Redésinformation, suite et fin

Affaire rondement menée que celle de la reprise en main de l’information sur internet. En quelques semaines, tout est allé très vite. Le Monde nous a sorti le Decodex, Facebook a mis en place en douce un système analogue à celui que j’imaginais dans mon dernier article, et le Decodex lui-même a déjà eu le temps de se décrédibiliser tout seul (voici comment).

Je suis assez surpris de l’indifférence générale dans laquelle se joue cette partition, qui marque pourtant une rupture complète avec les grands principes de liberté-égalité du net en vigueur jusqu’ici. Est-ce peut-être une lubie personnelle ? Je me le demande tant personne n’en fait un sujet, ni parmi les gens autour de moi, ni dans les médias qui auraient pourtant là l’occasion, en se saisissant de la cause, de se racheter une réputation intègre à moindre frais.

Pas grand-chose à ajouter sur le sujet sinon cette conclusion : ce qui au fond est combattu à travers les « fake news », ce n’est pas la fausseté en elle-même, qui égarerait les opinions, c’est la disparité des interprétations. Vrai ou faux, ce dont un pouvoir a besoin c’est d’un niveau d’information relativement homogène parmi sa population. Que chacun vive à peu près les choses de la même façon. C’est comme cela qu’il peut, le moment venu, la mobiliser autour de ses projets. Internet génère au contraire un communautarisme des consciences, des ghettos d’opinion nourris et entretenus par les bulles interprétatives dans lesquelles chacun peut s’enfermer. Dans ces bulles ne fermentent pas nécessairement l’erreur ou le mensonge, mais des appréciations trop différentes les unes des autres. C’est ainsi que l’on se découvre par exemple des jeunes de banlieues qui « ne sont pas Charlie » ou qui, bien que pleinement Français, épousent la cause de l’ennemi.

On se rappellera qu’en 1917, mutineries et désobéissance sont survenues à l’occasion de la révolution russe, dont la réfraction sur les événements ont donné à certains soldats une perception changée des buts de la guerre qu’ils menaient.

Il est néanmoins assez comique de voir ceux qui sont pour la libre circulation de tout ce que vous voulez entraver celle de l’information. Eux qui jusque là n’avaient comme crainte que le « repli sur soi » s’évertuent à présent à filtrer les interprétations venues d’ailleurs et à reconstruire une bulle informative clean et « nationale ».

Deal de clic

obs

Mon article sur YouTube et la télé a fonctionné. Un sujet plus people qu’à l’accoutumée, partagé et retweeté à gogo par quelques héros du web émus de me voir prendre la défense de David contre Goliath… et ébruité jusqu’aux oreilles de sites de presse. Le deuxième jour, rue89 me contactait pour me proposer de reprendre l’article.

Sur le moment on est évidemment flatté de voir sa prose en Une d’un média officiel. Mais lorsqu’on est un œil et qu’on y songe quelques jours plus tard, on trouve matière à réflexion. Retour sur le procédé.

  • rue89 me contacte par e-mail pour me proposer la reprise de l’article, moyennant citation de la source et lien vers mon blog. Les présentations vont vite et l’on me presse d’accepter car il faut « rester dans l’actu » et battre le fer tant qu’il est chaud,
  • je dois en « dire un peu plus sur qui je suis » – le journaliste n’ayant visiblement pas pris la peine de cliquer sur 1 ou 2 de mes articles précédents pour s’en faire une idée. Le descriptif informel que je lui fais sera en fait repris quasi tel quel pour l’encadré qui me présente dans l’article de rue 89,
  • j’en profite pour lui caser un mot sur le livre que j’ai publié en 2015, où il est question entre autres du sujet qui les intéresse : la mutation du paysage médiatique traditionnel. Ma seule doléance est de placer dans mon encadré un lien vers le livre sur Amazon.
  • Demande refusée car rue89 « ne fait pas de placement de produit ». Je n’obtiens qu’un lien indirect vers mon blog.

 

lobs rue89Récupère, récupère-donc, je t’en prie

C’est ainsi que l’article est publié le soir même sur rue89. Chouette. Mais le jour suivant, il ne figure déjà plus en vitrine. Il a été remplacé par une brève Arrêt sur Images du journaliste Daniel Schneidermann, qui traite une troisième fois de mon sujet, sans rien y apporter de neuf. Il salue tout de même au passage la sagacité du blogueur « Un Œil ». A la différence cette fois-ci que le lien sur le mot « blogueur Un Œil » ne pointe pas chez moi mais vers l’article de rue89.

