Les idées qui sortent la nuit

Le soir est une période propice à l’inspiration, comme si notre esprit était plus vif, plus apte. Comme si certaines idées sortaient seulement à la nuit tombée.

Ces idées viennent nous rendre visite, à notre bureau, parfois même dans notre lit au moment qui précède le sommeil… On les débobine, elles se font plus précises et prometteuses à mesure que nous les étudions dans l’obscurité de la pièce…

Mais, il faut le reconnaître, les inspirations nocturnes ont le caractère de l’ivresse : elles ont l’aspect de ces fêtes, que l’on a passées enthousiaste, le verre à la main, circulant de personnes en personnes avec la sensation, sur le moment, de tenir des discussions pétillantes, des échanges brillants avec des gens qui étaient autant d’interlocuteurs peu ordinaires… Mais quand on y songe le lendemain, la densité de ces conversations n’est plus si évidente et il faut se rendre à l’évidence : peut-être aussi qu’on avait simplement un peu bu !

Il en va bien souvent de même pour les idées nocturnes : le lendemain, nous reprenons l’idée là où nous l’avions laissée et celle-ci a disparu ; ou plutôt elle a « refroidi ». Nous ne comprenons plus ce que nous avions pu lui trouver la veille. En fait d’idée, nous n’avons plus sous les yeux que son squelette, son aboutissement, un résidu sans pertinence… et c’est en vain que nous cherchons à retrouver le fil de réflexion qui nous y a conduit. Alors il n’y a plus qu’à se lever et se préparer pour une nouvelle journée inutile.

« Les idées viennent rarement quand on est assis »

Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique :

« Les idées bonnes et sérieuses ne se laissent pas à tout moment librement évoquer ; tout ce que nous pouvons faire est de leur tenir la voie libre, en écartant les ruminations futiles, les sornettes et les mauvaises plaisanteries. On n’a qu’à laisser libre entrée aux bonnes idées : elles viendront. Pour cette raison, il ne faut pas non plus prendre un livre aussitôt qu’on a un moment de loisir. Il convient au contraire d’accorder parfois un peu de tranquillité au cerveau : alors quelque chose de bon peut facilement surgir.

(…) Les pensées personnelles ne viennent guère qu’en marchant ou en se tenant debout, très rarement quand on est assis. Nos meilleures pensées entrent subitement dans la conscience comme une inspiration. Elles sont manifestement le résultat d’une longue méditation inconsciente. »

La perfection de l’œuvre d’art

Vu The Radiant Child, film documentaire sur le peintre Jean-Michel Basquiat.

Toujours impressionnant de regarder les images sur le vif d’un peintre à l’œuvre : on se retrouve face à la sûreté du geste, à l’infaillibilité du mouvement… Même pour Basquiat et ses griffonnages : à le voir travailler, rien n’est laissé au hasard. Le pinceau bave à juste titre, dérape à bon escient, à un endroit précis et pas ailleurs… Et lorsqu’il revient sur telle et telle lettre d’un mot inscrit pour la raturer, il paraît soudain évident que c’était précisément celle-là qu’il fallait raturer pour rendre effet, et pas une autre ! Petit à petit, par touche, sous nos yeux, l’œuvre tend vers sa forme parfaite dans le moindre détail.

Et pourtant… Cette perfection n’existe que dans l’œil du public : pour le public seulement, l’œuvre revêt ce caractère sacré, intouchable, parfait. L’artiste, lui, y trouve à redire, il la referait dix fois, et dix fois différemment. Le bruit et la fureur, par exemple, le chef-d’œuvre de Faulkner : il semble avoir été écrit d’une traite, comme dicté par la grâce ou par la foudre. Mais il est en réalité une succession de versions insatisfaites de la même histoire : l’auteur l’a écrit et réécrit trois, quatre, cinq fois sans jamais être repu. Ce que l’on prend pour « parfait » n’est que l’une des versions de l’oeuvre qui pouvait être écrite. Son caractère parfait, arrêté et définitif tient simplement à ce qu’on l’a figée arbitrairement en l’imprimant et l’éditant dans cet état. Mais qui sait si Faulkner n’aurait pas réécrit infiniment l’histoire qui le hantait sous une forme toujours nouvelle ? Et le peintre, lui aussi, a toutes les raisons de ré-envisager sa toile sitôt qu’il croit l’avoir finie.

Ainsi, là où dans l’œuvre, le public voit une perfection éternelle capturée, l’artiste, lui, ne voit jamais qu’un reflet trouble de son idée initiale. Idée par nature vivante, fuyante, qui très vite ne se reconnaît plus dans l’empreinte qu’elle a laissée la veille. Idée qui ne perdure dans son intégrité que dans l’esprit du génie qui l’a enfantée. Et nous devons lui apparaître, à ce génie, comme de sauvages idolâtres, nous qui nous accrochons pauvrement aux signes visibles, nous qui croyons avoir vu la bête fabuleuse là où il n’y a qu’une trace de pas fossilisée dans la roche…

La perfection n’est pas dans l’œuvre ; elle l’a depuis longtemps désertée. Et il y a tout lieu de revenir de la découverte d’un artiste comme une touriste coréenne revient du musée de l’Orangerie : de retour à Daejeon, il lui faut bien constater que sa médiocre photo numérique n’a en rien immortalisé son impression des Nymphéas !

La vérité aveugle de l’art

vérité aveuglePicasso était communiste.

Céline était antisémite.

Et ce rockeur britannique qui bouleverse vos oreilles a toutes les chances d’être un parfait abruti ivre de bière et pas autrement cultivé que par les émissions de télé qu’il regarde à l’hôtel, l’après-midi, pendant ses tournées.

Ces tares mentales n’empêchent pas tous ces gens d’atteindre, chacun dans leur domaine, une sensibilité et une intelligence hors du commun. Comme si les idées, chez l’artiste touché par la grâce, n’avaient pas la moindre espèce d’importance.