Offrir un livre

IMG_0491

Les gens qui nous offrent des livres sont en général des gens qui ne lisent pas eux-mêmes. Ils nous ont vu souvent avec un livre dans les mains et se sont imaginés que cette posture devait nous plaire. Ils l’ont choisi avec le même embarras qu’on choisit une bouteille de vin pour la maîtresse de maison sans rien y connaître en matière de vins. Un titre, une couverture, ou peut-être même une étiquette de prix, est ce qui a guidé leur choix.

S’ils lisaient un tant soit peu, ils sauraient le désagrément qu’ils nous causent en intercalant ce livre dans notre liste de lecture. S’ils lisaient un tant soit peu, ils sauraient qu’il eût mieux valu des fleurs.

Houellebecq au purgatoire

domaine-lutte-garcia

Longtemps, je n’ai eu pour juger l’écrivain Michel Houellebecq que le souvenir du film Extension du domaine de la lutte, adapté de son premier roman, me laissant un a priori plutôt favorable. Depuis, j’avais lu sporadiquement un ou deux autres de ses romans.

J’ai rattrapé ces derniers mois mon retard en enchaînant quelques autres livres, avec l’envie de me forger un avis plus solide. S’il est indéniablement un écrivain majeur, je partage avec d’autres lecteurs un sentiment assez curieux : celui de ne pas tout à fait parvenir à m’enticher de lui, du moins pas au point où je le souhaiterais. Plus exactement, il me semble qu’il lui resterait à faire encore un peu mieux pour pouvoir avec satisfaction le compter parmi son panthéon des Grands.

Les romans de Houellebecq sont en quelque sorte des « romans à thèse », pourrait-on dire : chacun d’entre eux se tisse autour d’une grande thèse scientifique, politique ou sociologique qui constitue la singularité de l’histoire. Le reste, ce qu’il y a autour, est relativement identique d’un roman à l’autre : le côté modernité pathétique et sexualité pauvre, qui font sa marque de fabrique.

C’est justement cette toile, ce grand thème qui fonde l’alpha et l’oméga de l’univers de Houellebecq, qui est peut-être insuffisant. Il me semble que cela ne peut résumer complètement l’Homme et sa comédie humaine. Il me semble que le talent de Houellebecq pourrait explorer un champ beaucoup plus vaste que celui qu’il a couvert jusqu’à présent. D’où le petit sentiment de « gâchis » ou de frustration.

L’art consolatoire

Une fois que l’on est dans un bon livre, la vie courante qui s’intercale entre les plages de lecture devient intempestive. Les contingences nous obligent à refermer le livre, mais c’est plutôt cette journée que l’on aimerait refermer. Contrairement à ce qui se dit, le bon livre n’est pas celui qui nous apprend la vie, mais au contraire celui qui nous y soustrait, qui prend la place de la vie en faisant passer celle-ci pour secondaire.

Tout ce qui est art, d’ailleurs – tout ce qui se produit sous forme artistique, immatérielle, fictionnelle… est par définition ce qui ne peut se réaliser sous forme concrète et affirmée dans ce monde. L’art est une fuite. Le récit de l’impuissance et de la défaite : celle des ratés, des paumés, des perdants, face à tout ce qui triomphe ici-bas.

art consolation

On ne saurait imaginer d’art qui soit éloge du triomphe terrestre. Même l’art gothique le plus flamboyant, le plus glorieux, ne représente la magnificence que pour signifier qu’elle n’est pas de ce monde-là. Lorsque l’art a pu provenir de la puissance, de ce et ceux qui triomphent dans le réel, c’est peut-être précisément que ces puissants, non encore rassasiés de leur gloire terrestre, ont voulu s’offrir le privilège du Perdant, le seul qui leur échappait encore : l’Espérance ; au travers des commandes de réalisations artistiques, ils cherchaient à ce que l’art leur confère un peu de cette vie spirituelle hors-le-monde.

Il y aurait peut-être bien Hollywood, l’art des argentés, pour faire exception et glorifier les triomphateurs du monde (un trader, un ingénieux, un surarmé, un bodybuildé…). Mais même dans ce cas, le film a besoin pour fonctionner qu’un ultime winner soit le Méchant, le vrai champion à qui le monde sourie. De fait, celui-là est bien le Méchant aux yeux du spectateur qui vient voir un film : on recherche dans la fiction une consolation, une échappatoire aux défaites que le réel nous inflige.