On récapitule donc. Pour espérer bénéficier de trafic (le seul avantage que j’aie à donner mon article) et qu’un lecteur de rue89 arrive jusqu’à moi, il me faut imaginer qu’il :

  • clique d’abord sur l’article « Arrêt sur Images »,
  • une fois sur cet article, qu’il clique sur le lien qui l’amène à l’article de rue89,
  • une fois arrivé là (il a déjà lu 2 articles sur le sujet), qu’il lise l’encadré qui me présente et clique sur un lien qui l’amène sur mon blog.

A titre d’information, on estime en général que seuls 2 à 5 % des visiteurs d’une page cliquent sur le lien suivant dans le meilleur des cas. Je suis enfoui à trois couches de profondeur. Quatre si je veux que le visiteur soit en situation d’acheter un exemplaire de mon livre.

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Alors, faisons les maths, comme disent les Anglais :

  • A l’instant où j’écris, mon article a rapporté 76 347 visites à rue89. C’est plus de 10 fois leur trafic habituel si je me fie rapidement à leurs autres articles de même type.
  • rue89 « ne fait pas de placement de produit », mais affiche néanmoins de l’espace publicitaire sur son site et en tire des revenus. J’ai donc multiplié par 10 le potentiel de revenus de rue 89 sur cet article.
  • Pour ma part, sur mon propre blog, l’article a été vu 13 745 fois. Si je totalise les visites qui me sont provenues de rue89, Arrêt sur Images et l’Express.fr (lui aussi a écrit sur le sujet en faisant un lien vers mon blog), cela ne représente que 12 % des visites de mon article. Le reste, je l’ai fait « tout seul », c’est-à-dire grâce à la promotion de lecteurs qui ont partagé l’article par leurs propres moyens.

Conclusion 1 : les internautes « citoyens » (blogueurs, twitteurs, lecteurs, youtubeurs…) ont une puissance d’émission supérieure aux « grosses machines », n’en déplaise encore une fois à la bande à Ruquier. J’ai offert plus de visibilité au site « indépendant et participatif » qu’est rue89 que lui ne m’en a renvoyé. Le deal a été plus intéressant pour lui que pour moi, et pour cause : de deal il n’y a pas eu. Le semblant de contrepartie offert (ton article contre la mention de l’auteur et un lien vers ton blog) est en réalité la moindre des honnêtetés, mais certainement pas une rétribution.

Conclusion 2 : rue89 et les autres médias qui ont repris mon article, se sont ce faisant offert à moindre frais une posture de pourfendeur du vieux monde (dont ils font partie) et de défenseur du YouTubeur opprimé… Mais dans les faits ils cannibalisent, pour survivre, ces petits médias à leur profit. Sans doute ont-ils des radars qui leur signale tout article sur le web qui franchit un certain seuil de résonance, pour lui proposer un « partenariat de visibilité »…

Sur le plus long terme, ces médias sont encore gagnants puisqu’une fois le buzz passé, ils conservent l’avantage du référencement. Celui qui cherche aujourd’hui sur Google à se renseigner sur « Natoo+Ruquier » se voit proposer les articles de rue89, Arrêt sur images, mais pas le mien.

Bilan de l’opération ? C’est chouette, j’ai fait des « vues » comme on dit. Mais la contribution des médias qui m’ont mis en lumière est toute relative. Les quelques visiteurs supplémentaires qu’ils m’ont apporté, attirés par le sujet « Ruquier », ne sont sans doute pas intéressés par le reste de mon blog et sont repartis aussitôt. Un clochard qui s’assied sur les Champs-Elysées, lui aussi, fait plus de « vues » que s’il était resté dans sa petite rue, mais cela n’a peut-être aucun effet sur ce qu’il ramasse dans son chapeau !

Mépris de classe

Je visionne le passage d’une « youtubeuse » dans l’émission On n’est pas couchés. Intéressant, non pas en lui-même, mais pour le mépris gigantesque qu’il révèle de la télévision envers les singularités médiatiques qu’elle n’a pas engendrées.

