Les repères 

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Personne ne songe à contester le bienfait des repères : les repères, c’est important dans la vie. Les repères, c’est crucial pour se développer, pour un enfant comme pour un adulte, que l’on se construise avec eux ou par opposition… Personne, ne serait-ce que par provocation, ne se hasarde à soutenir que les repères sont inutiles ou nocifs et qu’il faut les ratiboiser de toute urgence. La valeur absolue du repère semble universellement partagée.

Pourtant, ces personnes qui croient aux repères – qui du moins ne songent pas à nier leurs bienfaits – jugent en même temps salutaire de bousculer les certitudes, de péter les catégories, de dissoudre les étiquettes, de remettre en cause ce qui est établi et se tient là depuis un certain temps. Sans rien renier du bienfondé des repères, ils pensent tout aussi urgent de désenseigner l’identité dès le plus jeune âge, de ne jamais considérer qu’on est mâle, femelle, ou quoi que ce soit d’affirmé, de relativiser tout ce que l’observation peut nous faire croire, d’abattre toute idée de norme et toute généralisation : puisqu’il existe toujours une exception, c’est que la généralité est dénuée de fondement.  

Une fois entrés dans ces considérations, face au pur principe de brouiller les pistes et de ne rien figer, l’argument du repère ne peut plus rien pour ces gens-là. Le fond de l’air de la modernité est le plus fort et il n’existe plus rien pour s’opposer à lui. Ma foi…

« Contrôler l’homme tout entier »

« [Le progressisme] a rejeté la conception libérale selon laquelle l’homme recherche rationnellement et en premier lieu son propre intérêt. Il l’a remplacé par une vision thérapeutique qui prend en considération les pulsions irrationnelles et tente de les canaliser dans des voies socialement constructives. Bannissant le stéréotype de l’homo oeconomicus, le progressisme tente maintenant de contrôler socialement « l’homme tout entier ». Au lieu de se contenter de régulariser ses conditions de travail, il aménage aussi sa vie privée, organisant le temps de ses loisirs selon des principes scientifiques d’hygiène personnelle et sociale. Il expose les secrets les plus intimes du psychisme au regard de la médecine, encourageant ainsi un examen intérieur incessant ».

Christopher Lasch dans La culture du narcissisme.

« Loin de tous les soleils »

Nietzsche, dans Le gai savoir :

« Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la terre de son soleil ?
Où va-t-elle maintenant ?
Où allons-nous nous-mêmes loin de tous les soleils ?
Ne tombons-nous pas sans cesse ?
En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ?
Est-il un en haut, un en bas ?
N’allons-nous pas errants comme par un néant infini ?
Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ?
Ne fait-il pas plus noir ?
N’advient-il pas de la nuit toujours plus de nuit ? »

Intention qui compte

« Bah, c’est l’intention qui compte ! »

Pourquoi croyons-nous à cela si volontiers et si spontanément : que c’est l’intention qui compte ? Plus qu’une façon de parler, plus qu’un lieu commun distraitement répandu, c’est une conviction complètement assimilée, une intuition inébranlable qui fonde jusqu’à notre perception de la justice et de la morale. Cela semble le bon sens même, que ce soit l’intention qui compte, que les circonstances viennent atténuer ou accentuer la responsabilité, que la préméditation prime sur le résultat d’une action…

Cela ne devrait pourtant pas couler de source : il n’y a aucune raison, aucune logique à ce que ce soit l’intention du geste qui compte plutôt que sa conséquence. D’un point de vue matériel, il n’y a rien de juste à sanctionner un acte à l’aune de son intention plutôt qu’à celle des effets qu’il engendre. Car à la fin du compte :

  • qu’importe l’intention si elle aboutit à son contraire ?
  • qu’importe la volonté de bien faire lorsqu’objectivement, on a tout foutu par terre ?
  • qu’importe le rêve que ruminait le criminel de guerre une fois commises les exactions ?

D’ailleurs, on cesse souvent immédiatement d’y croire, à l’intention qui compte, dès lors que le sujet nous touche d’un peu près : dès lors que c’est mon enfant qui s’est fait écraser, je n’ai plus rien à faire que le chauffard ait eu l’intention ou pas de tuer. Et à l’inverse, dès lors qu’un croque-en-jambe me fait tomber le nez sur un ticket de loto gagnant, je n’ai plus rien à faire qu’il ait été malintentionné. Au contraire : dans mes bras, mon ami ! 

