Radio Clash

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Entendu l’autre jour sur France Inter un entretien avec la présidente du musée d’Orsay. En l’espace de trois minutes, il est question :

  • de « contextualiser » Gauguin afin de ne pas laisser le public admirer ses vahinés sans rappeler le méfait du colonialisme français,
  • du manque de femmes que l’on peut déplorer dans les collections du musée, non qu’elles furent peu nombreuses mais que le Système ait de tout temps snobé leur talent,
  • du public du musée, qu’on cherche à rendre plus mixte, plus divers… par le truchement d’expositions telles que Le Modèle noir dont on espère subtilement qu’elles fassent venir de nouveaux publics,
  • du bilan carbone du musée, cerise sur le gâteau avant que je ne coupe le poste, abordé par un auditeur dont cette question brûlait les lèvres.

A aucun moment il n’aura été question d’art ou de peinture. Ni d’autre chose que des deux ou trois obsessions de l’agenda politique et social – racisme, féminisme, environnement – déjà omniprésentes et qui constituent le pédiluve spirituel dans lequel il nous est offert de progresser.

Face à ce genre d’échanges, il n’est même plus nécessaire d’entrer dans l’examen des opinions exprimées : le simple enchaînement pavlovien des sujets, l’égrainage du chapelet des poncifs, l’énumération compulsive concentrée en trois minutes, suffit en soi à navrer l’intelligence et à interdire d’entrée de jeu toute connexion intellectuelle.

La terrible banalité des réflexions, leur aspect attendu, entendu, vu à la TV, leur profonde paresse : voilà qui nous distancie et nous fait rebrousser chemin. Nous ne supporterons plus ces levages de tabous autorisés, ces feintes dénonciations d’un « système » par le Système… Comment ne pas prévoir, en préparant un tel interrogatoire, la nullité du résultat obtenu ? Comment sauter ainsi à pieds joints dans toutes les ornières, toutes les facilités, sans faire exprès ? Comment oser faire déplacer son invité pour ça et le laisser filer sans rien en avoir tiré d’autre ? La chose merveilleuse étant qu’au long du bref intermède, la médiocrité s’était parfaitement répartie entre intervieweur, interviewé et auditeur qui posait sa question.

Il n’est pas nouveau après tout que la masse ait besoin de concentrer son intellect sur un nombre réduit de sujets simplifiés – c’est du moins ce que croient les personnes chargées d’édifier leur éducation. En d’autres temps, tout devait se concevoir à travers le prisme étroit de la « lutte des classes », ou du « Bien contre Mal », ou « bloc de l’Est / bloc de l’Ouest« … Ce n’est pas différent aujourd’hui. Et la solution pour raffiner les choses n’a pas changé elle non plus : il suffit d’éteindre les radios, toutes les radios sur son passage. Couper le débit nasillard et avec, la bêtise des propos, la vulgarité insensée des publicités, le principe même de cet ustensile d’imposer aux oreilles une logorrhée alors que les gens ont les moyens techniques d’écouter eux-mêmes ce qu’ils veulent depuis près d’un siècle. Eteindre lorsqu’on arrive dans une pièce où la radio fonctionne. Eteindre avant toute chose. Turn off. Et les yeux clos, savourer le silence neuf.

Pentatoniques mentales

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En jazz, en blues, et dans toutes ces musiques ouvertes à l’improvisation, le musicien s’appuie en réalité sur des “pattern” musicaux, des échelles harmoniques qui lui permettent de retomber toujours plus ou moins sur ses pattes. Tandis que l’auditeur novice entend un solo endiablé et incontrôlable dont l’enchaînement impeccable semble tenir du miracle, le musicien lui, joue en réalité dans un éventail de possibilités réduit, plus balisé qu’il n’y paraît : à l’intérieur d’un spectre de notes ou d’accords dont il sait l’harmonie garantie. La gamme pentatonique est l’un de ces systèmes : elle compte cinq hauteurs de son différentes qui fonctionnent entre elles et “sonnent juste” quel que soit l’ordre dans lequel elles sont jouées.

