Parfois encore, nous avons ce rêve juvénile de voir se matérialiser la musique que l’on a en tête ou que l’on écoute au casque, de la voir se répandre partout où l’on se trouve… exploser au grand jour… dans le supermarché ou dans la rue… au beau milieu de notre lieu de travail… balayer les objets et les gens…
Parfois encore nous rêvons de voir deux gigantesques enceintes pousser du sol comme des bulbes, 3 mètres chacune, et cracher notre musique dans l’atmosphère, dans les oreilles de tout le monde autour… De voir ces gens décoiffés, paniquer, fuir, se désintégrer… De voir le crépi des murs se détacher… Croire en l’action de la musique.
Les années 80, c’était moche mais au moins ça avait une couleur. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vouloir revivre les années 60, 70, 80… Personne, en revanche, n’aurait l’idée de regretter les années 90 : les années 90, c’était creux et atone ; une décennie de transition, qui n’est qu’une série de revivals des décennies précédentes. Les années 90 ressemblent étrangement à une gigantesque émission présentée par Arthur, pleine de best-of, d’archives, de bêtisiers, de Top 50, de remix, qui tournent en boucle… La singularité des années 90, c’est de n’avoir aucune saveur propre.
Les années 2000, au moins, ont une couleur, même si c’est celle du clean et de la transparence.
Années 2000 et leur côté clean : plastique, numérique, surfaces planes. Tactiles. Lisses mais pas dérapantes. Règne du blanc translucide. Comme la coque d’un ordinateur Apple. Comme un Planet Sushi. Années 2000 et le pipi clair du rock électro, le dégueulis propre des beats tamisés, les voix modulées électroniquement. Négligé chic. Maîtrisé inoffensif.
Années 2000, et leur design plat. Minimaliste. Comme une commode Habitat. Comme un objet designé par Philippe Starck. Comme un projet immobilier qui « intègre les espaces de verdure au cœur du bâtiment »… Années 2000 et la pureté des formes, des choses, des sentiments, de l’alimentaire.
Années 2000 et leurs aplats de couleur enjoués, arc-en-ciel, pots de peinture. Splash ! Murakami ! Maternelle ! Gaga. Années 2000 et la béatitude enthousiaste. « Donnez votre avis ! ». Social. Média. Participatif. Flash. Mob. « J’aime ! ». Années 2000 et le gobelet Starbucks à votre prénom. Années 2000 et le tout-à-portée, portable, portatif…
No it’s not.
Naked : bio, bar à salade, bar à soupes
… etc. etc. …
Et tant pis pour ceux pour qui, ce qui séduit, ce qui attire, ce qui intrigue, c’est justement le rouillé, le tordu et le sale. Le sang mêlé à la poussière. La graisse et les écrous.
Quand, dans les transports en commun, un crétin électronique assis à nos côtés dérange notre lecture avec son casque à musique gueulard : hurler à son oreille la page qu’on est en train de lire.
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Dans le futur, les gens évoluent dans un environnement qui mixe réalité et éléments virtuels : la technologie leur permet d’appliquer une couche d’information virtuelle à leur champ de vision.
Finis les casques à visière qui superposaient messages et images virtuelles à la réalité. La plupart des gens se font désormais implanter des lentilles à cristaux liquides qui leur restituent une vision véritablement intégrée.
Tout comme les oreillettes à musique permettent aux passagers d’une même rame de métro de vivre, bien qu’assis côte à côte, chacun dans son univers sonore, la réalité partielle permet aux gens d’une même rue, d’une même ville, de coexister côte à côte tout en vivant dans des univers visuels et sensoriels séparés.
Ainsi, ce qu’aperçoit un quidam lorsqu’il marche dans la rue est une composition intégrée de rue réelle et de calques virtuels personnels :
devantures et enseignes de magasins virtuellement améliorées (animations, hôtesses manga),
affiches publicitaires personnalisées (« dans cette boutique,vos caleçons boxer habituels à – 15 % ! »),
fenêtres web perso (GPS GoogleMaps, statuts Facebook de ses amis, RSS Yahoo!Actu…).
