Childxit

L’année dernière, à l’approche de Noël, ma belle-mère me demandait ce qui ferait plaisir à son petit-fils de 4 ans. Je lui répondis « un sabre laser », car c’est ce dont il parlait à l’époque. Comme elle s’étonnait qu’il connaisse déjà La guerre des étoiles, je lui expliquai qu’il ne connaissait pas, mais qu’il avait vu une réplique du sabre grandeur nature chez un oncle de l’autre côté de la galaxie familiale, et qu’il voulait le même.

Là, je la vis interloquée : elle me demanda ce que cet homme faisait avec un sabre laser. Son interrogation était absolument sincère : elle ne comprenait pas. De mon côté, je n’avais jamais songé à questionner ce fait, accoutumé à trouver ce genre d’accessoire chez les adultes un peu « geek ». Mais ainsi posée soudainement, l’incongruité m’apparut à mon tour dans toute sa dimension. Décontenancé, je réalisai que j’étais totalement incapable de fournir une réponse valable, c’est-à-dire compréhensible par quelqu’un qui fondait sa conception des adultes sur ceux de sa génération.

Nous avons achevé notre tasse de café tous les deux, dans le silence et la perplexité.

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Un certain nombre d’adultes aujourd’hui n’ont plus grand rapport avec ce qu’on appelait adulte il y a 30 ou 40 ans. Nous nous trouvons avec ces gens qui cultivent un certain infantilisme, qu’il soit vestimentaire ou qu’il se retrouve dans leurs activités. Le fait est connu. Ce qui m’intéresse en revanche, c’est leur rapport vis-à-vis de l’enfant ou de la parentalité, comme on dit aujourd’hui.

Cette semaine, je lis un article expliquant qu’un Allemand sur cinq regrette d’avoir été parent, pour la vie et la liberté qu’il a perdues. Je me remémore alors une personne qui, un jour, me vantait, sur le ton de la défensive, son choix d’être sans enfants (sans doute des parents trop béats l’avaient agacé juste auparavant) : il avait ainsi tout son temps pour faire ce qu’il voulait. Sortir, dormir tard, jouer, regarder des films, faire des câlins… Sans s’en rendre compte, l’emploi du temps qu’il décrivait était celui d’un petit garçon heureux d’être en vacances.

L’irruption d’un enfant oblige effectivement à donner de son temps et de son confort à quelqu’un d’autre, à partager sa bulle, qu’en l’occurrence, cette personne de 34 ans n’estimait pas devoir laisser à un autre. En refusant de passer la main, l’adulescent enraye la roue des générations, grignote du terrain et finit par se trouver en concurrence narcissique avec l’enfant. Comme ces lions mâles des documentaires animaliers, qui acceptent de jouer avec les lionceaux la plupart du temps mais les tuent sur le champ dès qu’ils entravent la disponibilité câline de la maman.

La même semaine, à quelques jours d’intervalle, je lis d’ailleurs qu’un jeune père aurait fracassé la tête d’un bébé dont les pleurs l’empêchaient de jouer à la console. J’en ai connu un autre qui avait résolu le problème différemment, fort heureusement : emménageant dans un petit pavillon avec femme et enfants, il avait fait installer un grand espace de jeux au grenier. Attirail de jeux vidéo, projecteur, grand écran, accessoires multiples, sono surround… « Ça doit être super pour les enfants », avais-je fait remarquer. Ce à quoi il répondit que cette pièce était la sienne, que les petits ne devaient pas y mettre les pieds : il fallait laisser jouer Papa après sa journée de travail. Les enfants, eux, avaient leur petite chambre…

Vivre sans enfants, ou préserver son pré-carré infantile : subterfuges des nouveaux adultes pour prolonger le plaisir, et dumper la concurrence déloyale des vrais enfants sur leur mode de vie. Une autre stratégie consistant à extirper les enfants de l’Enfance, pour s’y faire de la place – pratique qui s’observe chez les « grands enfants » d’Hollywood et ceux qui les imitent, s’efforçant de sortir leur progéniture de l’enfance en la sexualisant le plus tôt possible, en l’habillant selon les codes de la mode adulte, en la confrontant à l’argent ou en s’empressant d’effacer pour eux les repères.