En vertu de quoi de nombreux romans naïfs sont une sorte de revanche vis-à-vis de cette impuissance : l’auteur, à travers le héros ou la morale de l’histoire, idéalise la vertu qui lui manque. Le personnage, perdant dans le monde, perdant aux yeux de la société, détient en réalité une qualité absolue, inappréciable, qui en ferait un roi dans un autre monde. Syndrome de l’Albatros. L’art, ici, consiste à se consoler et à s’imaginer, à la manière d’un petit garçon : « On dirait que même si j’étais moins beau ou fort que les autres, ce serait de moi que la dame tomberait amoureuse ». « On dirait que même si à la fin je meure, ce serait moi qui gagnerait en laissant un dernier message de vérité, et que tout le monde se rendrait compte que j’avais raison »…

D’autres romans, plus ironiques, n’idéalisent pas ainsi le héros ou sa parole, ne se donnent pas raison… Ils décrivent eux aussi l’inanité de l’ordre réel du monde, mais en plus ils dépeignent leur propre inanité, celle du personnage qui est victime de ce monde. Balzac se moque de son personnage, dépeint les illusions de ses réussites comme de ses échecs, sans non plus lui devenir étranger : ce personnage imparfait et grotesque n’en est pas moins lui-même. Ici, plutôt que de se consoler par la puérile vengeance de l’art, on s’égratigne soi-même au passage, en plus des coups que nous aura porté le sort.

Le premier type de roman, finalement, voudrait être triomphateur à la place des triomphateurs. Ce type de victoire écrasante lui fait envie. Le second type d’art assume sa défaite et son imperfection jusqu’au bout. Il lui est en cela supérieur.

Le mécanisme d’expulsion

Quand j’ai demandé à la conseillère du rayon livres où trouver « René Girard », elle a entré le nom dans l’ordinateur, cherché longuement, et fini par relever le menton pour me lancer d’un ton de maraîchère : « René je vais pas avoir… J’ai Girard Alain si vous voulez, mais du René on n’en a plus » !

« Va pour Alain ! », attendait-elle sans doute que je lui dise. J’ai préféré attendre une nouvelle cargaison de « René » et bien m’en a pris. Des choses cachées depuis la fondation du monde. C’est une de ces lectures qui restent, qui sont là pour durer. Une de ces réflexions qui créent un vertige à penser qu’elles étaient là toutes ces années, à la librairie du coin ou dans sa bibliothèque, et qu’elles détenaient depuis le départ les clés de questions qu’on n’avait même pas su formuler.

rene_girard_photo_002

Temps 1 – Le point de départ de Girard est le désir mimétique : l’homme ne se fixe pas lui-même son désir, il a besoin d’un modèle, il désire ce que l’autre désire. Le désir ne s’attache pas à l’objet, mais à la possession de cet objet par un autre. Ce que l’on désire, c’est la plénitude dont semble empli celui qui possède. Une beauté froide passe devant vous sans daigner vous regarder ? Votre désir s’éveille parce que ce mépris affiché vous exclue, vous fait obstacle, vous signifie que cette personne est auto-suffisante et n’a besoin ni de vous ni de votre regard pour exister. Ce que l’on désire, c’est cette plénitude dont on est soi-même dépourvu.

« Contrairement à ce que veut la théorie du narcissisme, le désir n’aspire jamais à ce qui lui ressemble ; c’est toujours ce qu’il imagine de plus irréductiblement autre qu’il recherche. (…) Et plus le désir cherche le différent, plus il tombe sur le même ».

L’homme désire ce qui est hors d’atteinte, ce qui est fondamentalement autre que lui. Il est en quête perpétuelle de différence, qu’une fois trouvée il imite. La conduite mimétique aboutit évidemment à l’érosion de la différence et à une fuite en avant vers une singularité toujours nouvelle.

Temps 2 – Les hommes n’accordant de valeur qu’à ce qui est désiré ou détenu par l’autre, avec effets de réciprocité qui expliquent les phénomènes de mode, d’admiration et d’emballement, on devine aisément que le mimétisme entraîne aussi des cycles contagieux de rivalité, de concurrence, qui accumulent les tensions et que la communauté doit juguler. La loi est une tentative de mettre de la distance entre les désirs au sein d’un même groupe pour contrôler le mimétisme (« tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la femme de… », etc.).

« Ce sont les pères et les fils, ce sont les voisins et les amis, qui deviennent des obstacles les uns pour les autres. (…) A mesure que les barrières entre les hommes disparaissent, les antagonismes mimétiques se multiplient (…). Dans un monde où il y a de moins en moins de barrières fixées et institutionnalisées, il y a de plus en plus de chances pour que les hommes deviennent l’un pour l’autre l’obstacle fascinant. »

Temps 3 – René Girard fait un détour par l’ethnologie et constate que l’ensemble des mythes primitifs et antiques racontent une seule et même histoire : celle d’une crise de rivalités mimétiques au sein de la communauté, qui se résout dans un second temps par l’expulsion d’une victime unanimement désignée, et sacrifiée. La violence sociale est mise sur les épaules d’une personne et expulsée du monde humain pour acquérir un caractère divin. La victime, haïe tout autant qu’admirée, est tenue pour responsable tant du trouble qui précédait la crise que de l’apaisement qui résulte de sa mort.

Selon Girard, les mythes seraient autant de récits du sacrifice de la victime émissaire, racontés par les lyncheurs eux-mêmes. Malgré toute leur diversité, ces récits ont en commun d’extérioriser la faute et de ne jamais mettre en doute la responsabilité de la victime. Un mythe comme celui d’Œdipe par exemple, peut être empathique avec le héros mais ne laisse jamais la possibilité de douter du fait qu’il ait effectivement tué son père et niqué sa mère. Il est donc malgré tout responsable de ce qui arrive.