Cette gamme me vient à l’esprit en repensant au travail d’un ancien journaliste que j’ai vu à l’oeuvre une journée durant : aujourd’hui il est animateur-présentateur de petits débats et conférences privées, filmées ou non. Sollicité pour de nombreux plateaux, l’homme volète de sujets en sujets là où son emploi du temps le mène : à 15 h il est en un lieu de Paris pour parler économie ; à 17 h, il rejoint in extremis un studio à l’autre bout de la ville pour parler système éducatif. Entre les deux, il n’a le temps que de picorer un journal, relire des notes pour se remémorer de quoi il va être question, se redonner un coup de peigne et hop ! le voilà dans l’arène : “Mesdames Messieurs, bonsoir !”, il assure le show, parle au débotté de n’importe quel sujet, introduisant le débat, “passant les plats” aux intervenants, relançant lorsque c’est nécessaire par un chiffre clé, un sondage, et jonglant avec les quatre à cinq sujets qui font l’actu principale du moment…

Le voir travailler m’a révélé, je pense, le secret de ces experts que l’on voit à la télévision parler le lundi de politique sécuritaire, le mardi de chômage, le mercredi de la guerre au Moyen-Orient, et le jeudi du réchauffement climatique. J’ai, comme tout le monde, un avis sur tout, mais parler de tout, voilà une autre affaire. Parler, délayer ses avis et les étaler sur vingt ou trente minutes sans trahir que l’on n’y connaît finalement rien, voilà qui m’a toujours laissé relativement admiratif.

Leur secret, ce serait donc cela : les pentatoniques mentales – ces gammes de cinq idées toutes faites sur l’actualité ou la société, qu’un soliste virtuose comme Christophe Barbier peut combiner dans tous les ordres, jouer sur tous les tons, et tous les jours de la semaine dans les émissions de type “C dans l’air”. L’auditeur novice entend un discours d’un seul tenant qui, s’il n’est pas brillant, semble tenir la route, ne présenter aucune fausse note, retomber tout le temps sur la mesure… Le flûtiste, lui, n’a qu’à jongler avec les cinq mêmes considérations sur la Sécu, les Gilets jaunes, les élections législatives… qu’il croise, combine, entrelace à loisir, prenant tout de même la peine de les renouveler une fois par semaine avec de l’actualité fraîche, sans quoi cela finirait par se voir. Un spectre d’accords réduit, dont il sait l’harmonie garantie.

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Sans sous-titre

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Certaines imbécilités du Monde sont tellement criantes que leurs souteneurs n’osent même pas les traduire quand ils les importent en France. Ils craignent sans doute que cela rende définitivement visible la supercherie. Manspreading. Fake newsPaintball. Si l’on donnait un nom français à ces machins-là, on serait forcé de s’interroger sur leur signifiant, et les gens se sentiraient idiots d’y accorder de l’intérêt. Alors on leur conserve ce voile de mystère, d’abstraction : on les maintient en anglais et la foule peut jouer avec sereinement, sans se poser la question de leur sens.

Dans ce domaine, les fameuses fake news sont la plus belle réussite de l’année. Chacun pressentant, au fond, la fumisterie qui s’y cache, personne n’ose transcrire l’expression en français – l’anglicisme offrant un aspect inédit et menaçant à une réalité pourtant tristement banale et évidente : il circule parfois des informations infondées. Et donc, nous allons vraisemblablement légiférer contre les fake news. En réponse à l’ingérence russe dans les dernières élections américaines – ingérence dont aucune preuve matérielle n’a été faite à ce jour, si ce n’est par l’accusation répétée de tous les grands médias. Une fake news en sursis, en somme !

Poutine répond quelques bons mots au sujet de ces accusations dans plusieurs entretiens et conférences. On ne les trouve malheureusement pas en sous-titres français, tant la stratégie d’influence russe sur notre pays est sournoise ! De manière générale d’ailleurs, ces grandes conférences où le président russe parle devant la presse du monde entier sont très peu relayées. Les vues qu’il exprime ainsi que ses mains tendues seraient pourtant précieuses à partager à l’heure où l’on parle de 3ème guerre mondiale toutes les semaines. Il faut croire que l’on n’y tient pas et qu’on préfère s’en tenir à l’image du dictateur fou.

