Gastronome de la merde

pile-de-livres

Il y a des gens qui « aiment lire », et qui de fait lisent beaucoup, tout en réalisant le miracle de ne jamais faire d’incursion dans la vraie littérature. Ils lisent assidûment en effet, mais piochent systématiquement dans la facilité et le tout-venant de l’actualité d’édition. Roman de la dernière midinette qui dénonce le milieu médiatique. Succès américain d’il y a 2 ans. Livre de la rentrée littéraire. Essai socio-politique du moment…

Le gastronome de la merde est quelqu’un qui, faute de pouvoir se démarquer par le raffinement de son goût, mange de la merde mais en mange en quantité, en vue de compenser. C’est par la quantité ingurgitée qu’il entend se rendre intéressant.

Et il n’est pas exclu qu’il y parvienne ! et qu’il usurpe le titre de champion dans sa catégorie.

En musique, le gastronome de la merde écoute tous les hits du moment, tous genres confondus, et à tout moment de la journée ; il passe alors pour le passionné de musique, à la curiosité et au goût si « éclectiques ». Le trentenaire qui se gave de cochonneries sucrées ou gélatineuses, de pizza cheesy crust ou de n’importe quoi, plaidera qu’il « aime manger » ; il hérite alors de l’imaginaire positif du Gargantua de la bouffe et passe pour un bon vivant.

Mais le gastronome de la merde dans le domaine littéraire, de tous, reste le plus particulier. C’est que l’activité de lire est perçue par la plupart des gens comme une absolue qualité en soi. Peu importe des livres dont on parle. Le prétendu amour des livres fait toujours son petit effet. Si l’on aime lire, si l’on lit beaucoup, alors on est forcément quelqu’un de bien, quelqu’un de civilisé. Le gastronome de la merde dans le domaine littéraire est imposteur par excellence.

Pour notre part, lorsque quelqu’un nous affirme qu’il « adore lire », qu’il « dévore les bouquins » ou qu’il « lit beaucoup », cela nous émeut à peu près autant qu’un ivrogne qui nous dirait qu’il « aime beaucoup boire », planté devant le rayon « piquette » du supermarché.

rayon piquette

Les lectures qui s’évanouissent

Je lis L’homme médiéval, une compilation de conférences d’historiens du Moyen âge, portant chacune sur un profil d’homme de cette époque : le moine, le guerrier, le citadin, le paysan, l’intellectuel, le marchand, le marginal…

(quelques extraits du livre ici)

homme médiéval

Le Moyen âge nous est devenu totalement étranger. Nous avons beau en descendre, c’est une planète exogène et fantaisiste, d’une étrangeté bien supérieure à celle auto-supposée des « univers imaginaires » créés par la science-fiction et le cinéma. C’est une civilisation et une anthropologie à part, qui ne semble pas proposer de passerelle vers nous ni ne laisse aucun moyen de s’y projeter. Le Moyen Age dans sa vue d’ensemble, trop autre, trop riche et fourmillant, est devenu inconcevable pour le cerveau moderne. Et ce livre, en le déconstruisant en une mosaïque de vues subjectives, offre d’en explorer un morceau après l’autre. Il en ranime chaque partie tour à tour, isolément, chacune éclipsant immédiatement la précédente.

C’est comme de traverser une pièce noire avec une lampe torche : les éléments de la pièce se présentent à notre esprit et n’y demeurent que tant qu’ils se tiennent dans le faisceau de la torche ; ils retombent dans le néant aussitôt que le rond lumineux choisit de se poser sur un autre endroit de la pièce.

Et c’est ainsi que nous aimons lire, finalement. Si l’on voulait bien faire, face à cet ouvrage riche et passionnant, il nous faudrait prendre des notes, retenir, faire des rapprochements… Comme ce grand-père dont les livres aujourd’hui sont couverts d’annotations, de mots soulignés, de commentaires en marge, et ce quel que soit le type d’ouvrage. Je comprends l’envie de vouloir faire meilleur profit de ses trouvailles, d’approfondir et de creuser… mais j’aime autant la façon légère et insouciante de tout laisser filer : le plaisir particulier de la lecture qui s’évanouit aussitôt lue. Sensation agréable de « gâchis », que tout ce qu’on est en train d’apprendre nous file entre les doigts. Que tout ce qu’on est en train de lire se désagrège presque en même temps qu’on le découvre. Et que l’ignorance soulevée par la course des yeux sur le texte se redépose aussitôt après notre passage, comme la poussière.

