Les idées qui sortent la nuit

Le soir est une période propice à l’inspiration, comme si notre esprit était plus vif, plus apte. Comme si certaines idées sortaient seulement à la nuit tombée.

Ces idées viennent nous rendre visite, à notre bureau, parfois même dans notre lit au moment qui précède le sommeil… On les débobine, elles se font plus précises et prometteuses à mesure que nous les étudions dans l’obscurité de la pièce…

Mais, il faut le reconnaître, les inspirations nocturnes ont le caractère de l’ivresse : elles ont l’aspect de ces fêtes, que l’on a passées enthousiaste, le verre à la main, circulant de personnes en personnes avec la sensation, sur le moment, de tenir des discussions pétillantes, des échanges brillants avec des gens qui étaient autant d’interlocuteurs peu ordinaires… Mais quand on y songe le lendemain, la densité de ces conversations n’est plus si évidente et il faut se rendre à l’évidence : peut-être aussi qu’on avait simplement un peu bu !

Il en va bien souvent de même pour les idées nocturnes : le lendemain, nous reprenons l’idée là où nous l’avions laissée et celle-ci a disparu ; ou plutôt elle a « refroidi ». Nous ne comprenons plus ce que nous avions pu lui trouver la veille. En fait d’idée, nous n’avons plus sous les yeux que son squelette, son aboutissement, un résidu sans pertinence… et c’est en vain que nous cherchons à retrouver le fil de réflexion qui nous y a conduit. Alors il n’y a plus qu’à se lever et se préparer pour une nouvelle journée inutile.

L’imagination au pouvoir

Il est assez fascinant de voir comme l’imagination, pour fonctionner, n’a pas besoin que l’illusion soit parfaite. Elle n’a besoin que d’un simulacre, une pichenette, et la voilà lancée. Donnez-lui un signe, un simple signe et c’est comme si l’illusion était totale.

J’ai souvenir d’une expérience où l’on testait un dindon pour voir à quel point il pouvait être dupé par un leurre-femelle. On se rendait compte que le leurre n’avait pas besoin de ressembler scrupuleusement à une dinde : ni de près ni de loin. Il suffisait qu’il en ait l’odeur, tant et si bien qu’à la fin de l’expérience, le leurre était totalement dépouillé, ce n’était plus qu’une tête en plastique plantée au bout d’une pique, et le dindon en restait éperdument amoureux…

Cela peut faire rire mais nous fonctionnons de la même façon. Rappelons-nous ces fois où d’un regard furtif, nous croyons reconnaître au milieu de la foule la personne que nous cherchions précisément à éviter. Finalement ce n’est pas lui, et à y regarder de près la ressemblance est loin d’être évidente (peut-être l’écharpe, le blouson, ou vaguement la coupe de cheveux…) mais cela nous a suffi, notre imagination a fait le reste.

A ce propos, il est amusant de voir comme certains « effets spéciaux » ont pu nous berner. Prenez ces jeux vidéo ou ces films qui à leur sortie nous ont littéralement époustouflés par leur réalisme, mais qui revus plusieurs années après, laissent apparaître toutes leurs failles. On se demande aujourd’hui comment on a pu s’emballer devant Street Fighter, qui est à peine plus qu’un jeu électronique en couleurs, et par quel miracle on a pris peur devant ce gros requin en mousse des Dents de la mer… Et pourtant, celui qui voyait ce requin sur grand écran en 1975 n’était pas moins bluffé que celui qui voit Avatar 3D en 2010.

Notre cerveau n’a pas besoin d’une illusion parfaite : seulement que l’illusion franchisse un degré supplémentaire par rapport à ce qu’il connaissait. Un cap de plus et c’est comme si l’illusion était totale.

L’illusion possessive

Parmi les meilleures blagues que nous ait concoctées l’univers, il y a celle qui veut que les belles choses soient insaisissables : qu’elles disparaissent ou s’éteignent quand nous les approchons.

  • Le collectionneur court après le spécimen, le timbre ou le papillon ultime ; mais à l’instant précis où il l’épingle dans sa collection, son intérêt pour lui disparaît.
  • Le passionné de cheval achète un fougueux pur-sang pour piéger le sentiment de liberté et de sauvagerie ; et dès lors il n’a plus à observer qu’un canasson enfermé dans un enclos.
  • L’amant conquiert une femme après qui il courait depuis des mois ; et parce qu’ils sont ensemble désormais, il annule l’objet de sa quête et le rêve qu’il entretenait.

Voilà la loi de l’illusion possessive. Les choses que nous trouvons belles ont quelque chose de fuyant qui tient du mirage. Les choses sont en fait belles de loin, belles dans leur ensemble, dans leur vibration et leur mouvement, mais cette beauté s’évapore dès que nous tentons de l’isoler ou de la capturer. Elle s’effrite comme la poudre des ailes d’un papillon.

Ainsi, celui qui est par exemple amoureux d’un art, veut légitimement vivre le plus immergé possible dans cet art. Mais ce faisant, il dissipe ce qu’il aime vraiment. Le cinéphile, en visionnant toujours plus de films, en élargissant sa culture, en connaissant les trucs et les techniques derrière les films, croit s’enfoncer dans sa passion mais s’en éloigne : il baigne dans la cinématographie et non pas dans l’enthousiasme premier que lui procure un film. Le passionné de théâtre croit se rapprocher de sa passion en décrochant un emploi dans une institution de la Culture, mais ce faisant il s’en éloigne : il se destine au contraire à côtoyer le monde cynique et désillusionné qui régit le théâtre et qui le salit en n’y ayant naturellement rien compris. Et enfin, celui qui par-dessus tout aime peindre sous un saule au bord d’une rivière entreprend des études artistiques, et voilà que parmi les étudiants en art et leurs piercings, leurs débats stériles, les professeurs et les cours du soir, notre peintre n’a jamais été aussi loin de ces instants et de cette rivière qu’il aime peindre…

Tous ceux-là ont voulu capter la beauté, immortaliser son instant, et ce faisant l’ont dissipée. Tous poursuivent des choses vivantes et vibrantes, et ne font qu’emmagasiner des choses mortes.

Dès que nous nous intéressons à un sujet et que nous l’isolons pour l’explorer et l’admirer mieux, on le réduit et on le dénature. Dès que nous nous en faisons le spécialiste, que nous l’approchons avec les yeux de l’expert, ce sujet se flétrit. L’atmosphère de mystère qui entoure une chose fait partie de son charme, de sa « vérité ». De la même façon que l’esquisse a cette force supérieure que ne parvient jamais à enfermer le dessin achevé et encré, certaines choses sont faites pour être survolées : elles sont à rêver ou à poursuivre plutôt qu’à vivre. Il faut savoir, parfois, ne pas franchir le cap de l’illusion possessive.