Mais revenons à nos moutons. Voici une règle précieuse à garder en tête : lorsqu’un phénomène surgi de nulle part déboule avec un nom anglais sans vouloir s’en départir, ne paniquez pas ! Une réalité qui ne trouve pas son nom dans votre langue, alors qu’hier encore vous n’en aviez jamais entendu parler, a toutes les chances d’être quelque chose qui n’existe pas.

Redésinformation

A l’information, s’était adossée depuis quelques années la réinformation, que l’on réduit souvent à une poignée de sites d’extrême droite alternatifs, mais qui de manière plus juste peut désigner le rééquilibrage général qu’a permis l’essor d’internet et des réseaux sociaux en matière de pluralité d’information, face à une presse univoque et pilotée par les forces économiques et politiques.

Il semble que nous entrions à présent dans un troisième temps de la danse : celui de la redésinformation. Agacés par une série de revers imputés à plus ou moins forte raison à cette réinfosphère (Brexit, élection de Trump, succès de thèses complotistes, désaveu des stratégies géopolitiques occidentales…), les acteurs conventionnels de l’information contre-attaquent et redéploient leurs forces.

Ainsi, en novembre dernier, le Parlement européen approuvait une résolution pour « limiter l’activité des médias russes en Europe ». Aux Etats-Unis, on a demandé aux grandes plateformes de réseaux sociaux de faire quelque chose pour contrer la diffusion de « fake news », ces fausses informations que l’on accuse d’avoir perturbé l’élection présidentielle. Ce concept de fake news est tout récent, comme si l’on découvrait qu’il pouvait exister des mensonges dans l’information, et que celle-ci pouvait être utilisée comme un outil d’influence.

« Jusque récemment, fake news désignait les sites d’information parodiques de type The Onion [équivalent américain du Gorafi NDLR], explique Slate dans cet article incroyable (mais vrai !). Mais le terme a pris une nouvelle signification depuis la diffusion massive d’articles falsifiés, créés sciemment dans le but de tromper plutôt que d’amuser ».

Ainsi, Slate annonce par ce même article le lancement d’une innovation : This is Fake, une extension pour navigateur qui permet de signaler les « faux articles ». Le principe est celui du Coyote, avec lequel les automobilistes se signalent entre eux les emplacements de radars routiers. Ici, les utilisateurs se signalent les « fausses actus » qu’ils trouvent en ligne ; ces dernières apparaissent alors, sur les écrans et les réseaux sociaux des autres, cerclées de rouge et précédées de la mention « Cet article provient d’une source connue pour répandre de fausses informations ».

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L’extension permet de signaler un article, mais aussi un site d’information dans son ensemble ; tous les articles qui en émanent sont alors jugés fake sans qu’on ait besoin de les lire. On apprend d’ailleurs que les utilisateurs ne seront pas seuls à effectuer ce travail de signalement mais qu’une cellule éditoriale de Slate y est dédiée.

Comment décrète-t-on qu’une news est fake, la définition que donne Slate est assez libre. Il s’agira évidemment des informations montées de toute pièce, mais pas seulement. Ce peut être aussi un article qui utilise des éléments vrais mais « au service d’un propos central qui serait faux » (en clair : un article qui à partir de faits avérés, tire une interprétation qui n’est pas bonne). A contrario, « une chronique qui contient des erreurs factuelles mais qui sont périphériques au propos central » ne sera pas quant à elle comptée comme fake.

On se fiche évidemment de cette extension tant qu’on ne l’a pas installée, mais on pourrait facilement imaginer que la même logique existe sur les outils utilisés par une large partie de la population, comme Facebook ou Twitter. Ils ne nous signaleraient pas en rouge les « fausses informations », mais pourraient en revanche se mettre, à notre insu, à simplement limiter leur apparition. Les pénaliser au profit des « vraies » informations.

