Obligation personnelle (et kubriquerie de passage)

En revoyant l’autre jour un bout de 2001 l’Odyssée de l’espace, la similitude m’a soudain sauté aux yeux entre la scène où l’ordinateur HAL se met à dysfonctionner et refuse d’ouvrir la porte, et cette autre scène de Shining où Jack Nicholson pète les plombs.

Plus qu’une similitude, c’est une symétrie, une répétition, l’histoire réitérée de quelqu’un qui devient fou. D’un film à l’autre, nous avons là un être désœuvré qui, soudain conscient de son inutilité profonde, se raccroche à un « devoir » dont il serait investi. Les mots, du moins le discours, sont presque les mêmes : à la fois délirant et rationnel, invoquant la responsabilité au moment même où l’on est en train de griller son fusible.

Voici, somme toute, deux films sur le devoir – ce « devoir » sourd que l’on ressent et trimbale au fond de soi sans toujours en comprendre la raison. Ce devoir intime, personnel, qui ne nous est pourtant pas nécessairement aimable, avec lequel on lutte parfois toute une vie mais qu’on se sent malgré tout la responsabilité d’accomplir. Il nous pèse, nous dépasse, on n’en comprend pas la raison, mais justement on n’a pas besoin d’en comprendre la raison : il s’impose de lui-même. C’est le « il faut » qui plane au-dessus de nous comme notre bonne étoile, mais une étoile sombre. On peut le fuir, mais jamais cesser d’en ressentir l’inéluctabilité ; s’en libérer mais jamais lui échapper définitivement. Parce qu’au fond, il fait partie intégrante de notre personne.

© Marie Dortier

J’ai un ami qui a longtemps vécu avec le devoir d’être ingénieur. Il ne le vivait pas comme tel mais simplement, tout dans sa vie l’amenait à se sentir ingénieur. Les hommes de sa famille l’étaient et il n’a jamais vraiment eu à se poser la question ; la réponse était imprimée en lui. Ainsi, il s’est toujours considéré « scientifique », s’est intuitivement dirigé vers des études d’ingénieur, a fait une prépa, a passé les concours, a obtenu de bonnes écoles… Il a même refait une année de son plein gré parce que ces écoles ne le satisfaisaient pas… Puis il a enfin intégré l’école de son choix. Là il s’est empressé de tout laisser tomber, au bout de 3 mois. Tout compte fait, les études d’ingénieur, les matières enseignées, ne l’intéressaient pas, disait-il. Il fait désormais tout autre chose, c’est-à-dire qu’il ne fait pas grand-chose et ne sait plus très bien où il en est. Aussi curieux que ça puisse paraître, il ne s’était vraisemblablement jamais demandé ce que ça voulait dire d’être ingénieur avant d’être devant le fait accompli. Ce n’est qu’une fois en école, une fois le devoir accompli, que le « il faut » s’est rompu et qu’il a fini par se demander pourquoi il « fallait » et si c’était ce qu’il voulait.

Lorsqu’il en parle aujourd’hui, il évoque une simple « réorientation » tant qu’il était temps mais je me suis toujours imaginé que ce qu’il avait vécu en son for intérieur – l’effondrement de son impératif catégorique personnel – avait dû être beaucoup plus grave et qu’il aurait éventuellement pu nous faire un petit « shining » à sa façon… Car c’est ce que semblent dire ces deux films : ce genre de « devoir », d’injonction personnelle, contient une part d’aveuglement. C’est cette obligation artificielle que l’on se fixe à soi-même, un impératif catégorique que l’on se construit pour voiler sa propre inutilité, son indécision, son obsolescence. Histoire d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher.

On imagine souvent et aisément que la liberté consiste à se dégager de ce devoir-aliénation, à s’inventer hors de lui. Mais pour certaines personnes, peut-être plus rares, cette voix intérieure contraignante est la seule chose de valeur, c’est en s’y soumettant qu’on accomplit sa liberté (l’Histoire ne manque pas de ces personnages qui se sont réalisés de la sorte) et c’est au contraire en lui tournant le dos que l’on se perd définitivement. Le paradoxe étant qu’on ne saurait s’abandonner tout à fait à ce devoir sans devenir fou, mais qu’il n’y a rien non plus de personnel qui puisse éclore sans folie.