Y compris dans ce qu’il perçoit de réel, le quidam peut virtualiser certains éléments, comme par exemple :
programmer un ciel orageux ou de la neige,
baliser son trajet avec des flèches directionnelles clignotantes,
faire s’illuminer le McDo le plus proche,
paramétrer des alertes (« dans cet immeuble habitent 2 de vos amis »),
afficher la fiche détaillée de la jolie blonde qu’on vient de croiser…
Les passants, d’ailleurs, apparaissent pour la plupart non pas sous leur forme réelle mais sous l’image de l’avatar plus ou moins ridicule qu’ils ont paramétré. On ne s’étonne plus de croiser un homme à tête de Tex Avery ou une Lara Croft au coin de la rue.
La démocratisation de la réalité partielle et l’implantation des lentilles-écran ont été fortement encouragées par l’Etat, les organisations internationales occidentales, et tous les partis du progrès. Malgré ces efforts, il reste une population de « non-branchés », pour qui la réalité n’est pas rose ! Car, ayant conservé une vision normale, ce qu’ils aperçoivent dans la rue, ce sont de drôles de gens – les connectés – qui parlent à voix haute parce qu’ils sont en train de communiquer, ou qui errent étrangement sur les trottoirs parce qu’ils sont en train de lire un article de Libé.fr en marchant, ou encore qui ont un air un peu grotesque parce qu’ils sont encore équipés d’anciennes visières numériques… Sans oublier les wii-lib qui roulent ou marchent sur les trottoirs et dans les magasins. Quant à la ville, l’architecture est devenue minimaliste, composée de grands pans rectangulaires de béton, devenus sales mais qui n’ont pas besoin d’être nettoyés puisqu’ils servent simplement à projeter une réalité virtuelle de meilleure qualité pour les connectés.
Dans le futur, la réalité partielle (ou réalité virtuelle, ou réalité augmentée) est bien pratique. On ne peut plus s’en passer.
L’ennui est une incapacité à rester seul et inactif. Un évitement systématique de se retrouver face à soi. Plutôt lire, écouter, discuter, courir, tout qui puisse occuper l’esprit, saturer les sens, bloquer l’accès aux idées et aux questions fécondes. La crainte de l’ennui est le propre des gens creux : inoccupés, ils craignent d’entrevoir le vide qui les habite et d’attraper un vertige. Les emmerdeurs du quotidien sont typiquement des gens qui craignent l’ennui.
Ce qui est curieux, c’est que des pans entiers de l’industrie travaillent pour ces gens là. Des entreprises, mais aussi des secteurs entiers de l’économie, sont dédiés par exemple à l’équipement des crétins électroniques. Car le crétin électronique a besoin de la technologie la plus pointue pour accoucher de sa bêtise. Il a aujourd’hui à sa disposition une gamme infiniment variée de produits et services à fort quotient technologique, qui n’ont pour seule valeur ajoutée que de le distraire, de le soustraire à lui-même et à la réalité. C’est la seule vocation de ces produits : permettre au crétin électronique de s’oublier ; et tant pis si ces produits sont par ailleurs des instruments de nuisance qui dégradent la qualité de vie des gens normaux.
Il a par exemple fallu que quelqu’un invente un appareil de musique individuel spécialement conçu pour déranger les gens : aux écouteurs traditionnels, a été ajouté un micro qui fait profiter d’un son nasillard et insupportable à tout l’entourage du crétin – dans la rue, dans les transports en commun. Le son est de piètre qualité aussi bien pour cet entourage que pour le crétin lui-même, mais voilà : il offre au crétin électronique je ne sais quel bénéfice (afficher « qui il est » ?). Et voilà un produit technologique à valeur humaine ajoutée négative !
Il faut bien être conscient que ce produit n’est pas une erreur. Avant d’arriver dans les mains du crétin électronique, il a été longuement pensé et réfléchi, est passé entre des centaines de mains sérieuses et professionnelles, a nécessité des investissements massifs… Qui a intérêt à ça ? Qu’y a-t-il de si impératif à brancher les crétins, qui justifie une véritable politique industrielle des « loisirs » ? Qu’aurait-on pu par exemple créer de véritablement intéressant avec le fric qu’on a cramé pour arriver à l’iPod ?