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Ce qui est prodigieux, c’est que Slate ou n’importe quel média qui se prend au sérieux puisse ne pas voir le ridicule qu’il y a à vouloir apposer son étiquette « vrai » ou « faux » sur le web entier. Qu’ils puissent ne pas s’apercevoir que par ce genre d’initiatives, ils s’assignent la besogne d’une STASI du net ou d’un ministère de la Vérité orwellien. C’est toujours drapées dans un discours de déontologie journalistique que ces initiatives délirantes s’avancent. C’est au nom d’une plus grande éthique journalistique que Slate tronque, filtre et nettoie l’information. C’est avec le fact checking à la bouche, et au nom d’un journalisme objectif, que les rubriques comme celle des Décodeurs du Monde produisent leurs articles les plus biaisés par l’idéologie.

Il est regrettable que la réponse des médias à la réinformation se fasse, plutôt que par une rigueur, une pertinence et une honnêteté renforcées, par des moyens déloyaux – coups bas, blocages, interdictions – visant à couper le robinet à l’adversaire plutôt qu’à le vaincre sur le terrain du professionnalisme. La troisième manche de la redésinformation peut-elle être autre chose que perdue d’avance ?

Deal de clic

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Mon article sur YouTube et la télé a fonctionné. Un sujet plus people qu’à l’accoutumée, partagé et retweeté à gogo par quelques héros du web émus de me voir prendre la défense de David contre Goliath… et ébruité jusqu’aux oreilles de sites de presse. Le deuxième jour, rue89 me contactait pour me proposer de reprendre l’article.

Sur le moment on est évidemment flatté de voir sa prose en Une d’un média officiel. Mais lorsqu’on est un œil et qu’on y songe quelques jours plus tard, on trouve matière à réflexion. Retour sur le procédé.

  • rue89 me contacte par e-mail pour me proposer la reprise de l’article, moyennant citation de la source et lien vers mon blog. Les présentations vont vite et l’on me presse d’accepter car il faut « rester dans l’actu » et battre le fer tant qu’il est chaud,
  • je dois en « dire un peu plus sur qui je suis » – le journaliste n’ayant visiblement pas pris la peine de cliquer sur 1 ou 2 de mes articles précédents pour s’en faire une idée. Le descriptif informel que je lui fais sera en fait repris quasi tel quel pour l’encadré qui me présente dans l’article de rue 89,
  • j’en profite pour lui caser un mot sur le livre que j’ai publié en 2015, où il est question entre autres du sujet qui les intéresse : la mutation du paysage médiatique traditionnel. Ma seule doléance est de placer dans mon encadré un lien vers le livre sur Amazon.
  • Demande refusée car rue89 « ne fait pas de placement de produit ». Je n’obtiens qu’un lien indirect vers mon blog.

 

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C’est ainsi que l’article est publié le soir même sur rue89. Chouette. Mais le jour suivant, il ne figure déjà plus en vitrine. Il a été remplacé par une brève Arrêt sur Images du journaliste Daniel Schneidermann, qui traite une troisième fois de mon sujet, sans rien y apporter de neuf. Il salue tout de même au passage la sagacité du blogueur « Un Œil ». A la différence cette fois-ci que le lien sur le mot « blogueur Un Œil » ne pointe pas chez moi mais vers l’article de rue89.

On récapitule donc. Pour espérer bénéficier de trafic (le seul avantage que j’aie à donner mon article) et qu’un lecteur de rue89 arrive jusqu’à moi, il me faut imaginer qu’il :

  • clique d’abord sur l’article « Arrêt sur Images »,
  • une fois sur cet article, qu’il clique sur le lien qui l’amène à l’article de rue89,
  • une fois arrivé là (il a déjà lu 2 articles sur le sujet), qu’il lise l’encadré qui me présente et clique sur un lien qui l’amène sur mon blog.

A titre d’information, on estime en général que seuls 2 à 5 % des visiteurs d’une page cliquent sur le lien suivant dans le meilleur des cas. Je suis enfoui à trois couches de profondeur. Quatre si je veux que le visiteur soit en situation d’acheter un exemplaire de mon livre.

