Con qui se filme en train d’être con

C’est l’idée du con subjugué par sa propre caméra. Celui qui fait ce qu’il est en train de faire uniquement parce que c’est filmé. Ou photographié.

Nous avons là le point commun entre le « snowboarder » de l’extrême se filmant sur les pentes neigeuses impossibles, réalisant des acrobaties à se rompre le cou, et le bédouin terroriste analphabète qui découpe consciencieusement une tête du corps à qui elle appartient avec un couteau. La synthèse parfaite étant Mohammed Merah, qui pour immortaliser l’exploit de tirer à bout portant sur des enfants en bas âge, s’était offert une Go Pro, la « caméra de l’extrême ».

La société de l’image fascine à ce point l’esprit humain qu’elle parvient à lui faire faire des choses qu’il ne ferait jamais autrement. Les martyrs grotesques de cette civilisation étant ces gens qui désormais, meurent de s’être mis dans une certaine situation pour se photographier par téléphone : devant une falaise, tenant un pistolet chargé…

Nous avions les morts naturelles, criminelles, accidentelles… Voici les morts qui normalement, n’auraient pas dû avoir lieu. Normalement, c’est-à-dire s’il n’y avait pas eu un appareil photo ou une caméra. C’est une toute nouvelle catégorie d’âmes qu’accueille le royaume des ombres : les morts qui se sont tués tous seuls, par erreur. Un vrai casse-tête pour les législateurs du Purgatoire.

Ne pas montrer sa préférence

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La laïcité, c’est une société qui ne présage pas de l’existence ou de la non-existence de Dieu, et qui instaure un terrain neutre où l’individu seul a la prérogative du religieux. A lui de décider.

Cette même logique semble à présent vouloir régir non plus le domaine religieux, mais celui de la vie même. Il faudrait que la société n’entretienne pas d’a priori plus favorable envers la vie qu’envers la mort ; elle devrait observer une neutralité et laisser l’individu juger seul. C’est ce qui transparaît du débat actuel sur la fin de vie, ou même celui sur la suppression du délai de réflexion obligatoire pour l’avortement.

D’un côté on ferait savoir au mourant que rien ni personne ne le retient s’il lui prend l’envie d’en finir. De l’autre, il ne faudrait surtout pas ralentir la décision d’une personne qui a choisi d’interrompre sa grossesse… Je comprends, en surface, ce qui motive cette vision des choses : l’attachement absolu au libre arbitre. Mais en dernière analyse, il m’est difficile de ne pas voir, sous le couvert du libre choix, un empressement morbide, le symptôme d’une société terriblement fatiguée, attirée par le néant.

Ce qu’un individu a le droit de penser (par exemple que la vie ne vaut pas ou ne vaut plus la peine d’être vécue), une société ne peut pas forcément se le permettre. Il me semble heureux que mon médecin ou mon système de santé ait un penchant a priori pour la vie et la santé, voire qu’il s’en fasse le prosélyte. Il me semble a contrario problématique ou inquiétant qu’une société se refuse à être catégoriquement affirmative envers la valeur positive de l’existence.

Ce que ces histoires peuvent avoir d’effrayant enfin, c’est qu’il ne se trouve bientôt plus personne pour comprendre que tout n’a pas sa solution dans la loi et qu’il puisse exister des domaines où l’Etat cesse de jouer un rôle. L’homme a une existence antérieure à l’Etat, une liberté en dehors de la société. La mort, le suicide, devraient paraître une frontière suffisamment évidente derrière laquelle tout s’arrête et laisse l’homme avancer seul, sans plus personne.

« Revenir au commencement »

« Les suicidaires nous apparaissent comme des êtres souffrant d’un sentiment de culpabilité né de leur individualisation. Ce sont des âmes dont le but existentiel n’est plus l’accomplissement et le développement mais la dissolution, le retour à la mère Nature, à Dieu, au tout. Ils sont des suicidaires car ils voient leur rédemption dans la mort, non dans la vie. Ils sont prêts à s’anéantir pour revenir au commencement ».

Herman Hesse dans Le loup des steppes.

Danses macabres

J’apprends que certaines grandes villes organisent à présent leur « zombie walk ». Il s’agit de grimer la population en macchabées et de les faire déambuler dans la rue.

« Tous ceux qui souhaitent vivre quelques heures dans la peau d’un zombie ou d’une victime sont les bienvenus ! » dit le prospectus municipal !

Façon moderne de conjurer l’angoisse de la mort ? Peut-être. En recherchant des photos sur internet, on constate que les déguisements sont poussés assez loin, qu’ils tiennent du réalisme de la chair et de la pourriture, plus que du symbolisme rituel.

