Redésinformation

A l’information, s’était adossée depuis quelques années la réinformation, que l’on réduit souvent à une poignée de sites d’extrême droite alternatifs, mais qui de manière plus juste peut désigner le rééquilibrage général qu’a permis l’essor d’internet et des réseaux sociaux en matière de pluralité d’information, face à une presse univoque et pilotée par les forces économiques et politiques.

Il semble que nous entrions à présent dans un troisième temps de la danse : celui de la redésinformation. Agacés par une série de revers imputés à plus ou moins forte raison à cette réinfosphère (Brexit, élection de Trump, succès de thèses complotistes, désaveu des stratégies géopolitiques occidentales…), les acteurs conventionnels de l’information contre-attaquent et redéploient leurs forces.

Ainsi, en novembre dernier, le Parlement européen approuvait une résolution pour « limiter l’activité des médias russes en Europe ». Aux Etats-Unis, on a demandé aux grandes plateformes de réseaux sociaux de faire quelque chose pour contrer la diffusion de « fake news », ces fausses informations que l’on accuse d’avoir perturbé l’élection présidentielle. Ce concept de fake news est tout récent, comme si l’on découvrait qu’il pouvait exister des mensonges dans l’information, et que celle-ci pouvait être utilisée comme un outil d’influence.

« Jusque récemment, fake news désignait les sites d’information parodiques de type The Onion [équivalent américain du Gorafi NDLR], explique Slate dans cet article incroyable (mais vrai !). Mais le terme a pris une nouvelle signification depuis la diffusion massive d’articles falsifiés, créés sciemment dans le but de tromper plutôt que d’amuser ».

Ainsi, Slate annonce par ce même article le lancement d’une innovation : This is Fake, une extension pour navigateur qui permet de signaler les « faux articles ». Le principe est celui du Coyote, avec lequel les automobilistes se signalent entre eux les emplacements de radars routiers. Ici, les utilisateurs se signalent les « fausses actus » qu’ils trouvent en ligne ; ces dernières apparaissent alors, sur les écrans et les réseaux sociaux des autres, cerclées de rouge et précédées de la mention « Cet article provient d’une source connue pour répandre de fausses informations ».

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L’extension permet de signaler un article, mais aussi un site d’information dans son ensemble ; tous les articles qui en émanent sont alors jugés fake sans qu’on ait besoin de les lire. On apprend d’ailleurs que les utilisateurs ne seront pas seuls à effectuer ce travail de signalement mais qu’une cellule éditoriale de Slate y est dédiée.

Comment décrète-t-on qu’une news est fake, la définition que donne Slate est assez libre. Il s’agira évidemment des informations montées de toute pièce, mais pas seulement. Ce peut être aussi un article qui utilise des éléments vrais mais « au service d’un propos central qui serait faux » (en clair : un article qui à partir de faits avérés, tire une interprétation qui n’est pas bonne). A contrario, « une chronique qui contient des erreurs factuelles mais qui sont périphériques au propos central » ne sera pas quant à elle comptée comme fake.

On se fiche évidemment de cette extension tant qu’on ne l’a pas installée, mais on pourrait facilement imaginer que la même logique existe sur les outils utilisés par une large partie de la population, comme Facebook ou Twitter. Ils ne nous signaleraient pas en rouge les « fausses informations », mais pourraient en revanche se mettre, à notre insu, à simplement limiter leur apparition. Les pénaliser au profit des « vraies » informations.

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Ce qui est prodigieux, c’est que Slate ou n’importe quel média qui se prend au sérieux puisse ne pas voir le ridicule qu’il y a à vouloir apposer son étiquette « vrai » ou « faux » sur le web entier. Qu’ils puissent ne pas s’apercevoir que par ce genre d’initiatives, ils s’assignent la besogne d’une STASI du net ou d’un ministère de la Vérité orwellien. C’est toujours drapées dans un discours de déontologie journalistique que ces initiatives délirantes s’avancent. C’est au nom d’une plus grande éthique journalistique que Slate tronque, filtre et nettoie l’information. C’est avec le fact checking à la bouche, et au nom d’un journalisme objectif, que les rubriques comme celle des Décodeurs du Monde produisent leurs articles les plus biaisés par l’idéologie.