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Alors, faisons les maths, comme disent les Anglais :

  • A l’instant où j’écris, mon article a rapporté 76 347 visites à rue89. C’est plus de 10 fois leur trafic habituel si je me fie rapidement à leurs autres articles de même type.
  • rue89 « ne fait pas de placement de produit », mais affiche néanmoins de l’espace publicitaire sur son site et en tire des revenus. J’ai donc multiplié par 10 le potentiel de revenus de rue 89 sur cet article.
  • Pour ma part, sur mon propre blog, l’article a été vu 13 745 fois. Si je totalise les visites qui me sont provenues de rue89, Arrêt sur Images et l’Express.fr (lui aussi a écrit sur le sujet en faisant un lien vers mon blog), cela ne représente que 12 % des visites de mon article. Le reste, je l’ai fait « tout seul », c’est-à-dire grâce à la promotion de lecteurs qui ont partagé l’article par leurs propres moyens.

Conclusion 1 : les internautes « citoyens » (blogueurs, twitteurs, lecteurs, youtubeurs…) ont une puissance d’émission supérieure aux « grosses machines », n’en déplaise encore une fois à la bande à Ruquier. J’ai offert plus de visibilité au site « indépendant et participatif » qu’est rue89 que lui ne m’en a renvoyé. Le deal a été plus intéressant pour lui que pour moi, et pour cause : de deal il n’y a pas eu. Le semblant de contrepartie offert (ton article contre la mention de l’auteur et un lien vers ton blog) est en réalité la moindre des honnêtetés, mais certainement pas une rétribution.

Conclusion 2 : rue89 et les autres médias qui ont repris mon article, se sont ce faisant offert à moindre frais une posture de pourfendeur du vieux monde (dont ils font partie) et de défenseur du YouTubeur opprimé… Mais dans les faits ils cannibalisent, pour survivre, ces petits médias à leur profit. Sans doute ont-ils des radars qui leur signale tout article sur le web qui franchit un certain seuil de résonance, pour lui proposer un « partenariat de visibilité »…

Sur le plus long terme, ces médias sont encore gagnants puisqu’une fois le buzz passé, ils conservent l’avantage du référencement. Celui qui cherche aujourd’hui sur Google à se renseigner sur « Natoo+Ruquier » se voit proposer les articles de rue89, Arrêt sur images, mais pas le mien.

Bilan de l’opération ? C’est chouette, j’ai fait des « vues » comme on dit. Mais la contribution des médias qui m’ont mis en lumière est toute relative. Les quelques visiteurs supplémentaires qu’ils m’ont apporté, attirés par le sujet « Ruquier », ne sont sans doute pas intéressés par le reste de mon blog et sont repartis aussitôt. Un clochard qui s’assied sur les Champs-Elysées, lui aussi, fait plus de « vues » que s’il était resté dans sa petite rue, mais cela n’a peut-être aucun effet sur ce qu’il ramasse dans son chapeau !

« Les journalistes d’aujourd’hui »

« Les journalistes d’aujourd’hui sont si habitués à la soumission des citoyens, voire à leur ravissement devant les exigences de l’information, dont ils sont (…) les salariés, que beaucoup d’entre eux supposent coupable celui qui prétendrait ne pas s’expliquer devant leur autorité. (…) Qui ne va pas spontanément se faire voir autant qu’il peut dans le spectacle, qui vit dans le secret est un clandestin. Un clandestin sera de plus en plus vu comme un terroriste. »

Guy Debord

Journalistes éclairés

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Invité à une crémaillère où je ne connais guère que celle qui reçoit (journaliste de profession), je réalise que presque tous les gens sur place sont journalistes eux aussi. L’occasion de discuter avec différents spécimen dont un couple de « vieux » journalistes radio, révélateurs du désarroi légitime des gens de ce métier.

Je suis toujours étonné de constater l’autorité morale que les grands organes de presse exercent encore sur tant de gens : le caractère religieux que l’on peut accorder à la lecture du Monde, aux radios de service public ; la respectabilité automatique offerte à des torchons comme l’Express ou à tout ce qui est imprimé, pour la seule raison que c’est imprimé.