D’un livre aimé, de milliers de lignes et de détails, on ne retient souvent qu’une singulière mais vague sensation. Une impression générale. Et de ce Moyen Age que l’on traverse de façon vivante et profonde à travers ce livre, on ne retiendra que quelques coups d’œil jetés par la fenêtre ; ceux d’un voyageur qui ne descend pas de sa calèche.

Livre qui tombe à pic

Ces livres sur lesquels on tombe par hasard « juste au bon moment ». Pas seulement un bon bouquin pris au hasard sur une étagère, mais le bon bouquin, celui qu’il nous fallait à ce moment précis.

Depuis des années il est là, sous nos yeux, on en a déjà jeté un dessus, un œil mi-curieux mi-dédaigneux. Mais on ne planifie pas forcément de le lire un jour. Le titre peu parlant nous laisse de marbre. Le résumé de la jaquette ferait l’affaire pour n’importe quel autre livre. On s’évertue à l’oublier toutes les fois qu’on le repose. Il est un objet peu intéressant. Et pourtant chaque fois qu’on se met à farfouiller dans l’étagère, il revient sous notre regard.

Puis un jour, il se passe quelque chose. Et cette couverture inexpressive nous vient à l’esprit. Ca y est, vous avez enfin envie de savoir ce qu’il contient, le livre ! Sans soupçonner d’y trouver votre solution, vous développez une curiosité soudaine et irrationnelle vis-à-vis de lui. Vous trouvez un moment à lui accorder, impatient d’écouter ce qu’il a à vous dire depuis toutes ces années. Vous aimeriez bien le lire, comme ça, à tout hasard.

Alors vous vous postez devant. Devant ce que vous croyez être le devant. Enfin il vous parle. Mais à rebrousse-poil. Ce n’est pas exactement ce à quoi vous vous attendiez car vous n’attendiez rien de particulier, mais il correspond à ce à quoi vous vous intéressez en ce moment. Par une toute autre façade, il s’attaque à votre sujet, vous le montre du doigt. Ce n’est pas ce que vous vouliez entendre, c’est plus fin, plus surprenant, en plein dans le mille. Il vous a bien eu, le livre. Il vous a eu mais pas rancunier, vous vous faites son complice, vous le suivez.

Il parle d’existence, de contradictions, de recommencement, dans une prose un peu confuse, un peu dure et euphorique. Suspecte aussi, irrésistible. Illusion que le monde est soudain ordonné. Ce ne peut être que passager, vous le savez, cette illusion ne durera que le temps du livre, s’y maintenir est désespéré, mais conscient de cela, vous en profitez pleinement : vous prenez le livre pour ce qu’il est. A l’issue des pages, vous percevez la quiétude béante et vertigineuse qui s’esquisse. Une liberté en même temps qu’un renoncement, une liberté béante et effrayante qui s’esquisse quotidiennement, mais à qui on préfère habituellement tourner le dos.

Arrivé aux dernières lignes, on garde le livre entre les mains, fermé sur son index. On regarde par la fenêtre. Le livre est fermé mais continue de nous parler. De façon un peu ridicule, on est fier de soi-même autant que du livre, car on pressentait déjà ce qu’il nous a appris. C’est comme un rendez-vous auquel on serait arrivés en même temps, tous les deux, à l’heure exacte qu’on avait fixée ensemble. On s’en veut tout d’abord de l’avoir ignoré tant d’années. Puis on réalise que c’est stupide : ce livre nous convient parce qu’il arrive maintenant. Il ne nous aurait été d’aucune aide si on l’avait lu plus tôt. Plus tôt, nous n’en avions pas besoin. Plus tôt, nous ne l’aurions pas lu de toute façon. On ne lui était pas réceptif et lui le savait, il n’avait rien à nous dire non plus.

Ce livre nous va parce qu’il nous va maintenant. Il nous attendait, dans l’ombre de la bibliothèque, il nous attendait nous et notre attention. Il n’y a aucun hasard là-dedans : les bons livres attendent simplement qu’on soit arrivé à maturité pour nous cueillir. Et c’est un peu la même chose avec les êtres qu’on rencontre. La bonne personne, au moment où nous avons besoin d’elle.