Les lyncheurs ont besoin de croire à l’implication de la victime dans la cause du trouble social pour que le sacrifice fonctionne et soit purificateur. La collectivité a besoin, pour sortir du cycle de violence qui menace ses membres, de refouler le fait qu’elle transfère cette violence sur une victime arbitraire et innocente. Les « choses cachées depuis la fondation du monde » sont en réalité l’enfouissement continuel et répété de cette opération : la dissimulation du crime d’injustice par lequel la société obtient la cohésion.

« L’irruption de la vérité détruit l’harmonie sociale fondée sur le mensonge des unanimités violentes. »

« La cité des hommes n’est un aimer ensemble que parce qu’elle est aussi un haïr ensemble. »

Temps 4 – Tous les mythes fonctionnent sur ce « mensonge », jusqu’à la Bible. La Bible est le premier récit mythologique à différer du schéma sacrificiel, du moins à présenter la victime comme innocente et abusivement chargée.

On pense évidemment à la Passion du Christ, mais les exemples de Girard sont légion et c’est sans doute pour eux que le livre vaut d’être lu. Dès l’Ancien testament, le sacrifice est démythifié, le non-dit des bourreaux est rompu et ceux-ci ne sont plus dans leur bon droit. Le mythe d’Abel et Caïn, à la lumière girardienne, révèle noir sur blanc que la cité humaine est construite sur le cadavre d’un innocent sacrifié, et que tant que c’est le cas elle entretient une spirale de violence qui la mène à la destruction.

Cette révélation est néanmoins imparfaite, elle reste empreinte d’une certaine divinisation de la violence. Il faut attendre le Nouveau testament pour aller au bout de la logique : le fils de Dieu vient prouver aux hommes que la violence n’est nullement divine mais qu’ils en sont seuls responsables. En ce sens, considérer la mort du Christ comme un « sacrifice » est un total contre-sens que commettent les chrétiens, selon René Girard. Le Christ ne meurt pas pour le bien des hommes ni pour une utilité quelconque, le Père ne le rappelle à lui, c’est une mort pleinement « naturelle » provoquée par l’unanimité des hommes et personne d’autre. L’Apocalypse n’est pas non plus le défoulement de forces surnaturelles sur la terre mais un aperçu de la destruction finale à laquelle se destinent les hommes en poursuivant dans leur voie.

Temps 5 – Le « sens de l’histoire », selon Girard, est celui d’une prise de conscience progressive du mécanisme sacrificiel. Les hommes sont de plus en plus conscients, et ce faisant ils ruinent l’efficacité du mécanisme. Ils doivent alors partir en quête de « nouvelles ressources sacrificielles », d’un nouveau sacrifice dont ils n’auront pas conscience.

La communauté rejetait sa violence sur une victime innocente, alors les prophètes hébreux l’ont révélé, menaçant ainsi l’adhésion sociale et étant persécutés pour cela. Leurs descendants se sont fait leurs témoins en dénonçant cette persécution, mais ce faisant ils se dédouanent de leur coresponsabilité et expulsent leur faute en la projetant sur leurs pères.

« Les fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire en rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes. De ce fait même, ils imitent et répètent leurs pères sans le savoir. Ils ne comprennent pas que dans le meurtre des prophètes, il s’agissait déjà de rejeter sa violence loin de soi. Les fils restent donc gouvernés par la structure mentale engendrée par le meurtre fondateur. Toujours ils disent : « Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes ». C’est dans la volonté de rupture que s’accomplit chaque fois la continuité des pères et des fils. »

Jésus vient les détromper et enseigner aux hommes de ne pas enfouir leur propre responsabilité violente contre les autres. Il vient révéler les « choses cachées » que les hommes étaient sur le point de déterrer mais qu’ils s’escriment à recouvrir. Rompre le cycle de la violence, c’est ne pas participer à l’unanimité, mais c’est aussi ne pas s’exempter des crimes commis avant nous. Ne pas rejeter la faute et en prendre sa part. On crucifie Jésus pour le trouble qu’il répand et là encore, ce sont ceux qui pensent avoir saisi son message – les chrétiens – qui le dénaturent, en faisant de Jésus un sacrifié dont la mort vient racheter leurs péchés (alors qu’il n’est qu’une énième victime émissaire qui attend que sa mort soit comprise pour ce qu’elle est), et en rejetant la faute commune d’avoir abandonné Jésus sur les Juifs qui l’ont tué.

