Wrong way up 2.0

Assis à un café, je bois un chocolat tout en entendant la conversation à la table derrière. Ce sont deux vieux amis dont l’un expose son nouveau projet de start-up (une appli qu’il développe et qui doit cartonner, pour laquelle il cherche des investisseurs) tandis que l’autre l’écoute patiemment. L’entrepreneur semble être dans le cas du cadre, licencié de son entreprise à quelques années de la retraite, et qui faute de retrouver du boulot, tente de lancer son activité. Il n’en est visiblement pas à sa première idée foireuse et son ami tente gentiment, de façon touchante et diplomate, de le lui faire comprendre.

« Tu sais… Tu me fais un peu penser à un copain qui se remet d’une rupture, maudissant la fille, et qui revient avec sa nouvelle, qui est exactement le même genre que la précédente… », lui place-t-il à un moment !

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Cela rappelle le concept de « Wrong Way Up » qui figurait dans le lexique de la Maison-Page. Le Wrong Way Up, c’est changer radicalement de vie, foncer dans une voie, et ce d’autant plus frénétiquement que l’on se goure et que les autres nous disent que c’est une mauvaise idée. « Puisque tout le monde me décourage, c’est bien que je dois avoir raison ! »

Internet, le numérique, le big data… sont particulièrement propices à la spéculation et à l’échafaudage de plans foireux. Auparavant, un entrepreneur avait tôt fait de se rendre compte si son projet était viable ou pas. L’investissement de départ nécessitait déjà qu’il y réfléchisse à deux fois. D’emblée il se frottait à la réalité du business autant qu’à celle de son propre talent. On se rendait compte plus rapidement si l’on était assis sur du vent. Avec l’économie numérique au contraire, on peut nourrir un projet plus longtemps sans jamais le confronter au réel. On peut se perdre facilement en concepts et en baratin. On le raffine dans sa tête, on développe dans son coin, et un simple contact, un déjeuner ou une promesse, sont déjà pour l’entrepreneur 2.0 quelque chose de très concret…

Il y a une « facilité » du numérique, une virtualité, qui fait qu’il y a plus d’entrepreneurs, plus de candidats, plus de « bonnes idées » (et donc aussi plus de loupés). On retrouve d’ailleurs le phénomène dans d’autres domaines, artistique par exemple. Parce que le numérique est si « facile », il y aura toujours plus de photographes amateurs que de sculpteurs sur pierre amateurs.

Satiété

Lorsque l’on mange au restaurant, on se sent rassasié quel que soit la quantité engloutie, bien plus que lorsqu’on prend un repas chez soi. Et au cinéma, un film ne nous paraît jamais complètement mauvais, jamais autant du moins que lorsqu’on le revoit diffusé à la télévision.

Pourquoi ? Parce qu’on a payé.

Avec certaines personnes, cela marche avec toutes les choses de la vie : parce qu’elles les ont faites, parce qu’elles les ont choisies, ces choses leur apparaissent nécessairement satisfaisantes. Elles ne vous diront jamais, par exemple, que des vacances ou quoi que ce soit s’est mal passé. Elles ne vous le diront pas, et elles ne le ressentiront peut-être même pas. C’est comme si ces personnes avaient un petit chef dans leur tête qui les obligeait à être contentes de ce qu’elles ont. Comme si ces personnes, devaient, à leurs propres yeux, être infaillibles, même pour la chose la plus futile, et elles plongeraient dans un état de dépression s’il en allait autrement, si quelque chose, dans leur vie, venait à clocher.

Syndrome de Shrek

Le syndrome de Shrek, c’est cette tendance des films animés et des images de synthèse à représenter le moindre détail dans tout son réalisme y compris le plus dégueulasse. Désormais, tout y passe : chaque poil, chaque dent, chaque pore de la peau est visible à l’écran, plus vrai que nature. Chaque détail a sa texture ultra-réaliste : le pull est en tissu fibré, l’arbre est en bois, le cuir est en cuir… Le moindre cheveu est représenté individuellement, avec son mouvement et sa brillance, aussi net que dans une publicité pour shampooing… si bien que là où on est censé voir une chevelure soyeuse de princesse, on finit par avoir la sensation d’être un pou au milieu de son environnement capillaire.

J’imagine que c’est une tendance provisoire, un caprice de technicien qui se fixe des défis : artistiquement ça n’a aucun intérêt, mais puisque la technique peut le faire, elle le fait. Je me suis retrouvé un jour à discuter avec un employé de Pixar qui m’expliquait que sur un film, des équipes entières étaient dédiées à un détail. Une équipe entière bosse par exemple sur la chenille du petit robot Wall-E, et uniquement là-dessus. Texture, comportement, mouvement… Ils font en réalité un travail d’ingénieur, avec la même précision que s’ils devaient produire la pièce mécanique.

J’imagine que c’est une tendance et elle ne me dérange pas outre mesure car je ne vois jamais ces créations autrement qu’en tombant nez-à-nez avec les affiches et leur laideur. Je constate simplement que l’animation, discipline jusque là dédiée à l’onirisme et au fantastique, devient adulte, réaliste et désenchantée au fur et à mesure qu’elle se sophistique. Tout se « raffine » dans le sens du réalisme trivial, jusqu’à atteindre ce mélange entre l’enfantin et le malsain, comme dans ces immondes publicités Orangina avec les « animaux sexuels ».

