Le progressisme blasé 

galilee-vincenzo-viviani

Assis à table avec cinq autres personnes, j’écoute le récit pour le moins déroutant d’une personne dont l’amie traverse « une période difficile”. Jugez plutôt : en couple depuis quelques temps, voilà que son homme se met en tête de “changer de sexe ». Il prend des hormones pour développer sa poitrine, exige qu’on l’appelle par le prénom “Elie” (?), se montre irascible avec quiconque commet une maladresse en s’adressant à lui…

Au lieu de fondre en larmes ou de se décontenancer, cette fille continue vraisemblablement à vivre comme si de rien n’était : elle continue à se mettre au lit le soir aux côtés de cet homme qui est resté le même physiquement nonobstant cette masse adipeuse qui se forme sous son torse ; et plutôt que de maudire son sort, elle cherche comment accepter ce qui lui arrive.

C’est un peu compliqué pour elle”, croit bon de préciser la personne qui nous conte l’histoire comme si on ne se l’était pas figuré, “parce que du coup ça la questionne sur ce qu’elle est : est-elle lesbienne, bisexuelle en étant avec lui ?« .

Quelle résilience. C’est une énorme preuve d’amour et de compréhension que de remettre ainsi en cause sa propre personne plutôt que la démarche soudaine de l’autre, et de continuer à l’aimer exactement comme avant. Une preuve d’abnégation exceptionnelle, héroïque. Si cette histoire m’arrivait, je ne pense pas que je m’en sortirais avec un « c’est un peu compliqué” ; je jugerais plutôt que c’est un véritable cauchemar ! Et j’attendrais d’un ami qu’il me secoue pour que je m’extraie de ce bourbier plutôt qu’il me demande des nouvelles de la mutation de mon compagnon ou qu’il s’épuise à comprendre comment il faut l’appeler afin d’éviter qu’il ne se froisse.

C’est une attitude exceptionnelle, héroïque, dont à mon avis très peu d’individus sont capables. Et pourtant cette exemplarité ne sembla étonner personne outre mesure autour de la table : j’étais seul à ciller, à me frotter les yeux, tous semblaient rencontrer des cas de figure comme celui-ci tous les jours, et d’autre part trouver que la réaction de la femme était la moindre des choses. Ils exprimèrent même du mépris pour les quelques personnes ou pays dans le monde qui persistent à ne pas accepter qu’on se promène ainsi à son aise entre les genres, en toute liberté. Quelqu’un nous apprit qu’il existait cinquante-deux genres différents dans la nature – le fait avait été établi par un article de Slate. Là encore, personne ne s’en émut. Je fus le seul pour qui cette affirmation venait détruire une croyance élémentaire qui m’avait jusque-là toujours été apprise dans les livres et qui m’emprisonnait depuis l’âge le plus tendre.

C’est en cela que je comprends mal les adeptes de la théorie du genre : ils sont à l’origine d’une découverte scientifique monumentale, la plus importante du 21ème siècle, mais n’en tirent aucune vanité. Ils font comme si cette découverte devait échapper à la trajectoire habituelle des révolutions coperniciennes, ne sidérer personne et se répandre comme banale et évidente d’entrée de jeu auprès du premier quidam venu du fond de sa banlieue résidentielle. Il y a pourtant de quoi faire le fier à bras. J’imagine Galilée excité par sa trouvaille, désireux de la partager, armé de patience pour en convaincre ses pairs… Je l’imagine se retrousser les manches pour se mettre à la portée de ceux restés dans l’ignorance. Je ne l’imagine pas s’agacer ou se révolter parce que sa crémière n’a pas saisi du premier coup sa révélation cosmologique.

La Recherche

Auparavant, il y avait les inventeurs. Maintenant il y a les chercheurs.

Edison

L’inventeur était quelqu’un qui dans le cadre de ses activités, ressentait un manque, un besoin, et qui à force d’observation, d’adresse et d’ingéniosité, finissait par créer cette chose dont il avait besoin.

Les chercheurs sont dans un cas bien différent : ce sont des gens armés de connaissances, équipés jusqu’aux dents, qui ont été élevés pour chercher, connaître et découvrir. Une infanterie lancée à la conquête de ce qui n’est pas encore connu, dévouée au défrichement de ce qui n’a pas encore été fait. Par principe la Recherche est jusqu’au-boutiste, payée pour ça, elle ne fait pas de quartiers : elle taillera le mystère jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Là où l’inventeur est animé d’une motivation personnelle, d’un but égoïste, là où il poursuit l’accomplissement de quelque chose qui doit le servir lui, là où sa recherche a une fin, le chercheur, lui, est désimpliqué, il cherche pour une cause ou une entreprise, entreprend en fonction des moyens qu’on lui alloue. Il bêche sans désir ni besoin, il cherche sans savoir où il veut en venir. Il innove parce qu’il faut innover et parce qu’on le lui demande. Parce qu’il y a du budget et parce que c’est son métier. Parce qu’il faut bien continuer à trouver des choses, n’est-ce pas, il faut bien continuer à innover, innover, innover.

Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.

Sous le paradigme de la Recherche, il est assez aisé de voir que l’on aboutit à ce stade du Progrès où celui-ci se construit ex-nihilo, pour lui-même, en dehors du service qu’il rend pour l’humain. Il est assez aisé de voir que l’on arrive à des inventions qui naissent, plutôt que d’une réelle motivation humaine, de l’inoccupation scientifique et du fait que l’on a des chercheurs qui ne doivent pas dépérir. Inventions qui ne servent personne, progrès maléfiques qui engendrent beaucoup de destruction par ailleurs, immondices dont on regrette que l’homme en ait jamais soulevé le couvercle.

schéma

Aujourd’hui, on créé par exemple de nouveaux états de la matière, sans encore savoir pourquoi on l’a fait, à quoi cela pourra servir, ni même si cela pourra servir un jour. Aujourd’hui on met par exemple sur pieds des robots de guerre autonomes, des machines tueuses qu’on nous annonce prochainement sur le théâtre des opérations. Ou bien on pousse sa petite idée des technologies transhumaines, qui feront naître une inégalité objective entre deux races d’hommes.

Tout le monde imagine ce que ça peut donner, tout le monde visualise, tout le monde en redoute l’éclosion et personne n’a vraiment envie de ce monde-là mais peu importe : nous allons tout de même les inventer et ces choses vont exister, et vite ! Parce que la technique le permet et parce que c’est de l’innovation.

Etre précurseur

Parce qu’il est né à Marseille, parce que c’était en 1927, parce qu’avant tout il avait l’étrange passion de plonger sous l’eau, Albert Falco est devenu au fil de ses rencontres ni plus ni moins un pionnier de l’océanographie et l’un des inventeurs du monde sous-marin tel qu’on le connait. Une sorte de Christophe Colomb des profondeurs, en somme.

Etre pionnier d’une aventure historique, cela demande parfois simplement d’être au bon endroit au bon moment : né 50 ans plus tôt ou plus tard, Falco aurait été simple pêcheur de poulpes, ou bien maître-nageur… Né à Lons-le-Saulnier, sa passion et ses économies auraient peut-être été englouties dans l’équipement d’une Renault 5 Sport… Bon endroit, bon moment, et surtout détenir cette petite folie, cette petite bêtise qui pousse à trouver son épanouissement dans une activité aussi « futile » que la plongée, à une époque où cela ne constituait ni un loisir ni un débouché professionnel, où le reste du monde avait autre chose à faire…

Ce n’est pas nous, c’est certain, qui pourrions être pionniers de quoi que ce soit, avec notre manie de déplorer tout ce qui est nouveau. Ce n’est pas nous qui ferions émerger quelque discipline nouvelle pour lui donner ses lettres de noblesse. A l’époque, nous serions restés sur la digue, à observer Falco enfiler son masque et ses bouteilles en nous gaussant de la vacuité de son destin, nous demandant à quoi il rimait… Nous serions passés complètement à côté comme nous passons à côté des audaces contemporaines.

Toute nouveauté, toute lubie, tout caprice moderne se présente à nos yeux d’abord sous les habits du ridicule et de l’absurde. Nous finissons parfois par les adopter, plus tard, bien plus tard, lorsqu’ils sont répandus et qu’il n’est plus temps de briller dans ce domaine par sa précocité ; nous les adoptons plus tard, trop tard, lorsque la conformité l’exige, et en clopinant encore !

La Découverte de Lons-le-Saulnier (39)

C’est ainsi. Nous ne sommes découvreur ni précurseur en rien. Nous laissons filer devant nous les modes, les technologies, les nouveaux usages, les nouvelles formes, en un mot le neuf ; kite-surf, interfaces numériques, TV on Demand, théories scientifiques ou sociales… Nous sommes ce qu’il convient d’appeler un « vieux con » (et c’est malheureux quand on connaît notre âge !). C’est ainsi et nous n’avons ni tort ni raison : comme il y a des myopes et des presbytes, nous voyons trop loin ou trop près. Le neuf de la nouveauté nous semble toujours plus artificiel que celui de l’éternité. Nous cherchons la sève dans les racines et les vieilles branches et piétinons les jeunes pousses et les fleurs. L’attrait, nous le trouvons dans un vieux riff de blues qui revient éternellement raconter la même histoire, plus que dans les derniers rythmes et trouvailles électroniques.

C’est ainsi et ce n’est pas grave. Je n’ai ni tort ni raison. Ne m’attendez simplement pas pour inventer la roue : je vais être un peu en retard !