« Une curieuse contradiction »

L’anthropologie libérale est marquée depuis l’origine par une curieuse contradiction. D’un côté elle proclame que les hommes sont, par nature, uniquement soucieux de leur intérêt et de leur image. Mais de l’autre, l’expérience ne cesse d’enseigner aux gouvernements libéraux qu’il faut constamment inciter ces hommes à changer radicalement leurs habitudes et leurs mentalités pour pouvoir s’adapter au monde que leur politique travaille inlassablement à mettre en place. (…) Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut contraindre les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément.

Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal.

 

La pensée parasite

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La télécommande de notre téléviseur ne nous étonne plus guère, nous la voyons comme « la moindre des choses ». Ainsi, nous naissons dans une civilisation donnée et baignons dedans, sans plus réaliser que les bienfaits de cette civilisation ne vont pas de soi, qu’ils ne sont pas naturels mais hérités d’un lent travail de sophistication ou de raffinement. José Ortega y Gasset le dit ainsi : 

« C’est le monde qui est civilisé et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature ».

C’est une erreur d’appréciation de ce genre que Michéa soupçonne et reproche aux théoriciens libéraux du 18ème siècle : s’ils purent postuler que l’intérêt général s’atteint par la réalisation des intérêts privés, c’est qu’ils avaient sous les yeux une société encore traditionnelle, non libérale, où les comportements individuels étaient embarrassés d’un altruisme et d’une dimension communautaire qui paraissaient alors une donnée « naturelle » à l’observateur contemporain. C’est-à-dire qu’elle serait toujours là, indécrottable, et qu’on pouvait la chahuter un peu en stimulant l’initiative, les égoïsmes et la compétition.

Seulement, quelques siècles à ce régime philosophique, et cet altruisme finit par se résorber, car précisément, il n’a rien de naturel ou d’inhérent à l’homme, mais résulte d’une longue éducation, d’un long travail de civilité, qui flétrit s’il n’est pas cultivé. Michéa cite ici Castoriadis :

« Si le capitalisme a pu fonctionner, jusqu’à une époque relativement récente, avec une certaine efficacité, en se montrant capable de produire des marchandises de qualité, parfois réellement utiles au genre humain (…), cela tient au fait qu’il avait hérité de types anthropologiques qu’il n’avait pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers avec un minimum de conscience professionnelle… Ces types ne surgissent pas d’eux-mêmes, ils ont été créés par des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l’honnêteté, le service de l’Etat, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont devenues dérisoires, où seule compte la quantité d’argent empochée et peu importe comment. Le seul type anthropologique créé par le capitalisme, et qui lui était indispensable au départ, était l’entrepreneur schumpetérien : personne passionnée par la création de cette nouvelle institution – l’entreprise – et par son élargissement constant (…). Or ce type est détruit par l’évolution actuelle ; (…) l’entrepreneur est remplacé par une bureaucratie managériale, l’activité entrepreneuriale par les spéculations à la Bourse (…). En même temps qu’on assiste, par la privatisation, au délabrement de l’espace public, on constate la destruction des types anthropologiques qui ont conditionné l’existence même du système ».

Pour fonctionner correctement, en somme, le libéralisme devait pouvoir compter sur la bonne constitution d’individus élevés à l’ancienne, c’est-à-dire hors du libéralisme intégral. Des individus qui ne soient que raisonnablement concurrentiels, raisonnablement compétiteurs, raisonnablement homo economicus… Mais, à la génération suivante, les individus sont devenus purs enfants du libéralisme, agents rationnels, égoïstes, et la machine ne fonctionne plus : ils sont dépourvus de la civilité minimum nécessaire à toute société, fut-elle libérale.