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Le 20ème siècle se targuait d’avoir accordé à l’enfant une place et une considération dans la société, après des siècles où le monde ne s’était pas soucié de lui. C’est un état de fait, mais il n’est pas irréversible. Peut-être même sommes-nous entrés dans une ère où l’enfant devra se tasser, faire place aux nouveaux adultes, qui convoitent ses privilèges et entendent de moins en moins lui céder de leur temps. L’enfant apparaît de plus en plus comme un sacrifice dispensable pour celui ou celle qui veut profiter de la vie. Etre parent devient une activité volontaire, comme on se dédie à la passion du canyoning ou des motos. La résultante d’un choix, qui n’a plus rien d’obligatoire ni de naturel. Les parents, moins nombreux, moins « automatiques », finiront même peut-être par constituer l’activité réservée à ceux qui n’avaient pas d’autre vocation plus évidente à poursuivre.

Oratores

Lorsque l’on est jeune et que l’on forge ses opinions, on tient à tout prix à éviter d’être contradictoire. On aplanit, on arrondit, on est à la recherche de la pensée qui supplante tout, du système philosophique total ; il nous faut un puzzle, et que toutes les pièces entrent dedans.

Puis la vie nous apprend qu’il n’y a pas de schéma qui puisse cerner la vérité à lui seul. Elle nous apprend même que le schéma est ce qui fait mourir, par nature l’opposé du vivant. La vérité et la vie, elles, sont fuyantes : aucune théorie ne peut les regarder en face et les dévisager entièrement.

plusieurs visages

Alors on perd ce complexe d’être contradictoire. On perd le goût de la démonstration, de la rhétorique vaine et définitive. On s’autorise à combiner plusieurs visions, plusieurs points de vue, tour à tour, quitte à ce qu’ils s’annulent partiellement ou totalement. On est plus joueur, plus léger, plus infidèle, amateur de curiosités et de fantaisies. De plus en plus disposé à laisser l’esthétique l’emporter sur la raison.

Et, évidemment, il n’est plus vraiment possible de supporter la discussion avec ce jeune homme et ses absolus, ce jeune homme et son foutras argumentaire, qui trimballe sous son bras son jeu de construction mentale en « grand A / grand B / conclusion ».

Le renouvellement du même

rourke wrestler

Nous arrivons à un âge où la toute première jeunesse est passée, il faut bien le reconnaître. Nous arrivons à un âge où malgré notre bonne volonté, les choses ne nous impressionneront plus jamais autant. C’est comme si nous avions fait un tour de manège et que nous nous apprêtions à en faire un deuxième : il n’est pas dit qu’il ne reste pas quelques surprises qui nous aient échappées, et fort heureusement nous avons de la curiosité à revendre, mais enfin nous avons perdu un certain pucelage de notre vision des choses, et nous ne serons plus tout à fait si innocents ni si dupes.

Une présidentielle à la télé, un nouveau conflit international qui éclate… et nous avons un peu l’impression d’avoir déjà vu le film. Une nouvelle tête dans notre entourage, un énergumène se prévalant d’originalité, et il se trouve que nous connaissons déjà sa comédie : nous en avions un semblable avec nous à la fac, ou lors de notre premier boulot ; ce genre de personnage inédit, nous l’avons déjà croisé deux ou trois fois dans notre vie. Un nouveau prodige musical, un nouveau « plus grand groupe de tous les temps », et la farce est usée : on ne nous la fait plus, parce qu’il se trouve que nous étions déjà là pour le plus grand groupe de tous les temps de l’année dernière. La nouveauté que nous dégotent les radios et couvertures de magazine sent l’entourloupe, les coutures et les rapiècements sautent aux yeux. Nous connaissons nos classiques et nous préférons tout simplement l’orignal à la copie.

En un mot : nous vieillissons. Nous vieillissons, et ce n’est pas si grave. Alors que beaucoup s’accrochent à leur jeunesse d’esprit, alors que chacun tient à rester ouvert à tous les vents le plus longtemps possible, je n’arrive pas à m’affoler de mon encroûtement. Je n’arrive pas à me désoler qu’en matière de musique par exemple, je m’en tienne de plus en plus aux vieilleries que j’ai toujours écoutées. J’essaie pourtant, sporadiquement : je laisse traîner une oreille dans l’actualité. Mais jamais rien ne me renverse définitivement. Tout est au mieux gentillet. Ici un groupe qui fait du vieux mais avec des moyens actuels, là un groupe-à-un-seul-tube, dont le reste de l’album est désespérant de tricotage… Rien qui reste et qui perdure. Rien qui de lui-même se révèle indispensable, parvienne à ne pas disparaître dans l’oubli.

