« Supporter toutes les anciennes ruminations »

« Le problème avec l’ouest du Nebraska, c’est qu’il n’existe d’habitude qu’un seul chemin pour se rendre quelque part. Tout autre itinéraire requerrait plusieurs heures de conduite supplémentaires. Moyennant quoi il faut supporter toutes les anciennes ruminations de vos précédents passages sur ces routes, comme si ces pensées antérieures étaient restées accrochées aux poteaux téléphoniques et aux lignes à haute tension – jusqu’aux fantasmes sexuels du passé le plus lointain qui vous guettent dans le fond des rivières et des ravins, aux croisements dans des hameaux désormais abandonnés dont le nom ne renvoie plus qu’à lui-même et au souvenir de ce que vous faisiez et pensiez lors de vos précédents voyages. »

Jim Harrison dans En marge.

To do list

Nous avançons la plupart du temps dans la vie comme dans cette bataille quotidienne que nous livrons à la monnaie qui empèse notre portefeuille : à la boulangère et à tous les petits commerçants, nous nous faisons fort de donner l’appoint exact des centimes, non pour faciliter leur tâche mais pour refourguer ces importunes piécettes rouges et jaunes, jusqu’à liquidation totale. Comme s’il l’on pouvait un jour être totalement débarrassé de la mitraille, comme s’il y avait un jour de gloire où tout cela serait fini, où le combat serait définitivement gagné et les centimes à jamais fichus dans le camp des commerçants…

Les « petites pièces à refourguer », ce sont plus largement ces petites emmerdes du quotidien que nous cherchons à expédier, notre liste des choses à faire, le chapelet des tâches à inscrire sur post-it pour les rayer au fur et à mesure… Toutes ces contraintes ou ces formalités derrière lesquelles nous repoussons le démarrage des choses. Ces rêves et ces conditions préalables auxquelles nous suspendons le cours de la vie elle-même.

Ecrire puis rayer, c’est certainement une façon d’avancer pas à pas, mais c’est aussi une façon de considérer que la vie, la vraie, n’aura pas commencé tant que… « La journée commencera quand j’aurai fini le ménage et descendu les poubelles ». « Tout démarrera quand j’aurai mon bac ». « La vie commencera quand j’aurai trouvé l’amour ». « Quand j’aurai déménagé ». « Quand j’aurai assez d’argent ». « Quand je serai chanteur ». Petit horizon intermédiaire, objectif préalable à atteindre avant que les choses commencent…

C’est oublier que la vie, elle, a commencé envers et contre tout, depuis le premier jour. Elle n’attend pas de feu vert, elle se fiche que nous soyons prêts, que nous ayons ce que nous voulons, que nous ayons refourgué nos pièces de centimes… Son déroulement n’exige aucune condition ni ne se met entre parenthèses : ce qui est entre parenthèses est encore la vie. Il n’y a pas d’obstacles, d’impasses ou d’accidents au-delà desquels la vie reprend son cours normal : la vie ne reprend pas son cours, simplement parce qu’elle ne le quitte pas. La vie est le cours. Et le cours n’est pas ce fleuve tranquille, que des éléments extérieurs viendraient perturber de temps à autres. Le cours, c’est le fleuve et tout cela en même temps : calmes, remous, impasses, frustrations, déplaisirs… Une seule et même chose qui s’appelle la vie.

Ce que je tente de formuler jaillit avec beaucoup plus d’évidence et beaucoup moins de mots dans la superbe phrase que Jim Harrison, arrivé à l’aube de la vieillesse, écrit dans son journal :

« J’ai découvert avec amusement que les problèmes dont j’essaie sans cesse de m’extraire constituaient, en fait, ma vie ».

« Homme perdu »

« Où suis-je ? Dans un canyon glacé situé près de la frontière, où à la lueur du feu l’herbe est toute marbrée de plaques de neige, la main posée contre les battements du cœur de Rose.

Je regarde les plus belles ombres que j’ai vues depuis des années papillonner avec la force des flammes qui montent du mesquite et du micocoulier. En haut du canyon, la lumière éclabousse les rochers comme du lait.

Je suis un homme perdu de soixante-quatre ans, recroquevillé sur le sol contre son chien et qui lève les yeux vers Orion dont les étoiles dans l’air limpide scintillent, vivaces et incompréhensibles. »

Jim Harrison dans En marge.

Temps libre

Si l’on convient que chaque homme passe sa vie à courir après une chose, je dois admettre que la mienne consiste à poursuivre le temps libre. Mon principal souci et l’essentiel de mes efforts sont orientés vers cela : dégager du temps, avoir « du temps pour moi »…

Une obsession qui pourrait paraître naturelle et commune, mais qui s’observe rarement dans les faits. Car il s’agit de temps libre et non de temps pour lire, écouter de la musique, regarder une série, aller à une exposition… Autour de moi, il me semble plutôt voir des gens qui, alors qu’ils s’apprêtaient à passer 1 ou 2 heures vides, s’estiment soulagés et tirés d’affaire lorsqu’un ami les appelle pour proposer quelque chose. Il me semble voir des gens effrayés à l’idée de passer un week-end inoccupés. Il me semble même que certains mènent par tous les moyens une guerre sans merci à ce que j’appelle le temps libre :

Les soi-disant amis du temps soi-disant libre

Ma malédiction à moi est d’être avide d’heures creuses, de temps à passer seul et sans obligation. Mon malheur est d’avoir en tête en permanence un sablier qui s’écoule. Sensation que ce que je suis en train de faire se fait au détriment d’un supposé « temps libre ». Mon souci au quotidien est d’éloigner égoïstement les impératifs, d’éliminer les obligations, de limiter les déplacements, de liquider les impondérables qui se déposent continuellement entre moi et les plages de temps libre. Chaque demi-journée est vécue comme une de gâchée, consacrée au travail pour autrui, exécutée en scrutant l’heure du prochain wagon de temps libre.

De tout temps, je mène cette quête tout à fait absurde et ridicule du temps libre. Le « temps libre » comme seule ambition, seul horizon, seule adrénaline… Ma tragédie est d’être constamment incapable, une fois ce temps obtenu, d’en faire quelque chose.

Du moins d’en faire ce que je voulais.

Jim Harrison, dans son autobio En marge, dit quelque chose de proche lorsqu’il parle de la petite maison-refuge isolée dans laquelle il a pris l’habitude d’aller souffler.

« J’ai cru pendant des années que ce chalet me permettait de me remettre de mes batailles avec le « monde réel » et de m’y préparer. En réalité, il me préparait seulement à passer davantage de temps dans ce même chalet ».