Rien à ajouter. Une idéologie nouvelle tend à se couper de ses racines. Un parasite à faire mourir son hôte, sans même réaliser qu’il a besoin de lui pour continuer à vivre. J’ai souvent songé cela, dans d’autres domaines, par exemple au sujet de ces laïcards obtus qui restent très vigoureux pour s’acharner contre le moindre vestige de catholicisme dépassant encore ici ou là. Ces gens-là ont-ils tous bien compris ce que leur propre conception des choses, de la vie, de la liberté, doit au sédiment chrétien où elle a poussé ? Ont-ils remarqué que les valeurs humanistes qu’ils affectionnent, y compris les anti-religieuses, ont toujours apparu dans un giron chrétien ou post-chrétien et que ce n’est peut-être pas qu’un curieux hasard ? S’avisent-ils que la notion même de laïcité, de séparation du civil et du religieux, peut se déduire de la doctrine du Christ (notre fameux ego non sum de hoc mundo) ? Sont-ils certains, ces esprits libres, que les convictions qu’ils ont chevillées au corps sont spontanées, naturelles, et qu’ils ne les tirent pas plutôt, comme le gui, du vieux pommier qu’ils sont en train de tuer ?

A présent qu’ils constituent le terreau civilisationnel dominant, ils feraient bien, ces esprits libres, de s’assurer qu’ils sont capables de produire le type anthropologique dont ils ont besoin, de créer par eux-mêmes les conditions de la liberté dont ils jouissent. Peut-être se rendront-ils compte, lorsque la démocratie aura rendu l’âme sous les assauts des communautarismes, lorsque les normes politico-économiques mondiales seront celles de la Chine ou lorsque l’islamisme aura pris racine dans les interstices de notre indéfinition culturelle, que l’ombre du catholicisme, le ruisselet de christianisme, étaient ce qu’il fallait à leur libertarisme, leur athéisme, leur laïcisme, leur philosophie des Droits de l’Homme, pour pouvoir s’épanouir.

Allons enfants de la Matrie

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Dans un passage fort de L’Empire du moindre mal, Michéa fait remarquer que la société moderne, dans son entreprise d’émancipation, s’en est toujours pris particulièrement au pouvoir patriarcal, plutôt qu’au pouvoir tout court, quelle que soit sa forme. Et il est vrai que c’est sous cette forme-là qu’on pense à lui le plus naturellement, au point qu’on peine à imaginer quelles autres formes pourraient exister.

Michéa commence alors par partager une réflexion du philosophe Slavoj Zizek :

Une figure parentale simplement répressive dira à son enfant : « tu dois aller à l’anniversaire de ta grand-mère et bien t’y tenir même si tu t’ennuies à mourir – je ne veux pas savoir si tu veux y aller ou non, tu dois y aller ! » Par contraste, la figure surmoïque dira au même enfant : « Bien que tu saches très bien à quel point ta grand-mère a envie de te voir, tu ne dois le faire que si tu en as vraiment envie – sinon tu ferais mieux de rester à la maison ! »

Michéa poursuit alors et pousse la logique jusqu’au bout (le texte n’est pas tout à fait intégral mais presque) :

« La ruse du Surmoi consiste à faire croire en cette fausse apparence du libre choix, qui est en réalité un ordre encore plus puissant : non seulement « tu dois rendre visite à ta grand-mère quel que soit ton désir », mais « tu dois être ravi de le faire ! » On devine la réponse des parents [si l’enfant répond non] : « Mais comment peux-tu refuser ? Comment peux-tu être si méchant ? Qu’est-ce que ta pauvre grand-mère a fait pour que tu ne l’aimes pas ? » 

Là où le détournement patriarcal de l’autorité paternelle ordonne essentiellement l’obéissance à la loi, le désir de puissance matriarcal se présente sous des formes bien plus étouffantes. Il fonctionne d’abord à la culpabilisation et au chantage affectif sur les modes de la plainte, du reproche et de l’accusation. La première forme d’emprise institue un ordre principalement disciplinaire, commandant la soumission totale du sujet dans son comportement extérieur. La seconde institue un contrôle infiniment plus radical ; elle exige que le sujet cède sur son désir et adhère de tout son être à la soumission demandée, sous peine de se voir détruit dans l’estime qu’il a de lui-même.

Alors que l’ordre disciplinaire est par définition toujours frontal (ce qui rend possible à la fois la conscience de l’oppression subie et la révolte contre cet ordre), le contrôle matriarcal exercé sur un sujet « pour son bien » et au nom de « l’amour » qu’on lui voue, tend à fonctionner sous des formes beaucoup plus enveloppantes et insidieuses, de sorte que le sujet est presque inévitablement conduit à s’en prendre à lui-même de son ingratitude et de sa noirceur morale.