Si l’on s’en tient au strict point de vue rationnel, la justice de l’intention qui compte n’est pas fondée, du moins pas plus que son contraire. Ce sont simplement là deux idées opposées de la justice, qui se valent au regard de l’objectivité métaphysique : il y a une justice à considérer l’intention bonne ou mauvaise qui préside à l’acte (considérer par exemple qu’un crime est aggravé lorsque le motif est crapuleux, raciste, etc.) et il y en aurait une autre, tout aussi rationnelle, à juger les actes de même nature sur un même plan (un crime est un crime, un vol est un vol, tous commis à l’égard du monde et méritant à ce titre la même clémence ou la même sévérité).

Pourquoi est-ce la première justice qui nous semble plus « naturelle » et plus humaine, et pourquoi la seconde nous paraît inévitablement plus terrible ? Dans un monde qui s’affirme moderne, rationnel, dés-idéalisé et désacralisé, dans un monde qui ne veut croire qu’à ce qui existe… pourquoi ne pas s’en tenir à juger un acte à sa matérialisation et à son résultat, et pourquoi vouloir aussi et avant tout juger « l’esprit » de l’action ?

Peut-être justement parce qu’il n’est pas de monde sans idéal et sans sacralisé. Juger l’intention, c’est peut-être l’aveu irréductible que l’on croit à l’existence concrète de l’esprit, à une vie de l’âme, et même plus : à la primauté de cette âme sur la réalité matérielle.

Années 2000

Les années 80, c’était moche mais au moins ça avait une couleur. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vouloir revivre les années 60, 70, 80… Personne, en revanche, n’aurait l’idée de regretter les années 90 : les années 90, c’était creux et atone ; une décennie de transition, qui n’est qu’une série de revivals des décennies précédentes. Les années 90 ressemblent étrangement à une gigantesque émission présentée par Arthur, pleine de best-of, d’archives, de bêtisiers, de Top 50, de remix, qui tournent en boucle… La singularité des années 90, c’est de n’avoir aucune saveur propre.

Les années 2000, au moins, ont une couleur, même si c’est celle du clean et de la transparence.

Années 2000 et leur côté clean : plastique, numérique, surfaces planes. Tactiles. Lisses mais pas dérapantes. Règne du blanc translucide. Comme la coque d’un ordinateur Apple. Comme un Planet Sushi. Années 2000 et le pipi clair du rock électro, le dégueulis propre des beats tamisés, les voix modulées électroniquement. Négligé chic. Maîtrisé inoffensif.

Années 2000, et leur design plat. Minimaliste. Comme une commode Habitat. Comme un objet designé par Philippe Starck. Comme un projet immobilier qui « intègre les espaces de verdure au cœur du bâtiment »… Années 2000 et la pureté des formes, des choses, des sentiments, de l’alimentaire.

Années 2000 et leurs aplats de couleur enjoués, arc-en-ciel, pots de peinture. Splash ! Murakami ! Maternelle ! Gaga. Années 2000 et la béatitude enthousiaste. « Donnez votre avis ! ». Social. Média. Participatif. Flash. Mob. « J’aime ! ». Années 2000 et le gobelet Starbucks à votre prénom. Années 2000 et le tout-à-portée, portable, portatif…

No it’s not.

Naked : bio, bar à salade, bar à soupes

… etc. etc. …

Et tant pis pour ceux pour qui, ce qui séduit, ce qui attire, ce qui intrigue, c’est justement le rouillé, le tordu et le sale. Le sang mêlé à la poussière. La graisse et les écrous.

« Gens de la réalité, vous êtes maigres : on vous voit les côtes »

Friedrich Nietzsche, dans je-sais-plus-lequel :

« Le visage et les membres peints de cinquante taches de couleurs, c’est ainsi qu’à ma stupeur je vous vis assis, hommes d’aujourd’hui ! En vérité vous ne pourriez porter de meilleur masque que votre visage ! Qui pourrait vous reconnaître ? On voit, multicolores, toutes les époques et tous les peuples à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent un langage bariolé dans vos attitudes.

Oui, c’est cela l’amertume de mes entrailles, vous hommes d’à présent : que je ne puisse vous supporter ni tout nus, ni habillés ! « Nous sommes réels, tout entiers, sans foi ni superstition ». Comment pourriez-vous donc croire, vous qui êtes parsemés de taches de couleur ! Vous qui n’êtes que les tableaux peints de tout ce qu’on a jamais cru ! Vous êtes des réfutations ambulantes de la foi et cela même vous brisa les os à toutes les pensées. Etres indignes de foi, c’est ainsi que je vous appelle, gens de la réalité ! Toutes les époques jacassent les unes contre les autres dans vos esprits. Vous êtes stériles, c’est pourquoi la foi vous manque. Mais celui qui devait créer, celui-là avait sa foi dans les étoiles, et il avait foi dans la foi !

Hélas ! Comme je vous vois, debout devant moi, vous les stériles, que vous êtes maigres, on vous voit les côtes ! »