passer… qui lutte contre le fascisme depuis les années 60. La figure de l’oncle gauchiste qui n’a jamais mis à jour son logiciel et ne voit de danger que dans le Pape et les nazis, pendant que dans son dos, fleuri le problème de la radicalisation des banlieues, qu’il couvre de sa culture de l’excuse.

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Cabu, Wolinski, représentaient ça : la génération qui s’est certes bien amusée, mais qui laisse après elle ses dettes, ses retraites et ses communautés non assimilées. Parce que Charlie était incapable de cibler ce problème – parce qu’il n’était pas programmé pour, il visait le Prophète faute de mieux. Il visait faux et s’est retrouvé face à deux allumés qui eux visaient très juste. La France s’est réveillée devant cette fresque à la kalachnikov, effarée que le premier décret du terrorisme islamique sur son sol soit de lapider ceux-là mêmes qui l’avaient couvé et toléré (comme dans les films de créatures, le monstre, en sortant de son œuf, commence par dévorer le vieux savant fou qui l’a engendré et regardé éclore, subjugué). Effarée d’être ainsi mutilée, non par quelque prince saoudien venu de son désert, mais par ses fils, élevés en France au biberon et pendant 30 ans, et malgré tout incapables de soupçonner une seconde la valeur de ce qu’ils sont en train de liquider.

Le malaise, le vrai, ne fut pas lié aux actes eux-mêmes mais aux lignes de fracture qu’ils révélèrent les semaines suivantes. France multiculturelle, à deux visages, deux morales, France où chaque ghetto communautaire s’estime victime de l’autre, où chacun est nourri à ses propres référentiels, à ses propres sources d’information, France où l’on doit choisir ses mots afin de ne pas froisser l’estime que portent certains collégiens aux meurtriers… France double dont Dieudonné est le magnifique symptôme depuis plus de 10 ans déjà.

Ceux qui hier expliquaient que la France était pluricolore, que c’était comme ça et qu’il allait falloir s’y faire, découvrent tout à coup que le multiculturel n’est pas qu’une question de couleur, de faciès, mais aussi de croyances, d’éthiques, d’opinions, antagonistes voire inconciliables lorsqu’on n’est pas seulement capable de s’entendre sur ce qui est grave entre un dessin et l’assassinat de 17 personnes. Ceux qui hier glorifiaient la Diversité s’offensent aujourd’hui que la sensibilité à l’humour, à l’horreur ou à la liberté ne soit pas une et indivisible. S’agissait-il pour eux de n’accepter le Noir que tant qu’il « pensait comme un blanc » ? Le musulman que tant qu’il gardait sa religion cachée dans la baignoire ?

Ce qui s’est révélé, à l’issue des attentats, c’est que la Différence n’est pas la chose virtuelle et accessoire que l’on se représentait. Que la faire coexister est un défi, une acrobatie, un miracle inouï. Le dimanche 11 janvier, sous les pancartes façon « reporters sans frontières », c’est cette remise en question que la France-Charlie cachait pudiquement. Et cette interrogation stupéfaite : que fait-on maintenant ? Un cortège va d’un point A à un point B ; ce dimanche, nous marchions plutôt dans une déambulation stagnante qui ne savait pas où elle voulait/devait aller. La France-Charlie n’avait « pas peur », clamait-elle. Elle n’avait pas peur, elle était juste hébétée. Il y a dans cette hébétude-là un rapport avec la façon dont la compréhension du roman de Houellebecq est savamment rejetée.

Extension du domaine de la marque

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Dans le futur, le commerce ne s’adresse plus à des consommateurs mais à des « gens ». Finie l’époque où les entreprises n’avaient d’égard que pour notre portefeuille et nos envies matérielles, elles ont compris que nous étions plus, que nous avions des sentiments et des aspirations plus complexes. Dans le futur, les entreprises tiennent compte de l’humain dans sa globalité, elles s’adressent à la personne.

Tout a commencé avec cette génération de jeunes qui, à partir des années 1980-90, s’est mise à éprouver des émotions pour les produits, à se définir par les marques achetées… D’abord appâtés par les bons, les jeux, les goodies, ces jeunes ont fini par adhérer aux marques sans plus qu’aucun appât soit nécessaire : l’excitation et la foi en la marque sont devenues spontanées.

  • Aux marchandises ils demandaient qu’elles leur confèrent des qualités, qu’elles véhiculent des valeurs et une philosophie
  • Aux marques, ils demandaient du contenu, une âme, un enrobage spirituel. Que tel achat fasse d’eux un rebelle. Tel achat un « homme moderne ». Tel achat une personne solidaire avec les petits producteurs de café…
  • Aux entreprises ils demandaient d’avoir une attitude. Responsable, ou décalée, ou innovante. Ou au contraire attachée à la tradition.

