La punition des sociétés sans Dieu

Il y a quelques mois, un proche a reçu un objet tombé accidentellement d’une fenêtre. Fort heureusement, ça n’a pas été si grave. Ce qui m’a le plus surpris est la réaction de beaucoup de gens à qui je racontais les faits : une fois rassurés sur l’issue pas trop malheureuse de l’incident, la première question était de savoir si la personne allait attaquer en justice.

joker-jack-nicholson« Tu vas porter plainte ? »

C’était si naturel, si immédiat chez tant de gens, que j’en suis arrivé à me demander si ce n’était pas moi qui faisais preuve de naïveté en ne pensant pas comme ça.

Pour moi, on porte plainte contre une intention malveillante, une escroquerie. J’associe la plainte à la culpabilité de quelqu’un. Si le mal tombe accidentellement du ciel, c’est la faute à personne, c’est « trop injuste » et c’est tant pis pour moi. Mais selon la logique de ces gens, il peut y avoir plainte dès lors qu’il y a préjudice. Puisqu’on peut obtenir réparation, il faut obtenir réparation : de la personne qui a fait tomber l’objet, de son assurance, du syndic de l’immeuble… Peu importe ! Mais il faut que quelqu’un paye.

C’est un réflexe que l’on n’avait pas si facilement, je pense, il y a encore quelques décennies. Et derrière cet instinct, ne se trouve peut-être pas seulement le vil appât du gain, mais un besoin désespéré de mettre son malheur sur les épaules de quelqu’un, dans une société où Dieu n’est plus là pour ça.

La disparition d’une engeance divine, la sécularisation de la vie, la laïcité des opinions, l’obsolescence du lien entre pouvoir et divin… entraînent la disparition de tout fatalisme. Tant qu’il y avait la Providence, les catastrophes avaient toujours un Responsable. Mais dans un monde où Dieu est mort, qui accuser ? On est orphelin, seul face à l’idée vertigineuse de Chaos et d’aléatoire. Idée insupportable qui rendrait dingue le commun des mortels. Dès lors, si l’on refuse le hasard et s’il n’est pas de Dieu (le hasard étant le Dieu des non-croyants), c’est ici-bas que doit nécessairement se trouver le coupable à désigner. Quelqu’un doit payer.

bouc émissaire

C’est ainsi que McDonalds devient responsable d’un quidam qui se renverse un café brûlant sur les genoux, ou que l’on se met automatiquement à la recherche du « responsable politique qui n’a pas pris les mesures préventives qui s’imposaient » quand une canicule touche le pays…

Dans une société sans Dieu, il n’y a rien qui puisse être mis sur le dos de la fatalité. Dans une société sans Dieu, chaque situation entraîne des responsabilités, des droits et des devoirs qui doivent être compilés dans des codes civils. Et la punition pour cette impiété, la voilà : c’est cette génération de gens qui s’avance lentement vers nous en toute impudeur, l’armée des plaignants et des ayant-droits, des clients qui réclament et des citoyens qui exigent, sans plus de sentiment de gêne ni de retenue. Nous avons là l’un des enfers possibles.

Intention qui compte

« Bah, c’est l’intention qui compte ! »

Pourquoi croyons-nous à cela si volontiers et si spontanément : que c’est l’intention qui compte ? Plus qu’une façon de parler, plus qu’un lieu commun distraitement répandu, c’est une conviction complètement assimilée, une intuition inébranlable qui fonde jusqu’à notre perception de la justice et de la morale. Cela semble le bon sens même, que ce soit l’intention qui compte, que les circonstances viennent atténuer ou accentuer la responsabilité, que la préméditation prime sur le résultat d’une action…

Cela ne devrait pourtant pas couler de source : il n’y a aucune raison, aucune logique à ce que ce soit l’intention du geste qui compte plutôt que sa conséquence. D’un point de vue matériel, il n’y a rien de juste à sanctionner un acte à l’aune de son intention plutôt qu’à celle des effets qu’il engendre. Car à la fin du compte :

  • qu’importe l’intention si elle aboutit à son contraire ?
  • qu’importe la volonté de bien faire lorsqu’objectivement, on a tout foutu par terre ?
  • qu’importe le rêve que ruminait le criminel de guerre une fois commises les exactions ?

D’ailleurs, on cesse souvent immédiatement d’y croire, à l’intention qui compte, dès lors que le sujet nous touche d’un peu près : dès lors que c’est mon enfant qui s’est fait écraser, je n’ai plus rien à faire que le chauffard ait eu l’intention ou pas de tuer. Et à l’inverse, dès lors qu’un croque-en-jambe me fait tomber le nez sur un ticket de loto gagnant, je n’ai plus rien à faire qu’il ait été malintentionné. Au contraire : dans mes bras, mon ami ! 

Si l’on s’en tient au strict point de vue rationnel, la justice de l’intention qui compte n’est pas fondée, du moins pas plus que son contraire. Ce sont simplement là deux idées opposées de la justice, qui se valent au regard de l’objectivité métaphysique : il y a une justice à considérer l’intention bonne ou mauvaise qui préside à l’acte (considérer par exemple qu’un crime est aggravé lorsque le motif est crapuleux, raciste, etc.) et il y en aurait une autre, tout aussi rationnelle, à juger les actes de même nature sur un même plan (un crime est un crime, un vol est un vol, tous commis à l’égard du monde et méritant à ce titre la même clémence ou la même sévérité).

Pourquoi est-ce la première justice qui nous semble plus « naturelle » et plus humaine, et pourquoi la seconde nous paraît inévitablement plus terrible ? Dans un monde qui s’affirme moderne, rationnel, dés-idéalisé et désacralisé, dans un monde qui ne veut croire qu’à ce qui existe… pourquoi ne pas s’en tenir à juger un acte à sa matérialisation et à son résultat, et pourquoi vouloir aussi et avant tout juger « l’esprit » de l’action ?

Peut-être justement parce qu’il n’est pas de monde sans idéal et sans sacralisé. Juger l’intention, c’est peut-être l’aveu irréductible que l’on croit à l’existence concrète de l’esprit, à une vie de l’âme, et même plus : à la primauté de cette âme sur la réalité matérielle.

Le Juste contre le Justicier

Il s’agit d’appeler en soi le Juste. Le Juste contre le Justicier.

Le Justicier s’offusque et s’exclame.
Le Juste comprend et obtient.

Le Justicier est contrariant, il entrechoque.
Le Juste est conciliant : il coordonne.

Le Justicier attaque, harcèle.
Le Juste protège, défend.

A grands cris, le Justicier réclame : les honneurs, le respect, les excuses. Toutes ces choses qui lui sont dues.

Dans le silence, le Juste accorde et distribue les siennes.

Le Justicier, tel un saumon débile, s’obstine dans sa course entêtée. Naturellement il heurte le rocher, naturellement il maudit le sens du courant.

Le Juste a eu son heure de renoncement : plutôt que de vouloir changer la direction du monde, il a changé la sienne. Il est en harmonie.