Il est psychologiquement impossible à une mère possessive de vivre sa folle volonté de puissance autrement que comme une forme exemplaire de l’amour et du dévouement sacrificiel. Il est ainsi inévitable que la main invisible de la domination patriarcale finisse par concentrer sur la main invisible de la domination matriarcale toutes les mises en question du pouvoir coercitif. C’est pourquoi le lent démontage historique des sociétés disciplinaires, oeuvre principale de la modernité avancée, ne se traduit jamais par l’accès du grand nombre à la belle autonomie promise. Faute d’une critique intégrale des mécanismes de la domination, que le matérialisme libéral interdit par principe, ce démontage méthodique conduit au contraire à la mise en place progressive de sociétés de contrôle, soumises à l’autorité croissante des « experts » et baignant dans un étrange climat d’autocensure, de repentance et de culpabilité généralisée.

Voilà une réflexion tout à fait brillante, et chacun pourra en déduire ce qu’il veut, tant au niveau socio-politique qu’à celui intime de ses relations familiales – c’est ce coup double qui est beau !

Evidence que Michéa croit tout de même bon de préciser : cette domination « matriarcale » n’est pas le fait de l’exercice du pouvoir par les femmes, mais un certain mode de contrôle « où bien des hommes sont passés maîtres« , qui caractérise nos démocraties. Ceci est très proche de ce que disait Georges Duhamel ici.

Michéa et le rôle des essais

Sur le conseil d’un ami, je lis Jean-Claude Michéa. Sur son insistance, devrais-je dire, car au départ je rechignais. Michéa comptait alors, pour moi, parmi ces auteurs que l’on connait déjà sans les connaître, à force de les avoir entendus cités dans quelque conversation, lus mentionnés dans quelque article… Tant et si bien qu’on se croit capable, sans en avoir lu une ligne, de les situer, de visualiser à peu près leur thème, de leur attribuer une place sur ses étagères mentales

Ainsi pensais-je pouvoir situer Michéa sur une carte, avec en prime la pressentiment que nous pourrions bien nous entendre lui et moi si je venais un jour à le lire. Pour cette raison, rien ne me pressait voire je traînais les pieds : tant qu’à lire, je préfère toujours découvrir et me surprendre plutôt qu’approfondir, chercher à conforter ou aiguiser une opinion.

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Sans surprise ou presque, je découvre dans cet Empire du moindre mal que Michéa parle de ce dont je devinais qu’il parle : la jonction des libéralismes économique et politique. A savoir : comment libéralisme politique (« c’est mon choix, de quel droit me jugez-vous« ) et libéralisme économique (marchandisation intégrale), intrinsèquement complémentaires, fonctionnent de paire pour aboutir à l’amoralité nécessaire de la société libérale.

Que gauche culturelle et droite économique soient les faces d’une seule et même médaille, du reste, n’a rien d’original. La thèse est connue et a d’autant moins besoin d’être soutenue que notre jeune président jupitérien a opéré en plein jour la fusion officielle de ces deux faces. Reste la redoutable efficacité de Michéa pour objectiver le fait. Arguments autant que style, voici une démonstration faite, nette, voici une affaire classée. Il n’y a plus à y revenir. C’est le genre d’ouvrage définitif qui devrait avoir le pouvoir de clore beaucoup de conversations devenues automatiquement caduques. A l’éventuel contradicteur, on devrait simplement pouvoir claquer le bec, l’interrompre sur le champ et le renvoyer au livre, qui a déjà tranché la question.

C’est à cela que devraient servir les essais, après tout : présenter un caractère suffisamment indiscutable, à l’instar d’une théorie de la rotondité de la Terre, pour mettre fin au débat d’idées et lui permettre de passer à autre chose, de progresser, de ne plus pouvoir revenir en arrière.

La révolte des masses

Je pensais lire un essai agréablement désuet en ouvrant ce livre de José Ortega y Gasset publié en 1929, mais c’est au contraire une réflexion sur l’Europe qui tombe à point nommé en ces temps où l’on entend que celle-ci est titubante, qu’on assiste à la fin de l’euro et à la déliquescence de l’Union… Une réflexion qui tombe à point nommé également sur le vide ressenti de la société moderne, et plus largement sur ce qui fait une civilisation.