Pendant que les enfants se régalent avec des jeux vidéo de guerre, de vie sociale et autres sujets de grands, les dessins et les animations se concoctent pour les adultes. Pendant que le virtuel colle à la réalité la plus plate, la réalité, elle, s’édulcore. Pendant que le syndrome de Shrek ajoute des poils et des boutons aux créatures virtuelles, les visages réels d’êtres humains, eux, se cartoonisent !

L’imagination au pouvoir

Il est assez fascinant de voir comme l’imagination, pour fonctionner, n’a pas besoin que l’illusion soit parfaite. Elle n’a besoin que d’un simulacre, une pichenette, et la voilà lancée. Donnez-lui un signe, un simple signe et c’est comme si l’illusion était totale.

J’ai souvenir d’une expérience où l’on testait un dindon pour voir à quel point il pouvait être dupé par un leurre-femelle. On se rendait compte que le leurre n’avait pas besoin de ressembler scrupuleusement à une dinde : ni de près ni de loin. Il suffisait qu’il en ait l’odeur, tant et si bien qu’à la fin de l’expérience, le leurre était totalement dépouillé, ce n’était plus qu’une tête en plastique plantée au bout d’une pique, et le dindon en restait éperdument amoureux…

Cela peut faire rire mais nous fonctionnons de la même façon. Rappelons-nous ces fois où d’un regard furtif, nous croyons reconnaître au milieu de la foule la personne que nous cherchions précisément à éviter. Finalement ce n’est pas lui, et à y regarder de près la ressemblance est loin d’être évidente (peut-être l’écharpe, le blouson, ou vaguement la coupe de cheveux…) mais cela nous a suffi, notre imagination a fait le reste.

A ce propos, il est amusant de voir comme certains « effets spéciaux » ont pu nous berner. Prenez ces jeux vidéo ou ces films qui à leur sortie nous ont littéralement époustouflés par leur réalisme, mais qui revus plusieurs années après, laissent apparaître toutes leurs failles. On se demande aujourd’hui comment on a pu s’emballer devant Street Fighter, qui est à peine plus qu’un jeu électronique en couleurs, et par quel miracle on a pris peur devant ce gros requin en mousse des Dents de la mer… Et pourtant, celui qui voyait ce requin sur grand écran en 1975 n’était pas moins bluffé que celui qui voit Avatar 3D en 2010.

Notre cerveau n’a pas besoin d’une illusion parfaite : seulement que l’illusion franchisse un degré supplémentaire par rapport à ce qu’il connaissait. Un cap de plus et c’est comme si l’illusion était totale.

L’illusion possessive

Parmi les meilleures blagues que nous ait concoctées l’univers, il y a celle qui veut que les belles choses soient insaisissables : qu’elles disparaissent ou s’éteignent quand nous les approchons.

  • Le collectionneur court après le spécimen, le timbre ou le papillon ultime ; mais à l’instant précis où il l’épingle dans sa collection, son intérêt pour lui disparaît.
  • Le passionné de cheval achète un fougueux pur-sang pour piéger le sentiment de liberté et de sauvagerie ; et dès lors il n’a plus à observer qu’un canasson enfermé dans un enclos.
  • L’amant conquiert une femme après qui il courait depuis des mois ; et parce qu’ils sont ensemble désormais, il annule l’objet de sa quête et le rêve qu’il entretenait.

Voilà la loi de l’illusion possessive. Les choses que nous trouvons belles ont quelque chose de fuyant qui tient du mirage. Les choses sont en fait belles de loin, belles dans leur ensemble, dans leur vibration et leur mouvement, mais cette beauté s’évapore dès que nous tentons de l’isoler ou de la capturer. Elle s’effrite comme la poudre des ailes d’un papillon.

Ainsi, celui qui est par exemple amoureux d’un art, veut légitimement vivre le plus immergé possible dans cet art. Mais ce faisant, il dissipe ce qu’il aime vraiment. Le cinéphile, en visionnant toujours plus de films, en élargissant sa culture, en connaissant les trucs et les techniques derrière les films, croit s’enfoncer dans sa passion mais s’en éloigne : il baigne dans la cinématographie et non pas dans l’enthousiasme premier que lui procure un film. Le passionné de théâtre croit se rapprocher de sa passion en décrochant un emploi dans une institution de la Culture, mais ce faisant il s’en éloigne : il se destine au contraire à côtoyer le monde cynique et désillusionné qui régit le théâtre et qui le salit en n’y ayant naturellement rien compris. Et enfin, celui qui par-dessus tout aime peindre sous un saule au bord d’une rivière entreprend des études artistiques, et voilà que parmi les étudiants en art et leurs piercings, leurs débats stériles, les professeurs et les cours du soir, notre peintre n’a jamais été aussi loin de ces instants et de cette rivière qu’il aime peindre…

Tous ceux-là ont voulu capter la beauté, immortaliser son instant, et ce faisant l’ont dissipée. Tous poursuivent des choses vivantes et vibrantes, et ne font qu’emmagasiner des choses mortes.

Dès que nous nous intéressons à un sujet et que nous l’isolons pour l’explorer et l’admirer mieux, on le réduit et on le dénature. Dès que nous nous en faisons le spécialiste, que nous l’approchons avec les yeux de l’expert, ce sujet se flétrit. L’atmosphère de mystère qui entoure une chose fait partie de son charme, de sa « vérité ». De la même façon que l’esquisse a cette force supérieure que ne parvient jamais à enfermer le dessin achevé et encré, certaines choses sont faites pour être survolées : elles sont à rêver ou à poursuivre plutôt qu’à vivre. Il faut savoir, parfois, ne pas franchir le cap de l’illusion possessive.