Et cela me semble assez naturel, au fond, que les choses découvertes dans sa jeunesse aient cette indélébilité sur laquelle ce qui succède ne peut pas s’accrocher. Cela me semble naturel que la musique et les découvertes de sa jeunesse constituent la palette de couleurs à travers laquelle on voit et on aime les choses, pour le restant de sa vie. Et que hormis quelques exceptions qui réussissent à s’intercaler, la bande originale de notre vie, passés 30 ans, soit pour la plupart déjà constituéeCela me semble naturel, et tout irait pour le mieux s’il n’y avait les autres pour nous inspirer un soupçon de culpabilité.

vieux con

Le trentenaire d’aujourd’hui vit avec – planant au-dessus de lui – le spectre du vieux con : celui bloqué dans son époque, œil dans le rétro, qu’il ne faut surtout pas devenir. Il y a ces gens, qui vivent comme terrorisés à l’idée de louper quelque chose, qui vieillissent avec le souci de maintenir le rythme auquel ils « découvrent », avec le souci de connaître les dernières modes, les derniers codes – et, pour les plus pathétiques, de les adopter ! Ils s’acharnent à conserver et renouveler les us de cette jeunesse dont ils ne font plus partie et à qui ils refusent de céder la place.

En les voyant faire, je n’ai pas tellement l’impression de passer à côté de la nouveauté, de rater une cure de neuf et de vivifiant, mais plutôt d’être préservé du renouvellement : de l’incessant et stérile renouvellement du même, l’illusoire persistance de l’immédiat aussi. En les voyant, je vois une terrible fuite en avant, similaire à celle de ces dames qui recourent aux injections plastiques pour repousser de quelques années l’inévitable. Une fuite en avant qui sera de toute façon tôt ou tard impossible à tenir. Alors souffle un coup, détends-toi, laisse aller, jeune effréné. Etre cool, c’est beaucoup moins jouer l’ado perpétuellement émerveillé que d’accepter sereinement d’en rester aux choses de son époque. Pire que le vieux con, il y a le vieux beau, celui qui à trop vouloir rester dans le coup, demeurer jeune et vivant, est le dernier à s’apercevoir qu’il n’est vraiment plus ni l’un ni l’autre.

Trouver ce qui n’est qu’en soi

C’est une formule de Richard Millet, dans L’Orient désert.

Trouver ce qui n’est qu’en soi. Idée d’apprentissage, d’affinage, quête d’une définition de soi, extraction de ce qui fait notre essence, notre spécificité…

 

Trouver ce qui n’est qu’en soi est une tâche d’autant moins facile à l’heure d’internet, des blogs et de l’explosion confessionnelle. Si vous pensez encore que vous êtes unique, que vous avez une particularité, que les autres ne peuvent pas comprendre, un très bref coup d’œil sur le net vous révèlera que vous n’êtes pas si original, que nous sommes un paquet à avoir des idées somme toute assez similaires.

  • Vous vous prévalez d’un parcours un peu spécial qui vous confère une vision des choses pas courante ? Vous vous êtes constitué une culture à la force de votre jugement, hors des sentiers battus ? Cherchez bien : il y a 4 ou 5 blogs qui pensent peu ou prou comme vous, qui disent pareil et mieux que vous.
  • Vous avez une formidable idée de photo à prendre ? Tapez dans Google Images : elle existe certainement déjà, ou presque. Toutes les photos possibles ont déjà été prises par quelqu’un. Allez les déposez sur FlickR, à côté des millions d’autres.
  • Vous pensez que ce qui vous sépare principalement des gens autour, c’est qu’eux acceptent la médiocrité de leur quotidien sans broncher, comme des robots ou des morts-vivants, tandis que vous, vous tolérez cela pour l’instant mais vous méritez mieux ? Lisez un peu : rien n’est plus commun que ce sentiment. Sous son regard bovin, votre voisin, une fois rentré du boulot le soir, exprime ces mêmes choses quand il en a l’occasion. Il se demande ce qu’il fait là et il attend son heure.

En rendant ainsi apparente la ressemblance de nos vies et de nos aspirations, Internet est un formidable broyeur d’ego, comme devait l’être le service militaire en son temps : les jeunes baudruches arrogantes viennent s’y briser au contact du monde, se rendre compte qu’elles n’ont simplement pas encore assez vécu.

Ce ne peut être que positif. Déprimant au départ puis positif. Cela veut dire que nous nous sommes mépris sur ce qui n’est qu’en nous. Cela veut dire que nous avions jusqu’à présent mal placé notre individualité. Qu’il nous faut chercher encore. Simplement reprendre la route, et creuser encore, pousser plus loin.

Maturité : l’idée reçue

Idée reçue selon laquelle, avec l’âge et l’expérience, nous comprenons mieux le monde.

En réalité, plus on avance plus on doute, au fur et à mesure que se révèle,
entre « tout noir » et « tout blanc », l’existence d’infinies nuances de gris. 

Au fil du temps, au lieu de nous affermir, nous nous effilochons.

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