Pendant le quart d’heure que dure son interview, la pauvre fille doit essuyer des questions toutes plus suspicieuses les unes que les autres vis-à-vis de son succès. « Vous n’allez pas faire vos petites vidéos jusqu’à 50 ans ? », lui demande la journaliste, sensiblement du même âge qu’elle mais qui emploie le ton d’une mère envers sa fille adolescente. « C’est quoi l’étape d’après ? ».

Personne ne demande à Cyril Hanouna jusqu’à quel âge il compte jouer les gamins demeurés. Ni quelle est son étape d’après. Cyril Hanouna n’a pas d’étape d’après puisqu’il est à la télévision : il est arrivé. Pour les autres, et notamment ceux qui ont l’audace de faire de l’audimat sans autorisation, « l’étape d’après » est nécessairement la télévision, le cinéma… Quelqu’un de talentueux ne saurait rester dans les bas-fonds d’internet, quand bien même il parvient à en vivre. Télévision ou disparition ! Que l’on puisse être visible en dehors d’eux paraît à ces gens invraisemblable.

Au fur et à mesure des questions, les journalistes télé s’adressent moins à l’interviewée elle-même qu’au phénomène de ces « gamins » qui affichent des millions de visites sur leurs vidéos en ligne. « Ça me fait d’ailleurs bien rire, ces chiffres », pouffe l’animateur, incrédule. « Ils ne veulent rien dire ». « C’est facile de truquer le nombre de clics ». « Et ce n’est pas parce qu’on a cliqué sur une vidéo qu’on l’a aimée ». Mauvaise foi inouïe quand on sait dans quelle obscurité sont calculées les audiences de télévision, fondées sur des sondages partiels. Le web a au moins l’avantage de la transparence directe et immédiate de ce point de vue. Se doutent-ils par ailleurs du nombre de téléspectateurs qui, eux aussi, peuvent les regarder par défaut, sans les apprécier voire dans le but de mieux les détester ?

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Je n’ai pas d’amitié particulière pour le travail de cette « youtubeuse », mais comment ne pas être frappé par cette déconnexion totale du monde de la télévision ? Comment ne pas être offensé alors que chacun au quotidien profite de productions remarquables (vidéos, articles, enregistrements…) diffusées gracieusement sur internet, cent fois plus remarquables que la camelote qui nous est vendue à la télévision ? Il se trouve que la semaine précédente dans la même émission, était reçu Laurent Baffie pour la promotion d’un « livre », qui consistait en un recueil d’anagrammes drolatiques à partir de noms de personnalités célèbres. Les a-t-il tirés de son esprit fulgurant ? Il y a fort à parier qu’il les ait plutôt générés avec un moteur automatique sur le web. Mais puisqu’il est du monde de la télévision, ce travail de feignant n’a dérangé personne : on ne lui a pas demandé de comptes et on l’a trouvé très amusant. Bon à acheter.

La vérité est qu’en matière d’humour ou de divertissement, voire de culture, les anonymes du web ont apporté plus ces derniers temps que ceux dont c’est « le métier ». La vérité est que, rapporté aux moyens engagés, certains petits individus font plus d’audience que de grandes émissions nationales, sans nous coûter de redevance. Il est toujours plaisant d’entendre ces ricanements de personnel télévisuel : en tendant l’oreille on peut y entendre leur malaise, la crainte que l’imposture du monopole touche à sa fin.

Wrong way up 2.0

Assis à un café, je bois un chocolat tout en entendant la conversation à la table derrière. Ce sont deux vieux amis dont l’un expose son nouveau projet de start-up (une appli qu’il développe et qui doit cartonner, pour laquelle il cherche des investisseurs) tandis que l’autre l’écoute patiemment. L’entrepreneur semble être dans le cas du cadre, licencié de son entreprise à quelques années de la retraite, et qui faute de retrouver du boulot, tente de lancer son activité. Il n’en est visiblement pas à sa première idée foireuse et son ami tente gentiment, de façon touchante et diplomate, de le lui faire comprendre.

« Tu sais… Tu me fais un peu penser à un copain qui se remet d’une rupture, maudissant la fille, et qui revient avec sa nouvelle, qui est exactement le même genre que la précédente… », lui place-t-il à un moment !

