La disparition d’un homme tel que Jean Rochefort est triste, au-delà de ce que représente son œuvre ou même de l’affection qu’on entretient pour lui. C’est triste comme une échoppe de quartier que l’on voit démolir pour laisser place à une FNAC, un McDonald’s, une agence MMA… C’est que l’on ne voit pas très bien qui seront les Jean Rochefort de notre génération. C’est que l’on sent bien qu’en même temps que lui, c’est un pan de monde qui s’en va, un morceau de plus qui se détache pour partir au néant. Il est déjà heureux que l’on s’entende à lui rendre hommage officiellement et collégialement, tant il semble évident qu’il n’est plus le type de Français que l’on souhaite, que l’on cherche à produire.
Il est ainsi quelques figures humaines, simplement et diablement humaines, qui donnèrent sa teinte à leur époque et dont nous appréhendons la mort prochaine. Avec Jack Nicholson, mourra un certain monde où Nicholson était possible. Avec Iggy Pop, mourra un monde où Iggy Pop était possible. Il semble évident, là aussi, que les libertés qu’ont incarné ces figures ne sont plus celles que l’on cherche à susciter. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui du politiquement correct. Ces humains ont éclos dans le monde d’avant, et non celui des réseaux sociaux ou des véhicules autonomes et électriques. Ces humains ont éclos dans un monde qui n’était pas celui fasciné par l’économie des start-up ou par le débat sur le manspreading…
Ces humains, le monde nouveau ne les permettra jamais plus. Ils sont les derniers Mohicans, qui engloutiront leur monde avec eux. Et nous sommes destinés, en plus d’assister à l’installation du monde désincarné, à les regarder nous abandonner.
A certains acteurs vous pouvez faire totalement confiance : s’ils figurent à l’affiche c’est assurément mauvais ! Nous comptons ainsi sans le savoir des complices dans le monde du cinéma – parfois hauts placés – qui nous indiquent un navet avant sa sortie. C’est bien pratique : l’acteur figure à l’affiche => vous n’y allez pas.
Nicolas Cage, Colin Farrell ou John Travolta par exemple, ne sont pas les plus mauvais acteurs mais ils ont un sens inné pour dégoter les films réellement navrants. Leur palmarès est tel qu’il est devenu statistiquement impossible de les voir jouer dans quelque chose de bon.
Ne dites pas qu’on ne vous avait pas prévenu !
Denzel Washington, Harrison Ford sont eux le gage d’un film morne et ennuyeux, ni tout à fait action, ni réflexion ni émotion, et bien sûr dénué d’humour ; films où se croisent avocats, hommes d’affaires, hommes d’Etat, autant de personnages qui ne sauraient en aucun cas être le sel d’une histoire réussie. Quel chef d’œuvre a jamais eu pour héros un président de la république ? Et pour scène de dénouement une cour de justice ?
Tom Hanks, Julia Roberts ou Richard Gere nous signalent eux, par leur présenceà l’écran, que nous avons affaire à un film qui est une fausse bonne idée, de toute façon anesthésiée par une réalisation plate et convenue. Et voilà.
En France, ce sont Sophie Marceau, Frédéric Diefenthal ou Charles Berling qui garantissent vos mauvais moments de cinéma. Leur accréditation au générique certifie une histoire plan-plan, qui semble commanditée par quelque ministère pour ses vertus pédagogiques et citoyennes, où les méchants sont tout désignés (un mari beauf qui n’écoute pas les envies de sa femme, un promoteur immobilier un peu raciste qui veut acheter un terrain au maire d’un village pittoresque, un chef d’entreprise pour qui l’argent est important…).
Aoutch ! Celui-là vous l’avez cherché !
Et il existe évidemment le contraire : les bons acteurs à aller voir les yeux fermés. Ceux qui font tellement plaisir à voir qu’ils parviennent, par leur simple présence, à rendre un film initialement faible et laborieux supportable et attendrissant. Pour ma part : Steeve McQueen, Jack Nicholson, Jean Rochefort, Michel Serrault…
Trouvé dans un vieux tiroir, un bulletin parisien de 1942 s’adressant aux Français occupés. On y développe une position intéressante, à la fois réaliste et mesurée. Sans appeler à la résistance, on demande un minimum de dignité face à l’occupant : trouver une voie entre maquis et insouciance, « vivre avec » tout en restant dans l’espérance de la Libération. Position intéressante, dans une période qui pose inévitablement la question : « et moi, qu’aurais-je fait ? ».
La plupart des gens s’imaginent bien entendu qu’ils auraient fait sauter des trains, ou craché à la face de l’Allemand sans-gêne et grossier. Le bulletin semble pourtant témoigner qu’en réalité, l’occupant put s’indigner de la facilité avec laquelle certains Français se remettaient de leur tragédie nationale. Entre autres illustrations, il pointe l’indécence de personnalités comme Céline, qui n’ont pas attendu d’avoir beaucoup de recul pour ricaner de la débâcle de l’armée française en 1940. L’attitude de Céline pendant la guerre n’est pas une découverte, mais sa promptitude à faire du spectacle avec des événements tragiques ne finit pas d’étonner. Céline a non seulement tiré des articles moqueurs de la débâcle française, mais il a aussi mis en scène sa fuite navrante en 1944-1945 – cloîtré en Allemagne avec les vichystes les plus renommés – dans un roman truculent comme il sait les faire. A aucun moment il n’a eu le sentiment que peut-être il était bon de se taire. Que peut-être il y avait un mur contre lequel son groin pouvait s’écraser…
Le bulletin de 1942 montre ainsi cet artiste, aujourd’hui jugé audacieux et novateur, sous le jour d’un merdeux petit cynique qui ne faisait que se rendre intéressant par tous les moyens. Et ne nous illusionnons pas, rien ne serait très différent aujourd’hui. On imagine aisément nos trublions contemporains dans le même rôle : au lendemain d’une défaite nationale, un Stéphane Guillon ou n’importe quel humoriste irrévérencieux y aller de sa petite chronique mordante, de son billet acerbe sur cette France de losers, sur notre belle armée, sur nos gouvernants, ces gogos, qui n’ont rien vu venir ! Il serait plus probable de les voir tomber dans ce travers que d’abandonner le micro, rejoindre les Glières et vivre en clandestin.
Et je ne leur en veux pas du tout ! J’aurais beau jeu de les juger, moi qui suis un réservé, un mitigé, un distant, un sang-froid, moi qui en toute vraisemblance aurais continué à aller bosser tous les jours en évitant de poser trop de questions… Nous avons tous beau jeu de juger car personne ne peut savoir ce qu’il aurait fait. Ceux qui disent le contraire ne sont pas honnêtes envers eux-mêmes ou manquent d’humilité. Et j’ai suffisamment constaté que les rebelles les plus visibles et les plus déclarés sont les premiers à se débiner le moment venu.
Car « perdre la guerre », ce n’était pas qu’un mot, c’était une réalité : vous avez perdu et le vainqueur vous envahit, vous n’avez plus les moyens de lui résister. « Vivre sous l’Occupation » n’était pas non plus qu’un mot. Cela veut dire que les nazis sont là mais que votre famille aussi : il vous faut la nourrir ou tout simplement la garder. Aussi triste que ce soit, le plus naturel était de collaborer, passivement s’entend, c’est-à-dire de poursuivre sa vie. Résister était l’option du fou et du héros. Des gens « normaux », il ne fallait guère exiger plus que de la tenue : « vivre avec » sans cesser d’espérer la Libération. Vivre, entre maquis et insouciance.