« L’indignation scandalisée est toujours désir fébrile de différencier le coupable et l’innocent, d’assigner les responsabilités, de dévoiler l’ignominie jusqu’au bout et de la châtier comme elle le mérite. Le scandalisé veut tirer l’affaire au clair. (…) C’est toujours le scandale qui appelle la démystification, et la démystification, loin de mettre fin au scandale, le propage et l’universalise. La culture contemporaine n’est plus rien d’autre. Il faut du scandale à démystifier. »

Temps 6 – Depuis, les hommes parcourent leur chemin vers la conscience de leur mécanisme social, avec la menace d’un épuisement progressif de ressources sacrificielles. Girard écrit en 1978, à une époque où pèse le risque de la guerre nucléaire. Pour lui, nous sommes arrivés à période très particulière où les frères ennemis pris au jeu mimétique sont les Etats-Unis et l’URSS et où, la pierre de lapidation étant devenue la bombe, l’humanité est au pied du mur : ou bien elle devient lucide sur elle-même, ou bien elle s’autodétruit et accomplit l’Apocalypse.

(J’arrête ici cet article insupportablement long. Il m’en faudra sans doute un autre pour rebondir sur les points qui m’intéressent le plus.)

Les livres qui ont changé quelque chose

Pourquoi un livre reste ? Qu’est-ce qui fait qu’après lui, la vie n’est plus tout à fait la même qu’avant ? Evidemment il est bien difficile de le dire. Evidemment, l’écho produit est infiniment personnel et relève autant de la qualité du livre que de l’âge où on l’a lu, du moment où on l’a lu, de ce qu’on y cherchait alors… Evidemment, cette liste est stupide et imparfaite comme n’importe quelle « liste ». Evidemment, Noël vient de passer et ces suggestions auront du mal à se faire une place parmi le paquet de mauvais livres offerts que vous avez à lire…

Voici néanmoins les livres qui ont changé quelque chose, soit qu’ils aient enrichi ma vision du monde d’une « grille de lecture » nouvelle comme on dit, soit qu’ils laissent une trace vivante, comme si les personnages ou les idées poursuivaient leur course en moi sans que je sache précisément pourquoi…

Il ne s’agit pas ici de « qualité littéraire ». Ce sont simplement là les petits galets qui restent lorsque je me retourne sur le chemin de lecture parcouru.

Journal d’un génie – Salvador Dali

bEionªx/`Eionˆ¿?à@i>

A l’époque j’aimais ses peintures. Aujourd’hui non mais je continue à apprécier l’homme, pour sa vie et sa façon de doubler la modernité par la droite.

Continuer la lecture de Les livres qui ont changé quelque chose

Gastronome de la merde

pile-de-livres

Il y a des gens qui « aiment lire », et qui de fait lisent beaucoup, tout en réalisant le miracle de ne jamais faire d’incursion dans la vraie littérature. Ils lisent assidûment en effet, mais piochent systématiquement dans la facilité et le tout-venant de l’actualité d’édition. Roman de la dernière midinette qui dénonce le milieu médiatique. Succès américain d’il y a 2 ans. Livre de la rentrée littéraire. Essai socio-politique du moment…

Le gastronome de la merde est quelqu’un qui, faute de pouvoir se démarquer par le raffinement de son goût, mange de la merde mais en mange en quantité, en vue de compenser. C’est par la quantité ingurgitée qu’il entend se rendre intéressant.

Et il n’est pas exclu qu’il y parvienne ! et qu’il usurpe le titre de champion dans sa catégorie.

En musique, le gastronome de la merde écoute tous les hits du moment, tous genres confondus, et à tout moment de la journée ; il passe alors pour le passionné de musique, à la curiosité et au goût si « éclectiques ». Le trentenaire qui se gave de cochonneries sucrées ou gélatineuses, de pizza cheesy crust ou de n’importe quoi, plaidera qu’il « aime manger » ; il hérite alors de l’imaginaire positif du Gargantua de la bouffe et passe pour un bon vivant.

Mais le gastronome de la merde dans le domaine littéraire, de tous, reste le plus particulier. C’est que l’activité de lire est perçue par la plupart des gens comme une absolue qualité en soi. Peu importe des livres dont on parle. Le prétendu amour des livres fait toujours son petit effet. Si l’on aime lire, si l’on lit beaucoup, alors on est forcément quelqu’un de bien, quelqu’un de civilisé. Le gastronome de la merde dans le domaine littéraire est imposteur par excellence.

Pour notre part, lorsque quelqu’un nous affirme qu’il « adore lire », qu’il « dévore les bouquins » ou qu’il « lit beaucoup », cela nous émeut à peu près autant qu’un ivrogne qui nous dirait qu’il « aime beaucoup boire », planté devant le rayon « piquette » du supermarché.

rayon piquette

L’homme médiéval (fin)

J’avais parlé il y quelques temps d’une lecture sur le Moyen âge. L’ayant terminée, quelques images brèves que j’en retiens, quelques extraits, quelques idées proposant d’autres façons de voir que celles que l’on croit connaître.

Sur le monde monastique : le monde des moines n’était pas cet isolement qu’il est aujourd’hui, du moins que l’on s’imagine ; il était au contraire la concentration du savoir et de la culture de l’époque. Un monopole sans équivalent, semblable à l’université, la bibliothèque et la MJC réunies ! Le monastère était un lieu d’influence que l’on consultait et qui jouait son rôle dans les jeux politiques du monde alentour.