Et cette autorité morale touche les journalistes eux-mêmes. Peu de professions sont autant illusionnées à propos du rôle qu’elles tiennent dans la société, c’est ce que je pensais en écoutant ce couple de journalistes.

Ce qui est revenu le plus souvent, c’est la lamentation sur « l’information va trop vite », « plus les moyens de faire sérieusement le travail », « la rapidité du web pousse à sortir l’info sans vérifier, sans analyse »… Mais bon sang vous ne l’avez jamais donnée, l’analyse ! Avant ou après le web, je n’ai souvenir que d’actualité brute, sans recul, d’infos « capitales » qui disparaissent subitement pour laisser place à une autre, de faits divers sortis comme d’un chapeau, de crises internationales entre pays semblant être nés la veille, d’amnésie organisée sans perspective, sans histoire et sans compréhension…

Internet n’a pas changé quoi que ce soit à cela. Peut-être même pousse-t-il ces médias à faire plus attention, à dire moins de bêtises. Car d’analyses il n’y en a jamais eu autant depuis internet – et autant de pertinentes, parfois même dans un simple commentaire.

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Au final, le plus fascinant, le plus surprenant, c’est cette croyance en la nécessité absolue de leur « analyse » : ces gens, les journalistes, sont véritablement habités par la conviction que le public a besoin d’eux, qu’il est fichu et incapable de se diriger parmi la jungle des informations sans leur bénéfique analyse. Il y a cette croyance que les gens les attendent et que l’on courrait un vrai risque à s’aventurer sans eux dans la compréhension. L’opinion des blogs, des anonymes, des non-cartés, est mauvaise et dangereuse parce que tout le monde peut dire n’importe quoi vous comprenez, mais la leur à eux est salvatrice…

Je la sentais déjà, cette conviction intime. Mais de la voir exprimée à travers de vrais yeux mouillés et humains, cela me l’a rendue plus vraie, sincère, presque touchante dans son authenticité. Le regard désemparé et gentil de ce couple de vieux journalistes tandis qu’il m’expliquait comment le métier se trouvait chamboulé, me faisait penser à celui que pouvait avoir un croyant de 1905, ou un communiste des années 80 : malgré toute la foi honnête et chevillée au corps, le sentiment inévitable, face à l’évidence, que ce monde se termine, que l’on arrive trop tard, que l’heure n’est plus à cela et qu’elle n’y reviendra jamais.

De la télévision

Entendu une annonce radio pour le programme télé du soir, qui invitait avec grand enthousiasme le téléspectateur à regarder l’Eurovision pour « retrouver les commentaires acerbes et drôles » de l’animateur…

On comprend définitivement qu’il n’y a rien à attendre de la télévision le jour où l’on constate qu’elle préfèrera toujours nous montrer un spectacle navrant comme l’Eurovision, quitte à y superposer le commentaire d’un animateur ironique qui le dénigre pour rendre le tout « intéressant », plutôt que de nous proposer une véritable soirée musicale de qualité à la place.

Second degré, mes amis ! Nous mangerons notre merde jusqu’au bout, faille-t-il pour cela nous la faire réchauffer ou l’agrémenter d’un peu de poivre. Cela vaut mieux que de cuisiner autre chose.

Fluidité de l’information

Je rebondis sur un article de Jean Trito à propos de l’information [Lire ici] :

Il est en effet un paradoxe notable, que dans notre société de médias où l’on se vante que l’information n’ait jamais circulé si rapidement, si librement et en telle quantité, cette information soit de moins en moins consistante.

Aujourd’hui, on considère par exemple qu’un propos rapporté est une information, au même titre qu’un fait. « Tel politique a dit que… » est une information. « Tel chanteur a réagi aux propos de tel politique qui avait dit que… » est une autre information ! C’est ainsi que le flux d’information « augmente », et qu’on peut par exemple compter comme 3 informations :

  • l’information selon laquelle l’ambassade américaine à Paris considère les médias français inoffensifs et à la botte du pouvoir,
  • l’information selon laquelle WikiLeaks révèle que l’ambassade américaine considère les médias français inoffensifs et à la botte du pouvoir,
  • l’information selon laquelle le Monde a diffusé les informations révélées par Wikileaks parmi lesquelles on apprend que l’ambassade américaine considère les médias français inoffensifs et à la botte du pouvoir… Etc.