J’ai tendance à rapprocher cela du phénomène qui pousse par exemple des marques de prêt-à-porter grand public à se faire l’étendard de la mort et de l’esthétique macabre. Il ne me semble pas anodin qu’une société entière soit à ce point fascinée par la décrépitude. Il ne me semble pas anodin que la télévision propose tous les soirs de la semaine, sans exception, au moins un programme fondé sur le meurtre, les affaires sordides, les tueurs en série, les morts-vivants, les poils et le sperme laissés dans un cadavre…

Une fois encore, tout est question d’échelle : des communautés occultes, des sorcières, des fans de séries noires, des aficionados du death metal… il y en a toujours eu. La nouveauté réside dans l’extension de ces passions à la foule.

« Il est clair »

Il est clair que nous ne réussirons jamais à nous planter dans le monde (un travail, une normalité). Il est clair que nous ne conquerrons jamais une femme (ni un homme). Il est clair que nous ne nous éprendrons jamais d’une de ces idées pour lesquelles on accepte de mourir (voir l’expérience passée). Il est clair que nous n’aurons jamais le courage de nous tuer (voir combien de fois nous y avons pensé).

Cesare Pavese dans Le métier de vivre.

« L’angoisse des hommes qui ne savent pas répondre »

Dans le film Zorba le Grec, il y a Basile, un jeune intellectuel poli et bien mis, venu en Crète faire fortune avec les terres que son père lui a laissées, et Zorba, homme local, rieur et baroudeur, qui se fait son serviteur et lui apprend à vivre.

Il y a ce joli moment de rage, lorsqu’un jeune du village meurt accidentellement :

Zorba, indigné :
Why do the young die? Why does anybody die?

Basile, calme et résigné :
I don’t know.

Zorba :
What’s the use of all your damn books
if they can’t answer that?

Basile :
They tell me about the agony of men who can’t answer questions like yours.

Zorba :
I spit on this agony!

En français :

– Pourquoi doit-on mourir ?
– Je ne sais pas.
– A quoi servent tous tes bouquins s’ils ne peuvent pas répondre à ça ?
– Ils me parlent de l’angoisse des hommes qui ne savent pas répondre à cette question…
– Au diable cette angoisse !

Talon d’Achille

Au-delà de 40, 50 ans, le visage n’est jamais plus véritablement au repos. Lorsqu’il est « au repos », que la personne regarde distraitement dans le vide, le visage conserve en réalité une tension : une grimace figée de terreur, de malice ou de mécontentement… Toute sa vie d’adulte, le visage a tendu vers cette grimace pour finalement s’y figer définitivement. Il a pris le pli.

Peut-être ces personnes ont-elles fait cette grimace de plus en plus souvent ? Peut-être ont-elles lutté contre cette grimace ? Mais en tout cas la voilà installée et gravée. Le but, dans la vie, c’est peut-être de refuser cette grimace le plus longtemps possible, repousser le plus loin possible le moment où elle prend la place de notre visage.

Deviner quelle grimace va imprimer sur nous le cours de la vie. Déceler suffisament tôt chez soi la maladie qui nous sera fatale. Quelle marotte, quel penchant, quelle inclination ne guérira pas, quel vice de caractère nous accompagnera jusqu’à la folie puis la mort. S’asseoir à ses côtés et voir paisiblement la mort venir…

« Tu vas au gré des flots de ton esprit errant »

Lucrèce dans De rerum natura :

« Qu’y a-t-il donc pour toi de si grave à mourir, mortel ? Pourquoi pleurer ainsi et déplorer la mort ? Car enfin, si la vie par toi déjà passée t’a été agréable, si ses bienfaits n’ont pas été versés en toi comme en un fût percé sans que tu en aies gré, pourquoi ne t’en vas-tu pas du repas de la vie en convive repu ? Et si c’est en pure perte que tu as laissé filé ce que tu as eu en fait de jouissances, si tu es mécontent de la vie, pourquoi quêter encore un supplément ?
Car tu sais, je ne vais pas goupiller pour toi du nouveau qui te plaise : il n’en existe pas, tout est toujours le même. (…) Allons donc ! Tu as beau être en vie et voir en ce moment, ta vie est presque morte, toi qui perds à dormir le plus clair de ton temps, et quand tu ne dors pas tu ronfles, l’œil fixé sur tes rêves sans cesse, une vaine terreur t’agite la pensée sans que tu soies capable de dire bien souvent quel est ton mal au juste, quand ivre et de partout cerné par les soucis qui te pressent et font ton malheur, tu vas au gré des flots de ton esprit errant. »