Le sang du Pauvre

Internet, le téléchargement, l’achat en ligne, les fluctuations de prix selon qu’on achète l’article à la dernière minute ou en avance, à un bout de la planète ou à l’autre… Tout cela, à terme, émousse la notion de la valeur des choses. Dans beaucoup de domaines aujourd’hui, un objet ou un service n’a plus de prix, plus de coût, sinon celui très arbitraire auquel on finit par le payer à un intermédiaire.

payer sncf

Plus largement, l’époque favorise un individu décomplexé, débarrassé du sentiment de dette, qui bénéficie de tout avec facilité, ignorant la somme de travail que nécessite chaque chose, inconscient de ce que signifie l’entretien, le sacrifice, qui se remplit de ce qui l’entoure sans que jamais ne l’effleure l’idée qu’à son tour il doit rendre, investir d’une façon ou d’une autre dans quelque chose d’autre que lui-même.

Il y a, chez Léon Bloy, un principe qui me semble potentiellement remède à ce penchant : le sang du Pauvre.

Le sang du Pauvre, c’est celui versé par un anonyme pour que vous puissiez prendre votre petit plaisir. Il s’agit de rester conscient, à tout instant, que la moindre parcelle du petit bonheur que l’on retire des choses coûte quelque chose à quelqu’un, au même moment, à un autre endroit du monde.

« La loi spirituelle, la voici : chaque fois qu’un homme jouit dans son corps ou dans son âme, il y a quelqu’un qui paie ».

Tout ce que l’on obtient de la vie, on l’obtient au détriment d’un « Pauvre » : un anonyme qui a payé de sa peau, en bas de chez nous ou à l’autre bout du monde. Ce peut être le petit Chinois qui a assemblé votre smartphone. Ou l’écrivain maudit qui paie de sa vie minable pour que vous ayez son livre entre les mains. Ce peut être l’enfant renversé par un chauffard, qui paye le plaisir de la vitesse, ou allez savoir, qui rachète l’âme d’un pécheur…

Le sang du Pauvre, c’est plus généralement la façon dont tourne le monde : notre bonheur tient à un équilibre, notre abondance au prix d’un poids que l’on fait peser sur la misère. Le bourgeois vit comme il vit parce qu’il y a des pauvres pour vivre comme ils vivent. L’Occident vit comme il vit parce qu’il y a d’autres pays pour vivre comme ils vivent. Tout est lié. Et lorsque vous souffrez, peut-être payez-vous également le bonheur de quelqu’un d’autre.

sang pauvre

Etre conscient de ce que l’on coûte au monde, de ce que l’on doit, conscient du travail nécessaire à la confection d’un objet, conscient de ce qui est mort et de ce qu’il a fallu tuer pour en arriver là… Etre conscient de la complexité qui se joue chaque jour pour qu’une journée se passe comme elle se passe… Cela sonne peut-être comme une morale de catéchèse, mais c’est un composant essentiel de la constitution d’un être humain, tout du moins d’un homme vivable.

La gratuité va de pair avec l’inconséquence. L’inconséquence avec la barbarie. Car la violence provient toujours de celui qui se sent légitime à la produire ; légitime, c’est-à-dire ignorant de ce que lui-même a provoqué en fait de violence préalable.

Je ne crois pas que l’on puisse véritablement acquérir quoi que ce soit sans en avoir payé le prix de la façon la plus charnelle. Il n’est pas d’enseignement significatif qui ne se paye d’un tant soit peu de larme, de sueur ou de sang. La vie l’exige. Il y a quelque chose au-delà de la compréhension intellectuelle, pour véritablement comprendre. On n’apprend et ne comprend réellement que ce que l’on a payé de son expérience et de son implication.

J’ai avorté, je vais bien merci

Parmi mes amis de Facebook, je compte deux sœurs. L’une, qui n’a pas encore 30 ans, publie des photos de ses trois marmots. L’autre, son aînée, alterne les « j’aime » sur les photos de ses neveux et nièces et les messages répétés en faveur de l’avortement.

C’est ainsi que j’ai découvert via son dernier lien, le site d’un collectif qui milite pour un avortement sans peine, sans remords et sans question : « J’ai avorté et je vais bien, merci ». (Je vous invite à lire leur déclaration de principe et à admirer leurs beaux auto-collants dans la veine « l’avortement, rions-en »).

Bénis soient ceux qui jouissent d’une conscience si arrangeante. Pour ma part, l’avortement est un sujet sur lequel je n’ai jamais été capable d’arrêter mon opinion. Tantôt je pourrais chevaucher les concepts et les grands principes, et l’instant d’après être désarçonné par le récit sordide d’un cas particulier. Passez l’idéal à la machine… Le fait est que sur ce sujet si délicat, je ne suis pas suffisamment certain pour clamer quoi que ce soit, alors je préfère m’abstenir.

Je ne suis pas « anti », donc ; en revanche je trouve toujours déplacé l’enthousiasme des « pro ». Cette façon de chanter l’avortement, de dresser l’étendard, de le présenter comme un « acquis » formidable et un « droit sacré »… J’ai toujours été dérangé par cette façon de le célébrer, de le voir comme un progrès et un progrès seulement, une liberté et une liberté seulement… et pas du tout comme une chose triste et honteuse aussi, une défaite et une démission aussi.

Escamoter l’aspect tragique, grave et désastreux, c’est justement pour moi ce qui devrait annuler tout « droit à ». Le « droit », dans tout domaine, ne s’acquiert véritablement que lorsqu’on est suffisamment fort et responsable pour endosser la charge, toute la charge, boire la culpabilité jusqu’à la lie, lorsqu’on peut embrasser le tout et dire « je le prends pour moi ».

Je peux vivre dans une société avorteuse, mais pas dans une société inconséquente. Octroyons-nous la liberté de l’avortement, mais de grâce, sans gants, sans bandeau devant les yeux et sans sapin-qui-sent-bon. Exit le décorum « militant de la liberté » et le narcissisme qui s’y rattache. Regardons la chose en face et que notre conscience n’en reste pas immaculée. Ne nous amnistions pas de nous-mêmes, ne blanchissons pas notre responsabilité : nous tuons des bébés.