Sur la chevalerie : pas seulement de preux et pieux guerriers illuminés par une quête sacrée, mais simplement une période de la vie, la jeunesse (aristocrate), qu’il fallait bien remplir d’aventures et de sens. Des garçons bagarreurs en bandes, tâchant d’exercer leur aptitude à la turbulence pour le Bien et pas seulement le Bien, passant le temps et profitant de la vie comme aujourd’hui on voyage, avant de trouver leur dame et leur domaine.

« La belle aventure chevaleresque mourut-elle au milieu de la forêt des piques et de la fumée des bombardes (…) ? Oui et non. De légende en légende, de décoration en décoration, la fascination de la civilisation chevaleresque survit dans le monde contemporain (…). La mythologie chevaleresque fait partie d’une manière de comprendre l’histoire qui répète continuellement le thème du mundus senescens et de la corruption du présent, contre lequel on réclame la venue du héros sans peur et sans reproche. L’attente du chevalier fait partie d’une exigence profonde (…). Les institutions chevaleresques et la culture qui leur a conféré leur prestige se sont révélées l’un des moteurs les plus vigoureux du processus d’identification et de conquête de la conscience de soi de l’homme occidental ».

Sur le citadin et la ville, le témoignage sans concessions de ce moine de Winchester :

« Je n’aime pas du tout cette cité. Toutes sortes de gens s’y rassemblent, venant de tous pays possibles ; chaque race y apporte ses propres vices et ses usages. Personne n’y vit sans tomber dans quelque sorte de crime. Chaque quartier surabonde en révoltantes obscénités… Plus un homme est scélérat, plus il est considéré. Le nombre des parasites y est infini. Acteurs, bouffons, garçons efféminés, Maures, flatteurs, éphèbes, pédérastes, filles qui chantent et dansent, charlatans, danseuses du ventre, sorciers, extorqueurs, noctambules, magiciens, mimes, mendiants : voilà la troupe qui remplit les maisons ».

Sur le profil du marchand : il n’est pas seulement celui qui compte ses sous en se frottant les mains, mais possiblement un aventurier faisant face à une très forte adversité. Qu’elle soit celle de la religion, de la morale, de la société, des vents et des pluies, des partenaires, des autorités… Un ambitieux qui, n’ayant pas eu la chance de bien naître, s’engage dans la voie du risque pour s’enrichir vite et transformer son argent en confort et en sécurité dès qu’il le pourra.

« Je suis utile au roi, à la noblesse, aux riches et à tout le peuple. Je m’embarque sur un navire avec mes marchandises et je fais voile vers des territoires situés au-delà des mers, je vends ma marchandise, j’achète des objets précieux qui ne se trouvent pas ici dans le pays. Je les rapporte au prix de grands risques : parfois je sombre dans un naufrage où je perds tous mes biens et d’où je réussis tout juste à sauver ma propre vie ».

Ou encore, l’enseignement d’un marchand à son fils : « Tu es jeune, mais quand tu auras atteint mon âge et rencontré autant de gens que moi, tu comprendras que l’homme représente par lui-même un danger, et qu’il est périlleux d’avoir à faire à lui ».

Sur l’artiste, une perception ambivalente et changeante, entre le statut d’artisan exécutant et celui de véritable auteur. Pour rendre compte du rapport de force entre l’artiste et la société, un échange épistolaire assez mordant entre un évêque et l’orfèvre à qui il a passé commande :

L’évêque : « Les hommes de ton art ont souvent l’habitude de ne pas tenir leurs promesses à cause du fait qu’ils acceptent plus de travaux qu’ils ne peuvent en faire. Cette lettre, simplement pour que tu t’appliques avec un soin exclusif aux travaux que nous t’avons commandés, en écartant toute autre tâche qui pourrait te gêner jusqu’à ce qu’ils soient accomplis. Sache que nous sommes prompts dans nos désirs et que ce que nous voulons, nous le voulons sans retard. « Qui donne rapidement donne deux fois », écrit Sénèque. Nous nous proposons de t’écrire plus longuement par la suite à propos de la conduite de ta maison, du régime et des soins à donner à ta famille, de la manière de diriger ta femme. Adieu. »

L’orfèvre : « C’est avec joie et obéissance que j’ai reçu tes avertissements inspirés par ta grande bienveillance et par ta sagesse. Ils méritent mon attention et par l’insistance nécessaire et par le prestige de celui qui me les a envoyés. Je les ai gravés dans ma mémoire et j’ai pris note que la confiance doit recommander mon art, la vérité marquer mon œuvre et que mes promesses doivent être tenues. Toutefois, qui promet ne parvient pas toujours à tenir, surtout quand celui auquel la promesse a été faite la rend impossible ou en retarde l’accomplissement. Par conséquent, si comme tu le dis, tu conçois rapidement tes désirs et si tu veux immédiatement ce que tu veux, hâte-toi de ton côté afin que je puisse me mettre rapidement à tes travaux. Parce que je me hâte et me hâterai toujours si la nécessité ne met pas d’obstacles sur mon chemin. Ma bourse est vide et personne parmi ceux que j’ai servis ne me paie. Donc, secours moi dans mes difficultés, utilise le remède, donne rapidement de manière à donner doublement et tu me trouveras fidèle, constant, et entièrement consacré à ton travail. Adieu. »

