Ne pas juger

étagère de la pensée

Voilà une prière qui est régulièrement faite et que nous n’avons jamais réellement comprise. « Ne pas juger ». Quand nous l’entendons, nous hochons la tête et feignons d’obtempérer car nous sentons bien, au ton, que « juger » est alors perçu comme une abomination. Mais en réalité, nous tremblons à l’idée que l’interlocuteur repère notre manège, et s’aperçoive que nous ne savons absolument pas de quoi il parle.

Quelle commande neuronale faut-il enclencher pour désactiver cette fonction ? Je n’en ai aucune idée tant au contraire, « juger » me semble la fonction première voire unique de l’intelligence. Il y a des gens qui peuvent ne pas juger ? Et que font-ils alors ? La chose traverse leur cerveau sans n’y rien ranger ni déranger ?

Le problème n’est pas de juger, mais de juger juste. Le problème n’est pas de coller des étiquettes aux choses, de ranger les gens dans des catégories… mais que ces étiquettes et ces catégories soient mal faites, mal conçues, trop simples, désuètes, trop rigides ou au contraire trop poreuses…

Le cerveau est une machine à classer, à juger, à ranger… et l’intelligence est l’art de bien concevoir les étagères de sa pensée.

Oui, je juge !

Mauvais signes

Certaines règles de bienséance ont été établies pour d’authentiques raisons de tenue. « On ne parle pas la bouche pleine » par exemple, parce que voir une bouche mâcher, écraser des aliments et nous en cracher des particules au visage est réellement désagréable. D’autres règles de bienséance, en revanche, ressemblent plutôt à des codes inventés par des initiés pour détecter l’éventuel imposteur qui se serait invité parmi eux. Servir le vin dans le mauvais verre, être malhabile avec le couteau à poisson ou embarrassé par le baise-main… Aucun de ces impairs n’occasionne de désagrément réel à votre interlocuteur mais il lui signifie simplement à qui il a à faire, que vous n’êtes pas de ce milieu-là et que vous n’avez pas l’éducation à laquelle il pense.

A nous de trouver, dans les autres domaines de la vie, ces « choses qui ne se font pas », les mauvais signes qui dénotent la trace du vulgaire, du faux ou de l’imposture du premier coup d’œil. Ces petits signes qui trompent rarement et font gagner du temps.

danger

Par exemple, lorsque l’on voit dans un restaurant ou un bar un écran de télévision installé, c’est mauvais signe. Cela dénote la conception que se fait l’établissement de la convivialité. Cette télé qui diffuse du MTV, il y a de fortes chances pour que vous la retrouviez dans votre assiette, dans votre verre, dans la musique d’ambiance ou dans le faciès du serveur.

Chez les gens, aussi, il y a bien sûr des signes qui ne trompent pas. Pas seulement de mauvais signes, mais des signes avant-coureurs : certains détails, certaines poignées de main, un accessoire ou une gourmette, n’appartiennent qu’à certains types de personnes bien précis.

Ou enfin : lorsque dans une fiction, un film, un roman… le personnage principal est un artiste par exemple, un architecte, ou toute autre profession ayant trait au Beau : c’est mauvais signe. Cela trahit une certaine coquetterie, une posture, voire l’opiniâtreté de l’auteur à faire cas de son statut d’artiste, à être artiste sans y parvenir, sans créer autre chose que son état d’âme vis-à-vis de la création. On ne fait pas d’art sur l’art. On n’attend pas d’un ébéniste qu’il nous fasse la plus belle allégorie qui soit sur l’ébénisterie, mais bien qu’il créé un meuble. La malédiction du poète, les méandres de l’écriture ou du génie créatif… sont de mauvais sujets a priori. Les belles et grandes histoires ne sont quasiment jamais vécues à travers l’œil d’un artiste. Et une œuvre qui commence sur ces bases a toutes les chances d’être mal partie.

Parfois aussi, ce mauvais signe vient à la fin, comme une mauvaise confirmation. Vous regardez Avatar, tout vous a à peu près consterné, et puis, bien sûr, à la fin toutes ces médiocrités ne suffisent pas : il faut que le méchant saute de son hélico pour un vrai affrontement méchant/gentil au corps-à-corps, point de passage obligé de tout navet majestueux.

AVATAR

Homme-chouette

Quand j’étais enfant, les chouettes venaient, à la saison, loger dans les corniches de ma vieille maison. Elles étaient là pour l’été. Depuis un rebord sous la pente d’un toit, elles nous observaient en sifflant. A la nuit tombée, à tour de rôle elles prenaient l’envol, planaient au-dessus de la maison, sifflaient par dessus de nos têtes lorsqu’on mangeait dehors le soir… Parfois, l’éclat furtif du dessous de leur plumage surprenait la nuit, quand l’une d’elles passait dans la lumière d’une fenêtre.

La chouette a tout pour effrayer un enfant, son cri, ses serres… Mais cet animal m’est pourtant toujours paru ami. Sa manière de faire savoir sa présence tout en restant invisible, être là sans l’être… Sa capacité à discerner dans l’obscurité…

Dans le domaine de la pensée, je voudrais être l’homme-chouette : celui qui observe depuis sa tour au sommet de la nuit, celui qui ne craint rien et peut regarder toute chose en face. Celui qui, en toute chose, sait séparer le propre du sale : reconnaître ce qui est comestible pour l’assimiler, ce qui est nuisible pour le rejeter en pelote – poils et os, ce qui est inutile et méprisable pour l’expédier par une autre voie.