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Cela rappelle le concept de « Wrong Way Up » qui figurait dans le lexique de la Maison-Page. Le Wrong Way Up, c’est changer radicalement de vie, foncer dans une voie, et ce d’autant plus frénétiquement que l’on se goure et que les autres nous disent que c’est une mauvaise idée. « Puisque tout le monde me décourage, c’est bien que je dois avoir raison ! »

Internet, le numérique, le big data… sont particulièrement propices à la spéculation et à l’échafaudage de plans foireux. Auparavant, un entrepreneur avait tôt fait de se rendre compte si son projet était viable ou pas. L’investissement de départ nécessitait déjà qu’il y réfléchisse à deux fois. D’emblée il se frottait à la réalité du business autant qu’à celle de son propre talent. On se rendait compte plus rapidement si l’on était assis sur du vent. Avec l’économie numérique au contraire, on peut nourrir un projet plus longtemps sans jamais le confronter au réel. On peut se perdre facilement en concepts et en baratin. On le raffine dans sa tête, on développe dans son coin, et un simple contact, un déjeuner ou une promesse, sont déjà pour l’entrepreneur 2.0 quelque chose de très concret…

Il y a une « facilité » du numérique, une virtualité, qui fait qu’il y a plus d’entrepreneurs, plus de candidats, plus de « bonnes idées » (et donc aussi plus de loupés). On retrouve d’ailleurs le phénomène dans d’autres domaines, artistique par exemple. Parce que le numérique est si « facile », il y aura toujours plus de photographes amateurs que de sculpteurs sur pierre amateurs.

Le porno de masse

Ce qui menace la dignité de la femme, ce n’est pas le port du voile, ce n’est pas le soi-disant sexisme omniprésent. Ce qui menace la dignité de la femme, réellement, c’est le porno au grand jour, le porno grand public, le porno de masse.

Miley Cyrus Bangerz Tour Hits Izod CenterQueen of pop, génération Disney

Lundi : une vidéo partagée sur les réseaux sociaux montre une adolescente à un concert de rap, qui a grimpé sur la scène et que le groupe attrape violemment et se met à « violer » pour de faux sans qu’elle ne puisse rien faire. Rien d’étonnant : la variété musicale pour ados n’a de toute façon plus de différence fondamentale avec le milieu de la pornographie.

Mardi : quelqu’un me raconte que son fils de 8 ans a recherché « sexe vidéo » sur sa tablette. Après enquête, il s’avère que l’idée lui vient d’un camarade de classe, qu’on imagine aisé et précocement « connecté », et qui a montré ce genre de vidéos dans la cour de récré. Après coup, qu’est-ce que cela a d’étonnant alors que tout cela existe pour tout le monde à portée de clic ? Qu’est-ce que cela a de surprenant et faut-il douter que cela se produise tous les jours dans les cours d’école ?

Mercredi : une discussion de collègues dérive sur les films X et « les bruits que font les filles » ; pour que chacun sache bien de quoi on parle, un type lance devant tout le monde une vidéo hard de fellation sur son smartphone et le présente à la compagnie. Les femmes présentes, ne sachant pas bien si elles doivent être gênées, rigolent comme les hommes pour faire bonne figure. La génération 25-30 ans connaît parfaitement le jargon de l’industrie pornographique américaine et en use sans rougir dans la conversation courante, j’avais déjà pu le remarquer.

Jeudi : je feuillette un magazine design branché, généreusement mis à disposition dans les toilettes de mon entreprise. Peu de texte, beaucoup de photos, notamment celles d’un artiste japonais contemporain qui fait des choses avec des bouts de corps nus. Certaines vont assez loin : un bassin humain plié, cul vers le haut, les fesses fourrées de chantilly, le tout surmonté d’une cerise ! D’autres évoquent la soumission, l’humiliation sexuelle, le sadomasochisme… Ceci est banalement laissé à la lecture, à mon travail, comme ce pourrait l’être dans une salle d’attente. Je referme la revue et retourne bosser. Tout va bien. Ce monde est normal.