Quant à l’artiste au sens plus commun où on l’entend aujourd’hui, il a plus à voir avec le marginal et le réprouvé :

« Le fait d’être un professionnel du spectacle et de l’art de divertissement est toujours cité dans les registres judiciaires comme une preuve à charge à l’encontre du prévenu. Déjà le droit romain considérait que se produire sur scène dans le but lucratif était une occupation infamante. (…) Au Moyen âge, les histrions sont méprisés tout autant que les prostituées ; saint Augustin exigeait même qu’ils soient privés de sacrements. Ménestrels et comédiens sont présentés dans les écrits de théologiens comme l’incarnation même du Mal et comme les alliés du diable. Même si, au fil du temps, certains qualificatifs concernant cette profession changent, la juridiction et la littérature théologique restent implacables envers les « jongleurs », les « histrions », les « forains », les assimilant volontiers aux catégories les plus basses de population, mendiants, vagabonds, infirmes. Pour Thomas d’Aquin, il ne fait aucun doute que, pour la plupart, les bateleurs, conteurs et comédiens, sans parler de ceux qui jouent de différents instruments, sont damnés et connaîtront les pires supplices de l’enfer (…) ».

Dériver avec Debord

« Suivant le progrès de l’accumulation des produits séparés et de la concentration du processus productif, l’unité et la communication deviennent l’attribut exclusif de la direction du système ».

Ou encore :

« La division des tâches spectaculaires qui conserve la généralité de l’ordre existant, conserve principalement le pôle dominant de son développement ».

C’est dans cette langue ouatée et assez illisible (on pourrait dire « indigeste » si seulement on avait réussi à en avaler les gros morceaux) qu’est écrite toute l’œuvre phare de Guy Debord : La Société du Spectacle. Si je m’attendais… Voici des années que ce titre apparait aux intersections de mes autres lectures, que ce nom m’est soufflé et que je savais qu’il devait logiquement me plaire, et c’est un petit choc de découvrir qu’il ne parle pas du tout ma langue. Est-ce que je lui étais trop facilement acquis ? C’est en tout cas une surprise, sinon une déception. Il y a des auteurs que l’on a peut-être trop attendu pour lire, avec qui l’on a peut-être manqué son rendez-vous

dérive paris

Ceci dit, certains écrits plus anciens (car ce sont en réalité les œuvres complètes que j’ai lues), la période de jeunesse avec Potlatch et l’internationale lettriste notamment, ont un véritable intérêt. Je retiens principalement l’approche psycho-géographique et sa théorie de la dérive : sous un abord urbanistique et scientifique, il s’agit d’explorer les villes sous un jour nouveau et d’en cartographier les « unités d’ambiance », c’est-à-dire de dessiner la géographie réelle des quartiers, indépendamment des formes que l’administration, le cadastre ou l’histoire ont pu leur donner. Une « unité d’ambiance », on l’imagine, tire son existence d’un ensemble associant un décor, une atmosphère de quartier, une ambiance sociale, des souvenirs…

La dérive est donc cette discipline de relevé topographique qui consiste à déambuler de façon plus ou moins aléatoire dans la ville pour répertorier les îlots de vie caractéristiques, pour trouver les « passages » d’un quartier à l’autre… Et il faut en réalité arriver au premier compte rendu de dérive pour s’apercevoir que, sous le vernis méthodique, cela consiste simplement à errer dans Paris plus ou moins ivre avec ses compagnons !

germain des présPour finir sur l’anecdotique, ces comptes rendus de dérive observent une règle amusante qui est de retirer la désignation « saint » à tous les noms de lieux qui en sont affublés. On se promène ainsi à travers le quartier Sulpice, la rue de la Montagne Geneviève, le boulevard Michel, ou Germain, ou encore la commune de Denis… Des lieux qui par cette astuce, semblent reprendre un peu de leur virginité et de leur mystère.

>> Un bon article sur la dérive ici

Ne pas prêter

Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, c’est sans hésitation que nous le glissons dans notre besace. Mais de retour à la maison, nous voilà avec ce livre devant nous : 700 pages que nous n’avons évidemment aucune intention de lire. Ni maintenant ni plus tard.

C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé. De retour à la maison la situation est gênante, car nous savons d’ores et déjà que de notre lecture il nous sera demandé des comptes. Peut-on décemment retourner le livre au prêteur en lui expliquant que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Lui rendre en avouant qu’on n’a même pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Non. Nous garderons le livre le temps qu’il faudra : plusieurs semaines, plusieurs mois, jusqu’à temps qu’il nous le redemande. Nous arguerons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Cela va mal finir : nous ne rendrons jamais le livre en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.