Le postulat de Ortega y Gasset est qu’à l’époque où il parle, la dynamique de la civilisation européenne est éteinte, au point mort. Le monde vit sur sa lancée, dans une période indéfinie où l’Europe a lâché les rennes de l’Histoire et où aucun « repreneur » ne se profile à l’horizon. Il en résulte un état de flottement, une inertie : le monde tourne à vide et n’a plus de direction.

Ce qui est fort, c’est de penser cela à cette époque précisément, alors que la vie politique occidentale est intense et que, en pleine effervescence des nationalismes et des fascismes, la superficialité des choses pouvait au contraire laisser croire que l’Europe était forte, ambitieuse, débordante d’énergies fussent-elles négatives, et qu’elle souffrait de tout sauf d’un manque de vitalité et de dynamisme. Ortega voit cette effervescence mais elle est justement pour lui le signe de la mort de cette Europe-là. Il y voit le baroud d’honneur d’un paradigme à l’agonie : celui de l’état-nation.

Pour Ortega y Gasset, la vocation naturelle de l’Europe est d’exister en tant qu’ensemble. Le cadre de l’état-nation est désormais dépassé, devenu trop étriqué pour la dimension qu’a atteint la civilisation européenne. Elle a débordé du cadre ancien (l’état-nation) sans encore avoir trouvé de nouvelle forme. D’où son flottement. Ainsi, de nouveaux rapports sont à inventer, de nouveaux modes de coexistence sont à établir pour fonder une nouvelle dynamique civilisationnelle. Ou bien nous saurons les inventer, ou bien la civilisation européenne sera disloquée par l’invasion de barbares (aucune autre n’étant identifiée pour la concurrencer ou la remplacer à ce stade).

Dieu sait que je ne suis pas un européen très convaincu, mais le livre a une façon de présenter ces idées avec une telle liberté qu’on est tenté de les considérer l’espace d’un instant : pourquoi pas ? Pourquoi pas une Europe ? Celle qui a été construite n’a jamais eu de substance civilisationnelle (il serait d’ailleurs intéressant de savoir de quel oeil Ortega aurait vu l’UE), mais pourquoi pas imaginer que l’état-nation soit un stade temporaire, que le destin des Européens soit d’aller au-delà et de dépasser cette forme ? Ce qui est frappant en tout cas, c’est la similitude entre le flottement décrit et la situation actuelle. Comme si le constat fait à l’époque ne prenait vraiment corps qu’aujourd’hui. Le livre parvient particulièrement bien à cristalliser cette impression ténue que la société moderne est vide de contenu, de substance, que la chose sociale est morte et que seules subsistent les institutions qui régissaient cette chose, qui continuent à perdurer absurdement.

Aujourd’hui, la société est un simulacre de société, la politique un simulacre de politique… Toute tentative de définir la société française ou européenne est un outrage ou un « débat ». Aujourd’hui, la « société » n’est plus un état de fait, le constat d’une effective vie en commun ; elle ne tient plus par un ciment naturel pétri de quotidien, mais par des décrets, des injonctions à vivre-ensemble, des déclarations de bons souhaits en somme. Là où auparavant, vie et vie sociale ne faisaient qu’un, là où traditionnellement la société consistait en l’organisation de mœurs culturelles constatées, elle est aujourd’hui un projet – c’est-à-dire une construction mentale qui vise à sécréter elle-même les mœurs et à les transformer. Désormais, les gens sont là et on leur demande de bien vouloir vivreensemble, en plus de leurs occupations personnelles. En ce sens, la société moderne est « déculturée ».

Ortega y Gasset ne donne pas de solution à proprement parler pour sortir de cette impasse. Il se contente de souligner l’ampleur du défi et la délicatesse de la tâche. Reste cet écho particulier que renvoie son livre aujourd’hui, parce que nous sommes clairement à ce moment où un monde se termine et où un autre commence à esquisser ses possibilités.

