Assis à table avec cinq autres personnes, j’écoute le récit pour le moins déroutant d’une personne dont l’amie traverse « une période difficile”. Jugez plutôt : en couple depuis quelques temps, voilà que son homme se met en tête de “changer de sexe ». Il prend des hormones pour développer sa poitrine, exige qu’on l’appelle par le prénom “Elie” (?), se montre irascible avec quiconque commet une maladresse en s’adressant à lui…
Au lieu de fondre en larmes ou de se décontenancer, cette fille continue vraisemblablement à vivre comme si de rien n’était : elle continue à se mettre au lit le soir aux côtés de cet homme qui est resté le même physiquement nonobstant cette masse adipeuse qui se forme sous son torse ; et plutôt que de maudire son sort, elle cherche comment accepter ce qui lui arrive.
“C’est un peu compliqué pour elle”, croit bon de préciser la personne qui nous conte l’histoire comme si on ne se l’était pas figuré, “parce que du coup ça la questionne sur ce qu’elle est : est-elle lesbienne, bisexuelle en étant avec lui ?« .
Quelle résilience. C’est une énorme preuve d’amour et de compréhension que de remettre ainsi en cause sa propre personne plutôt que la démarche soudaine de l’autre, et de continuer à l’aimer exactement comme avant. Une preuve d’abnégation exceptionnelle, héroïque. Si cette histoire m’arrivait, je ne pense pas que je m’en sortirais avec un « c’est un peu compliqué” ; je jugerais plutôt que c’est un véritable cauchemar ! Et j’attendrais d’un ami qu’il me secoue pour que je m’extraie de ce bourbier plutôt qu’il me demande des nouvelles de la mutation de mon compagnon ou qu’il s’épuise à comprendre comment il faut l’appeler afin d’éviter qu’il ne se froisse.
C’est une attitude exceptionnelle, héroïque, dont à mon avis très peu d’individus sont capables. Et pourtant cette exemplarité ne sembla étonner personne outre mesure autour de la table : j’étais seul à ciller, à me frotter les yeux, tous semblaient rencontrer des cas de figure comme celui-ci tous les jours, et d’autre part trouver que la réaction de la femme était la moindre des choses. Ils exprimèrent même du mépris pour les quelques personnes ou pays dans le monde qui persistent à ne pas accepter qu’on se promène ainsi à son aise entre les genres, en toute liberté. Quelqu’un nous apprit qu’il existait cinquante-deux genres différents dans la nature – le fait avait été établi par un article de Slate. Là encore, personne ne s’en émut. Je fus le seul pour qui cette affirmation venait détruire une croyance élémentaire qui m’avait jusque-là toujours été apprise dans les livres et qui m’emprisonnait depuis l’âge le plus tendre.
C’est en cela que je comprends mal les adeptes de la théorie du genre : ils sont à l’origine d’une découverte scientifique monumentale, la plus importante du 21ème siècle, mais n’en tirent aucune vanité. Ils font comme si cette découverte devait échapper à la trajectoire habituelle des révolutions coperniciennes, ne sidérer personne et se répandre comme banale et évidente d’entrée de jeu auprès du premier quidam venu du fond de sa banlieue résidentielle. Il y a pourtant de quoi faire le fier à bras. J’imagine Galilée excité par sa trouvaille, désireux de la partager, armé de patience pour en convaincre ses pairs… Je l’imagine se retrousser les manches pour se mettre à la portée de ceux restés dans l’ignorance. Je ne l’imagine pas s’agacer ou se révolter parce que sa crémière n’a pas saisi du premier coup sa révélation cosmologique.