Tout le monde a sans doute été saisi un jour par cet empressement idiot de vouloir faire aimer à quelqu’un un livre, un disque, qu’on a aimé par-dessus tout. Tout le monde a peut-être vécu de recevoir en retour, au lieu de l’engouement espéré, une indifférence polie, avec l’impression que la marchandise n’a pas été considérée à sa juste valeur, que l’autre ne s’est pas donné suffisamment la peine d’entrer dans l’œuvre qu’on lui offrait de découvrir… Si la déception est cruelle, c’est que le livre qu’on a prêté n’est pas qu’un livre, le disque pas qu’un disque, mais qu’on y a mis un bout de notre personne et de nos tripes. Ce que l’on prête, en réalité, c’est l’expérience intime qu’on a eue avec l’objet ; et celui qui « n’accroche pas », c’est notre personne entière qu’il rejette.

Il faut une grande maturité pour dépasser ce stade : vouloir absolument que ceux que l’on aime aiment ce que l’on aime. Il faut une grande maturité pour réussir à dissocier ce que l’on est de ce que l’on aime, et pour accepter que celui qu’on considère comme un frère puisse ne pas aimer ce que l’on aime ! Avec l’âge, d’ailleurs, il me semble que la communauté de goût, goûts littéraires ou autres, la communauté d’opinions, l’identification, jouent une part de moins en moins importante dans l’amitié. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient pour ce qu’ils sont et non plus pour ce qu’ils pensent. Ils s’apprécient en tant que simples humains.

La révolte des masses

Je pensais lire un essai agréablement désuet en ouvrant ce livre de José Ortega y Gasset publié en 1929, mais c’est au contraire une réflexion sur l’Europe qui tombe à point nommé en ces temps où l’on entend que celle-ci est titubante, qu’on assiste à la fin de l’euro et à la déliquescence de l’Union… Une réflexion qui tombe à point nommé également sur le vide ressenti de la société moderne, et plus largement sur ce qui fait une civilisation.

Le postulat de Ortega y Gasset est qu’à l’époque où il parle, la dynamique de la civilisation européenne est éteinte, au point mort. Le monde vit sur sa lancée, dans une période indéfinie où l’Europe a lâché les rennes de l’Histoire et où aucun « repreneur » ne se profile à l’horizon. Il en résulte un état de flottement, une inertie : le monde tourne à vide et n’a plus de direction.

Ce qui est fort, c’est de penser cela à cette époque précisément, alors que la vie politique occidentale est intense et que, en pleine effervescence des nationalismes et des fascismes, la superficialité des choses pouvait au contraire laisser croire que l’Europe était forte, ambitieuse, débordante d’énergies fussent-elles négatives, et qu’elle souffrait de tout sauf d’un manque de vitalité et de dynamisme. Ortega voit cette effervescence mais elle est justement pour lui le signe de la mort de cette Europe-là. Il y voit le baroud d’honneur d’un paradigme à l’agonie : celui de l’état-nation.

Pour Ortega y Gasset, la vocation naturelle de l’Europe est d’exister en tant qu’ensemble. Le cadre de l’état-nation est désormais dépassé, devenu trop étriqué pour la dimension qu’a atteint la civilisation européenne. Elle a débordé du cadre ancien (l’état-nation) sans encore avoir trouvé de nouvelle forme. D’où son flottement. Ainsi, de nouveaux rapports sont à inventer, de nouveaux modes de coexistence sont à établir pour fonder une nouvelle dynamique civilisationnelle. Ou bien nous saurons les inventer, ou bien la civilisation européenne sera disloquée par l’invasion de barbares (aucune autre n’étant identifiée pour la concurrencer ou la remplacer à ce stade).

Dieu sait que je ne suis pas un européen très convaincu, mais le livre a une façon de présenter ces idées avec une telle liberté qu’on est tenté de les considérer l’espace d’un instant : pourquoi pas ? Pourquoi pas une Europe ? Celle qui a été construite n’a jamais eu de substance civilisationnelle (il serait d’ailleurs intéressant de savoir de quel oeil Ortega aurait vu l’UE), mais pourquoi pas imaginer que l’état-nation soit un stade temporaire, que le destin des Européens soit d’aller au-delà et de dépasser cette forme ? Ce qui est frappant en tout cas, c’est la similitude entre le flottement décrit et la situation actuelle. Comme si le constat fait à l’époque ne prenait vraiment corps qu’aujourd’hui. Le livre parvient particulièrement bien à cristalliser cette impression ténue que la société moderne est vide de contenu, de substance, que la chose sociale est morte et que seules subsistent les institutions qui régissaient cette chose, qui continuent à perdurer absurdement.

Aujourd’hui, la société est un simulacre de société, la politique un simulacre de politique… Toute tentative de définir la société française ou européenne est un outrage ou un « débat ». Aujourd’hui, la « société » n’est plus un état de fait, le constat d’une effective vie en commun ; elle ne tient plus par un ciment naturel pétri de quotidien, mais par des décrets, des injonctions à vivre-ensemble, des déclarations de bons souhaits en somme. Là où auparavant, vie et vie sociale ne faisaient qu’un, là où traditionnellement la société consistait en l’organisation de mœurs culturelles constatées, elle est aujourd’hui un projet – c’est-à-dire une construction mentale qui vise à sécréter elle-même les mœurs et à les transformer. Désormais, les gens sont là et on leur demande de bien vouloir vivreensemble, en plus de leurs occupations personnelles. En ce sens, la société moderne est « déculturée ».

