À quel moment s’est-on mis à penser que le domaine des prénoms devait être celui de l’inventivité la plus totale ? À quel moment s’est-on persuadé que tout, absolument tout était permis en la matière ? Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, on a cessé de choisir parmi les saints du calendrier, de prendre le nom d’un oncle ou d’un ami pour l’honorer, de piocher dans un dictionnaire d’existants, pour se mettre purement et simplement à inventer des trucs ?
Résultat : dans une classe de 30 élèves aujourd’hui, non seulement il n’y en a plus deux qui ont le même prénom, mais c’est à peine s’il s’en trouve cinq dont on peut dire que le prénom existe, qu’on le connaissait ou qu’on l’avait déjà entendu quelque part. C’est malin !
C’est progressivement que l’originalité s’est immiscée. Au départ, elle a consisté à choisir des consonances exotiques et charmantes : un petit –a par-ci, un petit –io par-là… Puis on a arrêté les chichis : c’est le prénom entier qu’on a fait venir tel quel du bout du monde jusque sous nos climats pluvieux, sans chaussettes ni manteau adaptés. Et voilà comment un petit Français peut aujourd’hui se trouver camarade d’un Curtis, sans avoir à bouger de chez lui. Curtis habite Brive-la-Gaillarde, où il est né, et s’appelle en réalité Curtis Chamfoin. Mais c’est toujours mieux que rien.
Malgré cette extension du champ des prénoms possibles, les Mattéo et les Jason ont rapidement envahi le marché. Il a fallu, pour innover, recourir à de nouvelles audaces. Cette fois on fit tomber la règle selon laquelle les noms ont une orthographe donnée. Jérémie est devenu Jérémy. Cyrille est devenu Cyril. C’est vrai quoi, l’orthographe qu’est-ce qu’on s’en fout ! A l’inverse, d’autres ont appliqué la règle grammaticale de la plus rigoriste des manières : Daphné est ainsi devenue Daphnée ! Logique, puisque c’est une fille. Si elle avait été plusieurs, les parents l’auraient appelée Daphnéent.
Arrivés à ce stade, on était mûr pour intervenir à l’intérieur même de la structure des prénoms : on initia des expérimentations génétiques, mêlant les alchimies pour obtenir des choses absolument neuves et jamais vues : ajout de lettres perturbatrices pour faire plus “viking”, modifications de sonorités, diminutifs passés à l’état civil… Nolan, devenu trop commun après plusieurs années au Top50, fut par exemple transformé en Nolhan, avec un h. Daniel, passé par les formes Danny puis Dan, muta une fois encore pour évoluer en Dann. Avec deux n. Et pourquoi pas ! Ça te pose problème ? Si tu m’emmerdes je l’appelle Dahnn ! Ou même Dannn, si je veux ! J’ai l’droit !
Arrivés à aujourd’hui, tout est envisageable en matière de prénoms. Le but, quel que soit l’artifice, est de doter son enfant d’un nom qui n’ait jamais été porté par personne. Exact inverse de la coutume baptismale qui, par le prénom choisi, cherche à établir une filiation spirituelle avec un prédécesseur. Illustre ou pas, mais avant tout prédécesseur. Originel. Le but désormais : un prénom flambant neuf, jamais servi, encore sous plastique, jamais porté ! Comme les départements marketing, on se met en quête d’appellations et de slogans libres de droit, que personne n’aurait déjà déposés. Pas surprenant que les petits garçons et petites filles finissent avec un nom de bagnole ou de forfait téléphonique. Pas surprenant qu’on puisse finir par s’appeler Lizéa même si on a deux jambes, deux bras, et qu’on n’est pas une Toyota ni une carte de réductions.
Des prénoms ex-nihilo. Hors-sol. OGM. Pas bio du tout. La tendance est forte : elle transcende les classes sociales. Les pauvres s’appellent Jenny (et sans doute même Djayni à l’heure qu’il est) tandis que les plus aisés s’appellent Timotei ou Thao. Un peu partout et à tous les niveaux, l’Occidental ne parvient plus à se nommer. Un voyageur extérieur observant le phénomène y verrait le signe d’un égarement certain. L’expression d’une volonté collective de dissolution. Une soif inexplicable de jeter l’éponge, de se perdre. Une mode durable à ranger sur l’étagère des tatouages et gribouillis tribaux recouvrant le bras, de l’auto-dénigrement sous toutes ses formes, de la prise massive d’anti-dépresseurs, de la démographie en berne…
Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Attendons-nous à voir débarquer des prénoms avec des chiffres. Des prénoms avec des smileys dedans. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Elle est finie l’époque où Shirley et Dino étaient des noms de scène supposés évoquer le grotesque.