Il est regrettable que la réponse des médias à la réinformation se fasse, plutôt que par une rigueur, une pertinence et une honnêteté renforcées, par des moyens déloyaux – coups bas, blocages, interdictions – visant à couper le robinet à l’adversaire plutôt qu’à le vaincre sur le terrain du professionnalisme. La troisième manche de la redésinformation peut-elle être autre chose que perdue d’avance ?

La caméra cachée

princesse connasse En ce moment sort Connasse, un film « entièrement réalisé en caméra cachée ». Si je comprends bien, alors que les autres caméras cachées se sentaient encore le besoin d’inventer une mécanique, une ingéniosité, une situation dans laquelle faire entrer la victime, il s’agit ici de pousser n’importe quelle porte et de se comporter en connasse avec le premier venu. C’est « drôle », parce qu’il y a une caméra qui filme.

C’est, en fin de compte, la caméra cachée poussée dans sa forme chimiquement pure : une caméra cachée, aussi drôle ou réussie soit-elle, fonctionne sur un seul principe, celui de l’humiliation du quidam face à la masse hilare. Un garnement qui, dissimulé dans un buisson, réalisait la farce-attrape du « portefeuille », tirait son plaisir autant de la supercherie elle-même que de la course-poursuite qui allait s’ensuivre. Dans l’optique d’une caméra cachée au contraire, ce type de gag rend la course-poursuite hors de propos. La caméra toute-puissante autorise tout, la révélation de sa présence est supposée annuler tout conflit ou toute réclamation.

On fait un croque-en-jambe à un inconnu, il s’étale, et on le relève en lui signalant immédiatement que tout cela était filmé. C’était filmé, donc tout est OK ! il peut ramasser son chapeau et reprendre ses activités. Il y a, induit, le principe que l’on est soumis à l’empire télévisuel de la dérision et que son petit orgueil personnel n’a qu’à s’écraser.

On m’a raconté une mésaventure dont je ne trouve malheureusement pas les images : un boute-en-train télévisuel quelconque s’invite à une table où le chanteur Gilbert Bécaud est assis avec une amie, et lui demande frontalement « s’il va la baiser » ou quelque chose de la sorte (=> gag !). Sans attendre, Bécaud lui assène une baffe magistrale, estimant sans doute que la possession d’un micro ne dispense personne de la correction la plus élémentaire !

beliveauForcément, ça casse un peu l’ambiance…

Logiquement, c’est toujours ainsi que devrait se terminer une caméra cachée. Logiquement, la réaction d’un bonhomme comme Bécaud pourrait être celle d’un dignitaire papou, du Dalaï-Lama, ou de toute personne n’ayant pas baigné de façon prolongée dans la culture du ricanement télévisuel. Toute personne n’étant pas accoutumée à la toute-puissance du micro ou de la caméra. D’ailleurs, est-ce peut-être dans cette seule extrémité que la caméra cachée redevient louable : lorsque le trublion ne s’abrite pas derrière l’impunité télévisuelle pour humilier une victime qui ne demandait rien, mais qu’il se met lui-même en danger, en position de victime potentielle afin que le rire provienne du risque de retour de bâton. Spectacle de Guignol.

Pour en revenir au totalitarisme de la caméra, on peut noter pour finir qu’il ne se limite pas à la version potache et humoristique de l’exercice : la caméra cachée journalistique profite, elle aussi, d’une totale immunité. Personne ne se sent plus dans son droit qu’un journaliste d’investigation qui extorque des informations en caméra cachée. « Nous avons filmé le reste de l’entretien en caméra cachée »… A partir de là, tout lui est permis ! Au lieu de paraître déloyal, cela paraît audacieux. Un journaliste pourrait saigner une grand-mère pour arriver à ses fins, pourvu que cela se fasse sous l’œil d’une caméra cachée.