La fluidité de l’information, ce n’est pas seulement que l’information circule plus vite, plus facilement ou qu’elle s’insinue partout. C’est aussi que l’information est plus fluide, c’est-à-dire moins épaisse, plus diluée… Le fluide médiatique comprend de moins en moins de véritables morceaux d’information, créés à partir d’un reportage ou de l’exploration d’un sujet, et de plus en plus de rapports d’information, de commentaires, d’analyse, d’interprétation… RE-TWEET !

Paysage audiovisuel et médiatique : la jungle tropicale

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Dans le futur, la télévision a survécu et constitue le dernier îlot d’intelligence et de culture dans le monde médiatique.

Pendant les premières décennies du 21ème siècle, internet était devenu l’outil de la curiosité et de la libre culture, contre une télévision non seulement abêtissante mais manipulatrice dans le traitement de l’information et le façonnage des mentalités. L’avantage évident du web et de ses possibilités, combiné aux ficelles toujours plus grossières de la propagande et à l’accumulation toujours plus gigantesque de bêtise à la télévision, avaient fini par déclencher un transfert de l’audience.

Petit à petit, le modèle s’est adapté, purgé, le public et les investissements ont fui sur internet, emportant avec eux la partie du « PAF » qui s’est adaptée (l’autre est morte). « Les médias » désignent désormais  ce PAF reconverti, augmenté des nouveaux acteurs. « Internet » ne désigne plus non plus la même chose : il est l’outil principal d’information et de divertissement des masses, capable de proposer immédiateté des contenus, des achats, des envies, consultation à volonté, consommation d’information et de produits culturels à usage unique

Il a fallu peu de temps pour que cet internet-là se révèle le refuge idéal de l’idiotie et de la vulgarité de masse. Une idiotie « 2.0 », renforcée par l’interactivité et les avis donnés à moindre frais. Disparition des repères médiatiques (organes officiels, « spécialistes »…), démultiplication des acteurs, profusion des contenus et des commentaires… Sur cet internet, toute pensée ou idée nouvelle est immédiatement livrée et publiée avec sa contradiction et son éloge, enterrée sous les avis à 2 sous ou bien automatiquement et simultanément analysée par des centaines de relais à la fois, « éclairée », dépiautée, analysée, dépouillée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une épluchure desséchée rendue stérile et inoffensive, et on passe à la suite !

Dans le futur, internet a en réalité permis de pousser la logique médiatique jusqu’au bout. Il est l’outil le mieux à même de réellement contrôler l’idiotie, de l’orienter, de l’organiser et de l’utiliser. Idiotie en réseau, idiotie cumulée, simulée, provoquée, idiotie contradictoire… Le pouvoir, une fois qu’il eut repris l’outil en main économiquement, techniquement et juridiquement, a disposé d’un système qui lui permettait d’égarer ou de mobiliser les opinions selon ses besoins, semant la zizanie dans une information rendue totalement illisible tout en préservant une apparence de liberté totale.

Laissée loin derrière ce brouhaha, la télévision a connu et connaît encore des années de disette, mais elle subsiste. Ce passage à vide a été l’occasion de la voir réinvestie par l’intelligence. Quelques chaînes, tenues par des « dissidents » ou des associations, soutenues par des mécènes, diffusent culture et information alternatives. Il faut le reconnaître, les programmes, parfois intéressants, trahissent un manque de moyens. Les chaînes se partagent parfois une même fréquence et les mêmes studios. Les programmes ne s’enchaînent pas en continu, ils sont entrecoupés de plages de silence ou de musique. Qui cette télévision intéresse-t-elle encore, sinon quelques « non-branchés », personnes seules et cultivées qui ont encore la volonté de traiter un sujet dans sa profondeur, la patience d’attendre que ce qui les intéresse vienne à eux, la curiosité de découvrir un programme qu’ils n’ont pas sollicité, ou encore l’humilité de prendre une leçon sans faire valoir son avis ?