« Oublier est le grand secret »

« Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices. Oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements. Les existences faibles vivent dans les douleurs ; au lieu de les changer en apophtegmes d’expérience, elles s’en saturent et s’usent en rétrogradant chaque jour dans les malheurs consommés. »

Balzac dans César Birotteau.

Mémoire numérique

chambre poilu

Ne pensez-vous jamais à toutes ces boîtes e-mail ou comptes Facebook ou même blogs de gens qui sont morts entre temps ? Identités numériques laissées vacantes et dont personne n’a la clé ?

Peut-être continuent-elles à recevoir des messages, des spams, peut-être certaines continuent à envoyer éternellement des messages automatiques d’absence ? « Je suis en congés du tant au tant. Je vous répondrai dès mon retour » !

Fausse interrogation, car ces comptes sont automatiquement détruits après un certain temps d’inactivité. Mais c’est peut-être justement là le problème. La « mémoire » de l’ère informatique se gargarise de ses milliers d’octets et de téraoctets, mais cette mémoire est en réalité la plus fragile de toutes. L’amnésie qui la menace est quasiment certaine. Je m’en rends compte alors que le disque dur où je sauvegardais régulièrement mes données « par sécurité » a décidé de s’effacer. Sans besoin d’avoir été brisé ou dégradé, le disque a simplement décidé de devenir vide. Des heures de travail et 10 années de photos personnelles et familiales évaporées, comme après un incendie.

Auparavant, une personne mourrait et laissait après elle quantité d’archives, de documents, de courriers, de photos… dans de vieux tiroirs ou dans un carton pourri. Ces traces avaient de la valeur pour les descendants qui s’y intéressaient, mais aussi pour les historiens, qui connaissent toute la richesse de cette matière anonyme du quotidien lorsqu’il s’agit de prendre la température d’une époque.

Demain, tout cela sera perdu dans les limbes de boites e-mail autodétruites ou oubliées, évaporé avec le disque dur ou le plantage du PC… Tout ce qui n’a pas été rendu public du vivant de son « auteur » sera inaccessible à jamais. Finies les correspondances ou les photos témoins de vie. L’individu numérique laissera, en mourant, l’endroit aussi propre qu’il l’a trouvé en arrivant. Tout au plus aura-t-il la chance, en guise de testament, de laisser de lui une vidéo compromettante qu’il n’aura pas réussi à faire effacer de YouTube.

Les lectures qui s’évanouissent

Je lis L’homme médiéval, une compilation de conférences d’historiens du Moyen âge, portant chacune sur un profil d’homme de cette époque : le moine, le guerrier, le citadin, le paysan, l’intellectuel, le marchand, le marginal…

(quelques extraits du livre ici)

homme médiéval

Le Moyen âge nous est devenu totalement étranger. Nous avons beau en descendre, c’est une planète exogène et fantaisiste, d’une étrangeté bien supérieure à celle auto-supposée des « univers imaginaires » créés par la science-fiction et le cinéma. C’est une civilisation et une anthropologie à part, qui ne semble pas proposer de passerelle vers nous ni ne laisse aucun moyen de s’y projeter. Le Moyen Age dans sa vue d’ensemble, trop autre, trop riche et fourmillant, est devenu inconcevable pour le cerveau moderne. Et ce livre, en le déconstruisant en une mosaïque de vues subjectives, offre d’en explorer un morceau après l’autre. Il en ranime chaque partie tour à tour, isolément, chacune éclipsant immédiatement la précédente.

C’est comme de traverser une pièce noire avec une lampe torche : les éléments de la pièce se présentent à notre esprit et n’y demeurent que tant qu’ils se tiennent dans le faisceau de la torche ; ils retombent dans le néant aussitôt que le rond lumineux choisit de se poser sur un autre endroit de la pièce.

Et c’est ainsi que nous aimons lire, finalement. Si l’on voulait bien faire, face à cet ouvrage riche et passionnant, il nous faudrait prendre des notes, retenir, faire des rapprochements… Comme ce grand-père dont les livres aujourd’hui sont couverts d’annotations, de mots soulignés, de commentaires en marge, et ce quel que soit le type d’ouvrage. Je comprends l’envie de vouloir faire meilleur profit de ses trouvailles, d’approfondir et de creuser… mais j’aime autant la façon légère et insouciante de tout laisser filer : le plaisir particulier de la lecture qui s’évanouit aussitôt lue. Sensation agréable de « gâchis », que tout ce qu’on est en train d’apprendre nous file entre les doigts. Que tout ce qu’on est en train de lire se désagrège presque en même temps qu’on le découvre. Et que l’ignorance soulevée par la course des yeux sur le texte se redépose aussitôt après notre passage, comme la poussière.

D’un livre aimé, de milliers de lignes et de détails, on ne retient souvent qu’une singulière mais vague sensation. Une impression générale. Et de ce Moyen Age que l’on traverse de façon vivante et profonde à travers ce livre, on ne retiendra que quelques coups d’œil jetés par la fenêtre ; ceux d’un voyageur qui ne descend pas de sa calèche.