La vie en décalé

métro

Lorsque le matin, nous quittons notre domicile en retard, nous nous retrouvons dans les transports avec les gens « du train d’après » : des gens qui n’ont bien sûr rien à voir avec nous, des gens qui ne sont pas de notre monde mais du monde de 9h30 ou 10 h… Nous voilà obligés de nous confondre avec ces retardataires qui n’en sont pas, nous retenant de crier au scandale, de signaler au monde que notre présence ici est un malentendu, que nous devrions normalement faire partie du monde d’avant : celui d’il y a 20 ou 30 minutes.

Une journée n’est jamais une unité définie. Décalez-la de quelques minutes, et vous changez de journée du tout au tout. Vous vivrez autre chose. C’est une journée complètement différente qui se déroule, en décalé de la journée initiale que vous auriez dû vivre. Les gens qui se trouveront sur votre chemin seront entièrement autres que ceux que vous auriez dû croiser. Les situations et les rencontres, exclusives, se feront à un autre endroit que prévu, voire ne se feront pas du tout.

A contrario, vous verrez ou ferez des choses qui auraient dû vous être inaccessibles si vous vous étiez levé à l’heure.

Femme supersonique

fille dans le métro

La situation : vous marchez dans un couloir de métro, une fille jolie et parfumée vous croise en sens inverse à vive allure.

Le phénomène : juste après que vous vous soyez croisés, que vous l’ayez passée et qu’elle est derrière vous, vous recevez une bouffée de son odeur, comme si la fille était suivie d’une « boule de parfum » qu’elle traînait dans son sillage.

Déduction : cette fille vit au centre d’une sphère olfactive générée par elle en continu. Quand elle se déplace, la boule se déplace à sa suite avec un léger décalage.

Reste à savoir si elle fait « bang » lorsqu’elle atteint la vitesse qui lui permet de perçer son mur du son olfactif.

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Les commerciaux dans le métro

J’aime, dans le métro, tomber sur la délégation des 3 ou 4 commerciaux montés à la ville pour représenter leur entreprise à un salon ou un rendez-vous important.

Aucun snobisme, aucune méchanceté : j’aime simplement observer les choses microscopiques qui se passent à ce moment.

Entre eux. Entre les autres. Entre eux et les autres.

Ils sont debout, au milieu du wagon. Ils tiennent la barre. Ce sont les forces de vente.

Ils parlent à voix haute. Trop haute. Ils ne se doutent pas immédiatement que la foule les a détectés du premier regard. Ils croient d’abord s’être fondus dans la masse et l’anonymat urbain.

On a l’impression de lire en eux par transparence :

  • l’hôtel standard qui leur a été réservé dans le quartier de la gare,
  • la chemisette repassée, pliée et soigneusement glissée par leur petite femme dans le bagage à roues,
  • la bavette et le ballon de rouge pris le midi dans la brasserie la plus proche du Palais des Congrès,
  • dans la sacoche en cuir : le PowerPoint soigneusement agrémenté de titres arc-en-ciel en 3D…

Entre eux se passent énormément de choses également. L’impression individuelle et silencieuse qu’on les observe sans savoir à quoi ça tient. L’hésitation entre les attitudes à adopter. Le jeu du « seuls contre tous » : ils sont solidaires et resserrent le cercle qu’ils forment, jettent leurs regards par-dessus l’épaule, comme pour se protéger. Le jeu du « chacun pour soi » : malgré l’adversité, il faut continuer à en imposer devant les collègues, chacun faire semblant qu’il est à l’aise ici. Garder un œil régulier et discret sur le plan des stations sans lorgner avec trop d’insistance. Comme si l’on savait dans combien de stations on descendait !

J’aime les observer car ils sont une sorte de figure romanesque et éternelle : celle du personnage monté réussir à la capitale. Ces gens sont les descendants des paysans ou gentilshommes montés à Paris tenter le tout pour le tout.

Allez savoir : sous cette chemisette orange à cravate, il y a peut-être un Napoléon !

Être plus fou que le fou

Dans le métro, un dimanche soir, 23 h, un fou est dans le même wagon que vous. Un jeune, casque sur les oreilles, visiblement alcoolisé, qui arpente les voitures en fumant un pétard, parle seul à voix haute, chante, s’adresse à lui-même… Il fait des tractions et des cabrioles sur les barres et les poignées. Il a l’air heureux d’être fou devant les autres. Il est dans un état second. Dans un autre monde.

Mais à la station suivante, monte un autre fou ! Personnage grand, posé, patibulaire, lunettes fumées sur les yeux… Qui lui vole la vedette ! Il tient dans une main une bouteille de vin rouge et dans l’autre un verre à pied cassé. Et il se sert comme cela de petits verres successifs, qu’il déguste du bout des lèvres à même le verre brisé. Il sirote avec le plus grand calme et la plus grande distinction, à même le verre coupé, sans ambage.

Le jeune fou est médusé. Subjugué. « Attends t’es ouf toi, trop fort ». L’autre le toise de façon princière, lui propose de s’asseoir à côté de lui et de trinquer. Le jeune fou est fasciné. Son numéro de fou à lui est automatiquement ruiné, anéanti ; il l’a stoppé instantanément. Voici un fou qui s’est fait doubler par la gauche. Et voici une solution parmi d’autres pour claquer le bec d’un bousilleur : être plus fou que le fou.

C’est d’ailleurs le principe utilisé pour éteindre les puits de pétrole en feu : jeter de l’eau ne servirait à rien, il faut faire péter une énorme explosion au pied de la flamme, ça vous souffle net l’incendie. Et puis c’est marre.

Le retour en taxi

Jeune, on rentre de soirée à pied plutôt qu’en taxi si ça permet de se payer un verre de plus. On croit alors que c’est une question d’argent, qu’un jour on aura les moyens.

Vieux, on se paye un verre de moins et on écourte la soirée si ça permet de payer le taxi du retour. On croit que c’est une question d’avoir vieilli, qu’on n’a plus les moyens de ce « verre de trop ».