Vendredi : on m’apprend que le « labo » d’Arte réalise des vidéos « artistiques » où une voix de petite fille demande ce qu’est un anulingus, un clitoris ou un « ass-to-mouth »… Décalage. Humour irrévérencieux. Contre-culture(s)… Je crois que je regarderai ça plus tard…

arte cochon« Humour, humour, je précise… »

Le porno est un porno de masse. Il est sorti du placard où l’on planquait les cassettes VHS. Aujourd’hui, il ne sert plus à faire bander mais à ricaner, à socialiser, éventuellement à chanter… Après avoir été choquant, puis transgressif, puis excitant… il devient « amusant » (on en rit à une tablée de collègues, hommes et femmes confondus – l’homme et la femme étant devenus de nos jours de simples « potes » qui baisent). Bientôt il sera simplement normal. Les femmes, alors qu’elles se disent « blessées » par une publicité de femme-objet et « outrées » par les conceptions d’un Eric Zemmour, ne sentent en revanche aucune oppression lorsqu’un collègue mâle leur met sous le nez une vidéo où elles avalent un pénis jusqu’à la garde. C’est cela qui va se normaliser sous les effets de la pression sociale. L’environnement imprégné de porno normalisé fera plier les dernières volontés.

Et ne tentez pas d’y échapper. Vous pouvez priver votre petit dernier d’internet, c’est sur l’écran de son camarade qu’il visionnera des sodomies. Ce ne sont plus seulement les petits garçons qui arriveront à leur premier rendez-vous avec une conception bien tordue de ce qui se fait. Ce sont aussi les filles, qui auront intégré ce qu’il convient d’offrir et de demander. L’homme de Cro-Magnon de demain n’aura plus à traîner la femme par les cheveux pour l’emmener satisfaire ses envies : c’est elle qui lui tendra sa crinière. Elle se comportera comme une traînée pour mieux ressembler à Rihanna.

Mais bien sûr, ne le dites pas : vous seriez affreusement pudibond, puritain, moralisateur… Voire même on vous reprocherait de vous mêler des affaires des autres. Chacun est libre. Si vous n’aimez pas, vous n’avez qu’à ne pas regarder.

Journalistes éclairés

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Invité à une crémaillère où je ne connais guère que celle qui reçoit (journaliste de profession), je réalise que presque tous les gens sur place sont journalistes eux aussi. L’occasion de discuter avec différents spécimen dont un couple de « vieux » journalistes radio, révélateurs du désarroi légitime des gens de ce métier.

Je suis toujours étonné de constater l’autorité morale que les grands organes de presse exercent encore sur tant de gens : le caractère religieux que l’on peut accorder à la lecture du Monde, aux radios de service public ; la respectabilité automatique offerte à des torchons comme l’Express ou à tout ce qui est imprimé, pour la seule raison que c’est imprimé.

Et cette autorité morale touche les journalistes eux-mêmes. Peu de professions sont autant illusionnées à propos du rôle qu’elles tiennent dans la société, c’est ce que je pensais en écoutant ce couple de journalistes.

Ce qui est revenu le plus souvent, c’est la lamentation sur « l’information va trop vite », « plus les moyens de faire sérieusement le travail », « la rapidité du web pousse à sortir l’info sans vérifier, sans analyse »… Mais bon sang vous ne l’avez jamais donnée, l’analyse ! Avant ou après le web, je n’ai souvenir que d’actualité brute, sans recul, d’infos « capitales » qui disparaissent subitement pour laisser place à une autre, de faits divers sortis comme d’un chapeau, de crises internationales entre pays semblant être nés la veille, d’amnésie organisée sans perspective, sans histoire et sans compréhension…

Internet n’a pas changé quoi que ce soit à cela. Peut-être même pousse-t-il ces médias à faire plus attention, à dire moins de bêtises. Car d’analyses il n’y en a jamais eu autant depuis internet – et autant de pertinentes, parfois même dans un simple commentaire.

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Au final, le plus fascinant, le plus surprenant, c’est cette croyance en la nécessité absolue de leur « analyse » : ces gens, les journalistes, sont véritablement habités par la conviction que le public a besoin d’eux, qu’il est fichu et incapable de se diriger parmi la jungle des informations sans leur bénéfique analyse. Il y a cette croyance que les gens les attendent et que l’on courrait un vrai risque à s’aventurer sans eux dans la compréhension. L’opinion des blogs, des anonymes, des non-cartés, est mauvaise et dangereuse parce que tout le monde peut dire n’importe quoi vous comprenez, mais la leur à eux est salvatrice…

Je la sentais déjà, cette conviction intime. Mais de la voir exprimée à travers de vrais yeux mouillés et humains, cela me l’a rendue plus vraie, sincère, presque touchante dans son authenticité. Le regard désemparé et gentil de ce couple de vieux journalistes tandis qu’il m’expliquait comment le métier se trouvait chamboulé, me faisait penser à celui que pouvait avoir un croyant de 1905, ou un communiste des années 80 : malgré toute la foi honnête et chevillée au corps, le sentiment inévitable, face à l’évidence, que ce monde se termine, que l’on arrive trop tard, que l’heure n’est plus à cela et qu’elle n’y reviendra jamais.