Quelques extraits du livre :

« L’homme qui domine aujourd’hui est un primitif surgissant au milieu d’un monde civilisé. C’est le monde qui est civilisé, et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature. Au fond de son âme, l’homme méconnait le caractère artificiel, presque invraisemblable de la civilisation. »

« La société est ce qui se produit automatiquement par le simple fait de la coexistence, qui sécrète inévitablement par elle-même des coutumes, des usages, un langage, un droit, un pouvoir public. Une société ne se constitue pas par l’accord des volontés. A l’inverse, tout accord de volonté présuppose l’existence d’une société, de gens qui vivent ensemble, et l’accord ne peut consister qu’en une détermination de formes de cette coexistence. L’idée d’une société comme réunion contractuelle est la plus absurde tentative qu’on ait fait de mettre la charrue avant les bœufs. Le droit, en tant que réalité est une sécrétion spontanée de la société. Vouloir que le droit régisse les rapports entre des êtres qui ne vivent pas préalablement en société effective suppose une idée assez confuse et ridicule du droit. »

« La plénitude des temps n’existe plus car elle supposerait un avenir clair, prédéterminé, sans équivoque, comme il l’était au 19ème siècle. On croyait alors savoir ce qui se passerait le lendemain. Aujourd’hui, l’horizon s’ouvre une fois de plus sur des perspectives inconnues. On ne sait pas qui va commander ni vers quel centre vont graviter dans l’avenir les choses humaines ; c’est ce qui explique que la vie s’abandonne à un scandaleux provisoire. Tout ce qui se fait aujourd’hui est provisoire. Depuis la manie du sport physique jusqu’à la violence en politique, depuis l’art nouveau jusqu’aux bains de soleil sur les ridicules plages à la mode… Rien de tout cela n’a vraiment de racines profondes. En somme, tout cela est vitalement faux. Il n’y a de vérité dans l’existence que si nous sentons nos actes comme irrévocablement nécessaires. Or il n’y a aucun politicien aujourd’hui qui sente réellement que sa politique est inévitable. Il n’y a de vie véritablement enracinée, autochtone, que celle qui se compose de scènes inévitables. Le reste, ce que nous pouvons à volonté prendre, laisser ou remplacer, n’est précisément qu’une falsification de la vie. »

« Ne voyez-vous pas le caractère paradoxal et tragique de l’étatisme ? La société, pour vivre mieux, créé comme un ustensile, l’Etat. Ensuite l’Etat prédomine, et la société doit commencer à vivre pour l’Etat. Mais enfin l’Etat se compose encore des hommes de cette société. Plus tard, ils ne suffisent plus pour soutenir l’Etat et il faut appeler des étrangers : d’abord des Dalmates, puis des Germains. Les étrangers se rendent maîtres de l’Etat et les restes de la société doivent vivre comme leurs esclaves, esclaves de gens avec lesquels ils n’ont rien en commun. »

« Formalités, normes, politesse, égards, justice, raison, à quoi bon avoir inventé tout cela et créé de telles complications ? Cela se résume dans le mot « civilisation ». Il s’agit de rendre possible avec tout cela, la cité, la communauté, la vie en société. Tous en effet supposent un désir radical et progressif ; chacun doit compter avec les autres. On est incivil et barbare dans la mesure où l’on ne compte pas avec les autres. La forme politique qui a témoigné la plus haute volonté de communauté est la démocratie libérale. Elle porte à l’extrême la résolution de compter avec autrui. Le libéralisme est le principe de droit politique selon lequel le pouvoir public lui-même – bien qu’omnipotent – se limite à lui-même et tâche, même à ses dépens, de laisser une place dans l’Etat qu’il régit, afin que puissent y vivre ceux qui ne pensent ni ne sentent comme lui. Le libéralisme est la générosité suprême, c’est le droit que la majorité octroie aux minorités. Il soutient sa résolution de vivre en commun avec l’ennemi, et qui plus est, avec un ennemi faible. Il était invraisemblable que l’espèce humaine fût parvenue à une attitude si belle, si paradoxale, si élégante, si acrobatique, si anti-naturelle. Vivre avec l’ennemi ! Gouverner avec l’opposition ! Une telle bienveillance ne commence-t-elle pas à être incompréhensible ? Les pays où subsiste l’opposition sont de moins en moins nombreux. Dans presque tous, une masse homogène exerce une lourde pression sur le pouvoir public. La masse ne désire pas vivre en commun avec ce qui n’est pas elle. Elle hait mortellement ce qui n’est pas elle. »