Ortega y Gasset ne donne pas de solution à proprement parler pour sortir de cette impasse. Il se contente de souligner l’ampleur du défi et la délicatesse de la tâche. Reste cet écho particulier que renvoie son livre aujourd’hui, parce que nous sommes clairement à ce moment où un monde se termine et où un autre commence à esquisser ses possibilités.

Quelques extraits du livre :

« L’homme qui domine aujourd’hui est un primitif surgissant au milieu d’un monde civilisé. C’est le monde qui est civilisé, et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature. Au fond de son âme, l’homme méconnait le caractère artificiel, presque invraisemblable de la civilisation. »

« La société est ce qui se produit automatiquement par le simple fait de la coexistence, qui sécrète inévitablement par elle-même des coutumes, des usages, un langage, un droit, un pouvoir public. Une société ne se constitue pas par l’accord des volontés. A l’inverse, tout accord de volonté présuppose l’existence d’une société, de gens qui vivent ensemble, et l’accord ne peut consister qu’en une détermination de formes de cette coexistence. L’idée d’une société comme réunion contractuelle est la plus absurde tentative qu’on ait fait de mettre la charrue avant les bœufs. Le droit, en tant que réalité est une sécrétion spontanée de la société. Vouloir que le droit régisse les rapports entre des êtres qui ne vivent pas préalablement en société effective suppose une idée assez confuse et ridicule du droit. »

« La plénitude des temps n’existe plus car elle supposerait un avenir clair, prédéterminé, sans équivoque, comme il l’était au 19ème siècle. On croyait alors savoir ce qui se passerait le lendemain. Aujourd’hui, l’horizon s’ouvre une fois de plus sur des perspectives inconnues. On ne sait pas qui va commander ni vers quel centre vont graviter dans l’avenir les choses humaines ; c’est ce qui explique que la vie s’abandonne à un scandaleux provisoire. Tout ce qui se fait aujourd’hui est provisoire. Depuis la manie du sport physique jusqu’à la violence en politique, depuis l’art nouveau jusqu’aux bains de soleil sur les ridicules plages à la mode… Rien de tout cela n’a vraiment de racines profondes. En somme, tout cela est vitalement faux. Il n’y a de vérité dans l’existence que si nous sentons nos actes comme irrévocablement nécessaires. Or il n’y a aucun politicien aujourd’hui qui sente réellement que sa politique est inévitable. Il n’y a de vie véritablement enracinée, autochtone, que celle qui se compose de scènes inévitables. Le reste, ce que nous pouvons à volonté prendre, laisser ou remplacer, n’est précisément qu’une falsification de la vie. »

« Ne voyez-vous pas le caractère paradoxal et tragique de l’étatisme ? La société, pour vivre mieux, créé comme un ustensile, l’Etat. Ensuite l’Etat prédomine, et la société doit commencer à vivre pour l’Etat. Mais enfin l’Etat se compose encore des hommes de cette société. Plus tard, ils ne suffisent plus pour soutenir l’Etat et il faut appeler des étrangers : d’abord des Dalmates, puis des Germains. Les étrangers se rendent maîtres de l’Etat et les restes de la société doivent vivre comme leurs esclaves, esclaves de gens avec lesquels ils n’ont rien en commun. »

« Formalités, normes, politesse, égards, justice, raison, à quoi bon avoir inventé tout cela et créé de telles complications ? Cela se résume dans le mot « civilisation ». Il s’agit de rendre possible avec tout cela, la cité, la communauté, la vie en société. Tous en effet supposent un désir radical et progressif ; chacun doit compter avec les autres. On est incivil et barbare dans la mesure où l’on ne compte pas avec les autres. La forme politique qui a témoigné la plus haute volonté de communauté est la démocratie libérale. Elle porte à l’extrême la résolution de compter avec autrui. Le libéralisme est le principe de droit politique selon lequel le pouvoir public lui-même – bien qu’omnipotent – se limite à lui-même et tâche, même à ses dépens, de laisser une place dans l’Etat qu’il régit, afin que puissent y vivre ceux qui ne pensent ni ne sentent comme lui. Le libéralisme est la générosité suprême, c’est le droit que la majorité octroie aux minorités. Il soutient sa résolution de vivre en commun avec l’ennemi, et qui plus est, avec un ennemi faible. Il était invraisemblable que l’espèce humaine fût parvenue à une attitude si belle, si paradoxale, si élégante, si acrobatique, si anti-naturelle. Vivre avec l’ennemi ! Gouverner avec l’opposition ! Une telle bienveillance ne commence-t-elle pas à être incompréhensible ? Les pays où subsiste l’opposition sont de moins en moins nombreux. Dans presque tous, une masse homogène exerce une lourde pression sur le pouvoir public. La masse ne désire pas vivre en commun avec ce qui n’est pas elle. Elle hait mortellement ce qui n’est pas elle. »