Les web’s worst pages

Edwood & la Web’s Worst Page font partie de mes toutes premières heures perdues sur le web, à lire des bêtises, à lire un vivant, anonyme, sans visage, pendant les soirs et les nuits. Premières heures perdues sur le web à ressentir ce qui pourrait s’apparenter à une fraternité d’esprit, l’impression d’une familiarité, avec un inconnu d’autant plus familier qu’il n’a pas les moyens de nous détromper, ni nous de le contredire.

C’était après tout le charme de ce premier âge du net : la non-réciprocité de la communication. Un point zéro. Seul face à l’écran. On tombait chez quelqu’un, on le lisait à son insu. On partait, ou bien on revenait. Régulièrement. Les web’s worst pages, ces ancêtres des blogs, chez qui on revenait ; pas parce qu’on avait reçu une notification, un tweet ou un e-mail, mais parce qu’on y repensait, parce qu’on n’était pas venus depuis longtemps, voir s’il y avait du nouveau.

C’est un silence et une expérience qu’on ne connaît évidemment plus à l’heure des blogs et des réseaux sociaux, où chacun a son profil et son nom, où directement on accède aux coulisses, on a la possibilité d’invectiver l’auteur, de le tutoyer, de le sommer de préciser ce qu’il a voulu dire…  Non que l’interactivité et la réciprocité n’aient pas leurs qualités, mais ce silence de la web’s worst page, la lecture de pages anonymes et « statiques », était quelque chose, une expérience encore différente de celle qui consiste à lire un livre. Ce sont ces pages qui m’ont initialement donné envie d’écrire, de bloguer, plus que ce que l’expression sur internet représente aujourd’hui.

Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que je suis retourné pour la première fois depuis très longtemps sur la web’s worst page et que j’ai touché de nouveau du doigt ce plaisir particulier et caduque. Parce que son dernier article où il dit qu’il ne parlera plus semble évoquer un peu tout ça. Parce que c’est tellement associé à mes premières navigations que j’ai l’impression que tout internaute sait nécessairement de quoi je parleParce que pour une fois, j’avais envie de faire du hors-sujet, de digresser, de jouer à Edwood vous parle

Brave now world

restricouv

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Discussion curieuse et symptomatique avec le responsable d’une formation liée à internet. Au cours de la conversation, il se met à parler de collecte de données, de surveillance, de Google tout-puissant, du péril que représente le cloud, des écoutes américaines… Sans parler des Chinois et des Indiens et ce dont ils seront capables

Ainsi, nous irions droit vers un 1984, mais en pire. Ce à quoi je n’eus rien à redire, jusqu’à ce qu’il conclue : « c’est pour ça qu’il faut faire gaffe à ce qu’on partage sur internet, à ce qu’on met en ligne, on sait jamais ce qui peut se passer demain… quand tu vois la montée de Marine Le Pen… ».

Ne saisissant pas immédiatement le rapport, je passe outre et tique plutôt sur le mot « demain ». Pourquoi parler au futur ? Ce monde est là, maintenant : les HADOPI, les PRISM et la non-réaction totale de l’Europe qu’ils provoquent – non-réaction valant bénédiction. Ce monde est là, lorsque l’on voit ces gamins postant des photos de « quenelles », que l’on traque, débusque sur internet puis dans la vie réelle, jusque sur leur lieu de travail. Ce monde est là, lorsqu’on entend les belles âmes, les BHL et les Christophe Barbier, se faire de plus en plus pressant pour que soit fait quelque chose contre l’expression sur internet.

Atteinte à la dignité humaine

Aujourd’hui, c’est déjà demain. Inutile de recourir à la science-fiction, inutile d’invoquer Orwell et ses romans alors que le fantasme de l’œil-caméra épieur de citoyens fait déjà partie du paysage. Déjà, il n’y avait plus personne, lors de l’affaire du « tireur parisien » de Noël dernier, pour s’étonner que l’on dispose en quasi-direct de la vidéo de ses méfaits prise sur le vif. Plus personne pour s’étonner qu’il suffise d’activer la bonne caméra pour retrouver et identifier un anonyme en doudoune dans une ville grande comme Paris en pleine période de fêtes.