Et dans le futur, ces jeunes ont gagné du terrain : ils sont jeunes non plus au sens traditionnel 12-18 ans mais jeunesd’aujourd’hui : 12-42 ans. Ils aiment les marques et leurs productions, se prennent d’intérêt pour l’histoire et la culture contenue dans les produits, apprécient la qualité de telle ou telle publicité comme un produit en soi : est-elle drôle, réussie ? Ils s’intéressent aux médias en tant que tels : leurs stratégies, leurs techniques, les buzz, tops et flops qu’ils génèrent… A vrai dire, ils attendent des marques qu’elles les alimentent dans ces domaines : films, vidéos virales, créations, stories, opérations spéciales, concepts… Ils demandent qu’elles soient présentes, vivantes, qu’elles se prononcent, s’impliquent, dialoguent, prennent position sur l’actualité et les idées. Qu’elles participent à leur vie publique et privée. En somme, ils souhaitent une communion d’esprit avec leur marque et leurs produits.

 

Les entreprises ont pris acte de ce besoin d’estime et d’implication. Dans le futur, toute entreprise quel que soit son secteur, produit en plus de son activité commerciale ou industrielle : du dialogue, des produits culturels, des créations, des conseils, du rêve, des idées, des réalisations morales et spirituelles… Leur nouvelle vocation : être un vecteur d’accomplissement pour « les gens », leur proposer plus que de simples produits : un échange riche en contenu humain.

Ainsi, les entreprises ont développé une nouvelle forme d’existence, qui consiste à s’incarner dans une entité individuelle et personnifiée, proche des gens. Une personnalité avec ses goûts, ses choix, ses centres d’intérêt… Pour cela, elles ont créé le « mana » : l’esprit de la marque. Le mana est le supplément d’âme de l’entreprise auprès de son public. Il cristallise, sous forme d’une charte, les positions et les goûts qu’aurait l’entreprise si elle était une personne, dans tous les domaines : art, politique, philosophie, actualité, musique, sujets de société, cuisine, voyages… Le but étant de porter ces goûts et cette existence à la connaissance du public et de les partager avec eux. Ainsi, dans le futur, il ne faut pas s’étonner qu’une marque soit « pour » la lutte contre le sida, condamne des propos tenus par une célébrité, ou annonce sa préférence, cette année, pour Miss Charentes-Maritimes.

Pour cela, pour donner corps au mana, les entreprises font appel à un « brand DJ ». Le brand DJ est en quelque sorte l’avatar de l’entreprise ; sur le principe du grand couturier qui associe son nom à une collection de prêt-à-porter, il représente la marque, lui donne sa couleur et sa personnalité, existe à sa place et parle en son nom… C’est une personne, souvent déjà renommée, dotée d’un talent charismatique et créatif, qui pour un contrat faramineux sur 5 ou 10 ans, prête à l’entreprise son image et anime l’esprit de marque. Il arrive même qu’on lui demande de jouer la figure du dirigeant à la place de celui-ci !

Le brand DJ est l’idole des fans de la marque. Plus largement, il porte sa parole dans les conférences de presse, les événements publics et privés, les débats médiatiques… C’est lui qui assure le « community management » des réseaux sociaux et tient des discutions privées avec des centaines et des milliers d’internautes. Mais il fait aussi bien plus : il produit des courts métrages, des bandes sons, des compilations branchées, provoque des événements festifs et fédérateurs dans les grandes villes, tout ce qui peut aider le grand public à cerner l’esprit et l’identité de la marque.

Très souvent, pour gérer tout cela de front (les multiples aspects du mana de la marque, l’omniprésence et l’omnidiscours auprès des gens, la production foisonnante de lien social…), le brand DJ est assisté par des cerveaux numériques : des logiciels d’intelligence artificielle fidèles à sa pensée reproduisent ses idées et créent avec lui.

 

Ainsi, dans le futur, les soirées, les décorations et l’architecture urbaines, les tubes musicaux, les actions collectives, sont très souvent le fait d’un brand DJ ou de l’action humaine des marques. Dans le futur, les gens pensent et agissent par la marque. La marque correspond à une communauté de pensée, après la famille, la nation, la culture… Pour faire valoir une opinion, même spirituelle, on s’agrège à un groupe ou à une marque qui s’en fait l’étendard. On adhère aux mana des entreprises.