« Les journalistes d’aujourd’hui »

« Les journalistes d’aujourd’hui sont si habitués à la soumission des citoyens, voire à leur ravissement devant les exigences de l’information, dont ils sont (…) les salariés, que beaucoup d’entre eux supposent coupable celui qui prétendrait ne pas s’expliquer devant leur autorité. (…) Qui ne va pas spontanément se faire voir autant qu’il peut dans le spectacle, qui vit dans le secret est un clandestin. Un clandestin sera de plus en plus vu comme un terroriste. »

Guy Debord

Journalistes éclairés

tintin-soviets

Invité à une crémaillère où je ne connais guère que celle qui reçoit (journaliste de profession), je réalise que presque tous les gens sur place sont journalistes eux aussi. L’occasion de discuter avec différents spécimen dont un couple de « vieux » journalistes radio, révélateurs du désarroi légitime des gens de ce métier.

Je suis toujours étonné de constater l’autorité morale que les grands organes de presse exercent encore sur tant de gens : le caractère religieux que l’on peut accorder à la lecture du Monde, aux radios de service public ; la respectabilité automatique offerte à des torchons comme l’Express ou à tout ce qui est imprimé, pour la seule raison que c’est imprimé.

Et cette autorité morale touche les journalistes eux-mêmes. Peu de professions sont autant illusionnées à propos du rôle qu’elles tiennent dans la société, c’est ce que je pensais en écoutant ce couple de journalistes.

Ce qui est revenu le plus souvent, c’est la lamentation sur « l’information va trop vite », « plus les moyens de faire sérieusement le travail », « la rapidité du web pousse à sortir l’info sans vérifier, sans analyse »… Mais bon sang vous ne l’avez jamais donnée, l’analyse ! Avant ou après le web, je n’ai souvenir que d’actualité brute, sans recul, d’infos « capitales » qui disparaissent subitement pour laisser place à une autre, de faits divers sortis comme d’un chapeau, de crises internationales entre pays semblant être nés la veille, d’amnésie organisée sans perspective, sans histoire et sans compréhension…

Internet n’a pas changé quoi que ce soit à cela. Peut-être même pousse-t-il ces médias à faire plus attention, à dire moins de bêtises. Car d’analyses il n’y en a jamais eu autant depuis internet – et autant de pertinentes, parfois même dans un simple commentaire.

bierbar

Au final, le plus fascinant, le plus surprenant, c’est cette croyance en la nécessité absolue de leur « analyse » : ces gens, les journalistes, sont véritablement habités par la conviction que le public a besoin d’eux, qu’il est fichu et incapable de se diriger parmi la jungle des informations sans leur bénéfique analyse. Il y a cette croyance que les gens les attendent et que l’on courrait un vrai risque à s’aventurer sans eux dans la compréhension. L’opinion des blogs, des anonymes, des non-cartés, est mauvaise et dangereuse parce que tout le monde peut dire n’importe quoi vous comprenez, mais la leur à eux est salvatrice…

Je la sentais déjà, cette conviction intime. Mais de la voir exprimée à travers de vrais yeux mouillés et humains, cela me l’a rendue plus vraie, sincère, presque touchante dans son authenticité. Le regard désemparé et gentil de ce couple de vieux journalistes tandis qu’il m’expliquait comment le métier se trouvait chamboulé, me faisait penser à celui que pouvait avoir un croyant de 1905, ou un communiste des années 80 : malgré toute la foi honnête et chevillée au corps, le sentiment inévitable, face à l’évidence, que ce monde se termine, que l’on arrive trop tard, que l’heure n’est plus à cela et qu’elle n’y reviendra jamais.

« Fournir toutes sortes de distractions imaginables »

Georges Orwell dans 1984 :

« Le Commissariat aux Archives était une branche du Ministère de la Vérité dont l’activité essentielle était de fournir aux citoyens des journaux, des films, des manuels, des programmes, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d’informations, d’instructions et de distractions imaginables (…). Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s’occupaient (…) de littérature, de musique, de théâtre et de délassement en général.

Là on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque exclusivement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques (…). Il y avait même une sous-section entière, appelée Pornosex, occupée à produire le genre le plus bas de pornographie. »