Y a-t-il encore des scènes de la vie qui soient hors d’objectif ? Peut-il encore se passer quelque chose qui ne soit pas filmé, photographié par un smartphone, signalé par l’un de ces millions de mouchards fun, qui sont autant de bracelets électroniques pour citoyens 2.0 mis sous liberté géolocalisée ? La science-fiction, c’est maintenant.

Mon interlocuteur formateur, à son tour, se fige : il semble ne pas comprendre. Ou plutôt il semble penser que c’est moi qui n’ai pas compris. Il réitère : aujourd’hui tout va bien, nous avons des garde-fous, des sages qui nous gouvernent avec de bonnes intentions ; mais imaginez un peu si le Front national… Cette fois je ne peux que saisir ce qui m’avait échappé la première fois. Dans sa tête, c’est net : c’est à cette seule condition que toutes ces entorses dont il a connaissance et dont il reconnaît qu’elles ont cours, deviendraient dangereuses. Il a besoin, pour en saisir la gravité, de s’imaginer un « basculement », un lendemain d’élection qui foire : adieu Liberté, on serait fichés, des drones sortiraient de terre pour venir nous chercher, une police spéciale traquerait les Noirs et les Arabes sur internet pour les arrêter…

Il ne disait pas tout cela bien entendu, mais c’est ce que l’on devinait entre ses demi-mots. Fantastique. Voici un type, plus ou moins spécialiste, au courant, informé, qui a toutes les cartes en main ; un homme qui parle lui-même de NSA, de Edward Snowden « dont les révélations ne couvriraient qu’un tiers de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui » ; voici un type qui a eu tout le loisir de constater des violations institutionnelles répétées… et qui malgré tout ne se sent pas en environnement hostile. Pas encore. Il a besoin d’un « demain », d’un « peut-être », d’un « si on ne fait pas attention »… Mieux : malgré le dossier à charge qu’il a à portée de main contre le « système », c’est contre « Marine Le Pen », et supposément contre tout ce que ce système lui désignera comme ennemi, qu’il oriente sa capacité de résistance. De l’autre main, son métier dans la vie consiste à faire dériver les budgets publicitaires de ses clients vers la gueule du Léviathan Google, celui dont il dit craindre l’hégémonie ! Brave now world.

A cet instant, et bien que le bavardage continue, je sens que la discussion a atteint son terme. Je vois mon bonhomme buter silencieusement, se cogner contre une vitre, je le sens arrivé à la Fin de son Monde. Volonté de ne pas en savoir plus. Mur du con. Il restera derrière la barrière, à observer les faits. Aujourd’hui, c’est déjà demain. L’affaire de la NSA n’est pas un scandale (qui s’en est scandalisé à part vous ?) elle n’est que l’aperçu du monde actuel tel qu’il se conçoit, tel qu’il s’assume désormais. Le petit dessin de cadenas sur votre compte en ligne ne verrouille absolument rien. La date de naissance de votre chat, que vous avez mise en « mot de passe », n’empêche personne d’entrer. Vous êtes le seul à avoir besoin de ce mot pour accéder à vos données.

La science-fiction c’est maintenant, deal with it ! Dans l’ère digitale, rien de ce que vous faites n’est privé. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ! Paranoïa ? Peut-être encore un peu. Plus très longtemps. C’est excessif et pas tout à fait vrai, mais il nous faut faire comme si : les générations prochaines s’adapteront naturellement à ces nouvelles règles du jeu, mais la nôtre doit apprendre à s’y faire, éduquer ses réflexes, s’acclimater.

Il y a sans doute une série d’habitudes à prendre. Exercer sa mémoire par exemple, ne pas tout consigner dans l’électronique, ne plus déposer systématiquement ses souvenirs, ses contacts, ses adresses, ses pense-bêtes… sur le réseau, pour mieux échapper aux algorithmes prédictifs. Simplement : faire comme si tout ce que l’on écrivait, lisait, tapait, stockait, exprimait, était potentiellement crié sur les toits, affiché en place publique, signé de son nom, incriminable un jour ou l’autre. Cela ne veut pas dire se taire, se coucher, dissimuler… mais peut-être au contraire faire preuve d’intégrité, prendre de la consistance. Face à ce monde plus intraitable qui s’assume : s’assumer à son tour, se faire plus intraitable. Parler à bon escient. Etre ce que l’on dit. Parler parce que l’on pense que ça compte, que ça vaut le coup. Y mettre un peu de sa peau. Se défendre. Ne pas laisser sa pensée être dévoyée. Ne pas laisser le terrain. Ne pas laisser les autres afficher leur avis impunément sans répondre par le sien.

