« Ni dans le besoin ni dans le malheur »

« L’amitié ne s’ébauche ni dans le besoin, ni dans le malheur (…). Si le malheur et le besoin ont pu constituer ou susciter l’amitié entre les gens, cela veut tout simplement dire qu’il ne s’agissait ni d’un besoin extrême ni d’un grand malheur.
Un chagrin n’est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis. »

Varlam Chalamov dans Les récits de la Kolyma.

« Oublier est le grand secret »

« Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices. Oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements. Les existences faibles vivent dans les douleurs ; au lieu de les changer en apophtegmes d’expérience, elles s’en saturent et s’usent en rétrogradant chaque jour dans les malheurs consommés. »

Balzac dans César Birotteau.

« Il est doux d’observer le grand malheur d’autrui »

« Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes la mer aux vastes flots, de se trouver à terre et d’observer là le grand malheur d’autrui.

Non qu’on ait plaisir à voir quiconque mis à mal, mais de voir de quels malheurs on est soi-même exempt, c’est cela qui est doux. 

Plus doux encore est de tenir les temples qu’a érigé l’enseignement des sages, bien défendus, sereins, d’où porter son regard vers en bas et voir au loin les autres errer et chercher au hasard le chemin de la vie, rivaliser d’esprit, faire nuit et jour un colossal effort pour monter au sommet de la richesse et être maître des choses… Pauvres esprits humains, ô poitrines aveugles ! En combien de périls et dans quelles ténèbres se consume la vie aussi courte soit-elle ! »

Lucrèce, dans De rerum natura.

Trente-et-un décembre

Le 31 décembre, avec son sempiternel réveillon qui revient impitoyablement, est toujours l’occasion d’observer cette curieuse dynamique : l’homme est lui-même à l’origine de ses soucis et nous sommes les artisans de notre malheur.

Car le 31, tout le monde s’accorde à dire que c’est une tannée, une obligation qui nous est infligée annuellement, que d’une part il y a le souci de trouver son 31, de s’inquiéter d’en prévoir un, et d’autre part la garantie d’une soirée poussive, d’une fête plus ou moins ratée. Et malgré ce constat unanime, chacun continue à s’y plier, à se coller un réveillon année après année. Ça ne vient à l’idée de personne de se dire « merde le 31 ! ». Pas de réveillon. Soirée chez moi, à lire ou regarder la télé. Coucher à 23 h 30, et on attendra demain pour dire bonne année. Non, au lieu de ça, tout le monde s’oblige. Toute la vie jusqu’à ce que mort s’ensuive. Toute la vie, tout le monde s’attèle à faire une chose qu’au fond il n’a pas envie de faire. Et avec le sourire !

A lire : Houppeland de Tronchet

Nous avons là le mécanisme qui entraîne la plupart des situations dont nous nous plaignons : à de nombreux égards nous sommes les architectes de notre malheur. Les gardiens et les animateurs de notre malheur. Il n’y a qu’à voir l’énergie faramineuse que nous déployons chaque jour pour nous lever, et nous relever. Pour nous motiver, pour nous convaincre, pour repartir, pour reproduire les mêmes gestes. Pour remplir les formalités et les obligations. Tous les jours nous faisons des pieds et des mains pour nous maintenir dans le train-train que l’on prétend détester. Pour qu’il ait une suite, un lendemain, puis un autre, puis un autre…

Nous sommes coupables de cela : de notre attentisme, de notre passivité, mais aussi et surtout de notre persévérance et de notre pugnacité à entretenir cela. Changer semble souvent au-delà de nos forces mais en réalité c’est continuer qui demande l’effort le plus persistant et en fin de compte le plus coûteux.

Imaginez un instant que l’on déploie la même énergie à faire ce qui nous plait. Autant d’heures et d’efforts à ramer dans notre sens. Que de réalisations !

Le prestige du malheur

« La distinction qui s’attache au malheur est si grande », dit Nietzsche, « que si l’on vient vous dire « Mais que vous êtes heureux ! », vous ne manquerez guère de protester ».

A certaines personnes, il ne faut en effet jamais dire qu’elles sont heureuses ou qu’elles vont bien : elles vous contrent immédiatement et s’empressent de justifier le contraire. C’est qu’en les prenant en flagrant délit de contentement, en les suspectant de bien-être, vous contrevenez à une image qu’elles entretiennent en elles : que la vie est difficile ; qu’elle est difficile pour eux. Avec eux. Qu’elle ne leur fait pas de cadeau. Qu’ils sont à plaindre.

Ces gens tiennent au prestige du malheur comme si faire savoir qu’ils sont heureux pouvait attirer sur eux le mauvais sort. Et ils craignent leur bonheur comme si l’on allait leur en demander compte. Ils font, avec la personne qui leur affirme qu’ils ont bonne mine, comme avec l’huissier ou l’inspecteur fiscal à qui l’on doit absolument jouer la détresse et dissimuler son patrimoine.

Mais ce prestige a un prix. A minimiser ses joies pour réduire ses peines, on assure le rétrécissement de ses perspectives, de ses émotions, et finalement de son vécu. Cet état d’esprit finit par induire une vie où rien ne risque d’arriver.