Dire ce que l’on pense. Ni plus, ni moins, et quoi qu’il en coûte.

Citizen-band

Lorsque j’ai ouvert ce blog, il y a maintenant 3 ans, je n’étais pas convaincu du support : la présentation « journalière » des articles, le classement chronologique, ne me convenait pas et par-dessus tout je n’appréciais pas la dimension ouverte, reliée, sociale. Je songeai même au départ à fermer les commentaires : s’il en était qui avaient quelque chose à dire, ils n’avaient qu’à créer leur blog ! Tout ce que je voulais, c’était créer un îlot où exiler des textes – le blog présentait l’avantage de n’exiger aucune compétence technique pour le faire.

Et puis, au fur et à mesure, j’appris à aimer ces simili-échanges que l’on peut faire avec d’autres : autres blogs, autres commentateurs, récurrents ou visiteurs de passage, autres pages web où laisser son sentiment… Echos humains épars dans la nuit du web. Le blog est pour nous, vains parleurs et vains penseurs, ce que la CB est aux camionneurs. Longtemps les routiers ont été des êtres seuls, du matin au soir et toute la nuit, bagnards dans leur cabine, mangeant le midi, seuls encore, le sandwich qu’ils s’étaient préparé la veille. Et puis il y a eu la CB…

Blogueurs, nous sillonnons les routes, traçant la nôtre sans toujours savoir où elle nous mène ni pourquoi nous roulons, ne distinguant son dessin qu’une fois que l’on se retourne sur le chemin parcouru. Blogueurs, vains parleurs et vains penseurs, nous sommes seuls mais plus complètement. Il y a dans l’air ces ondes émises, impalpables. Toujours, pas très loin, il y a ces autres poids lourds de la nuit, plus ou moins fantomatiques, dont nous captons les signaux erratiques. Ceux que nous croisons et qui nous renvoient un appel de phares amical. Ceux qui évoluent sur d’autres routes, parallèles. Routes alternatives, jamais tout à fait similaires à la nôtre, toujours un peu indéchiffrables, dont nous suivons la progression avec intérêt et bienveillance. Itinéraires bis que nous n’aurions jamais empruntés (et que nous n’emprunterons plus) mais qui s’acheminent vers des horizons pas si éloignés du nôtre, croit-on deviner.

Cela vaut bien, de temps en temps, d’essuyer un « sale con » laissé au doigt dans la poussière de notre pare-brise.

Le bedroom rock

Sur internet, on peut trouver quantité de ces vidéos de gratteux anonymes qui reprennent de grands morceaux de rock assis sur un coin de lit ou à leur bureau… Prodiges parce que jeunes, très jeunes même parfois, incroyablement techniques, prodiges parce qu’ils s’attaquent aux morceaux les plus ardus et sont capables de les restituer à la note près… Sauf qu’il leur manque le « modjo ».

C’est le syndrome du musicien de studio, qui a des heures de pratique derrière lui, qui peut jouer tout ce que vous voulez dans tous les styles, mais dont le jeu manque un poil de personnalité. Vous appuyez sur un bouton et il joue heavy. Sur un autre il joue cubain. Encore un autre et un admirable « Jeux interdits » lui sort du bout des doigts. Toutes les notes sont là, à leur place, l’instrument sonne exactement comme il faudrait… mais le rendu est comme froid, désincarné, « l’âme » de la chanson est restée accrochée au porte-manteaux. On ne saurait dire ce qui cloche mais le fait est là : la magie n’opère pas.

Il y a quelque chose qui tient peut-être de l’illusion possessive : la chose qui fait qu’au moment où l’on croit toucher le truc du doigt, il s’effrite. Ces gratteux anonymes sont un peu l’équivalent en musique des restaurateurs en peinture. Et ils sont bien sympathiques au fond. Il faudrait simplement leur inventer un registre à eux, entre musique et prouesse technique. Le « bedroom rock », que ça s’appellerait. Le bedroom rock : c’est bien, mais juste dans ta chambre.