Le manant

bruegel auberge

J’apprends avec délectation que le terme manant, aujourd’hui péjoratif et qualifiant le cul-terreux, signifie en réalité « celui qui demeure ». C’est-à-dire celui qui reste à sa place, dans le temps et dans l’espace.

Alors que l’Ermite implique une démarche volontaire de retrait, d’isolement et d’exil, le Manant est simplement celui qui est là depuis le début, qui s’y trouve bien et qui entend y rester, entravant probablement par son immobilité la progression des agités qui ont maintenant atteint le seuil de sa chaumière et dont il gêne les velléités de vitesse, de mouvement, de déplacement ou de modification.

Dans le contexte actuel, le manant entrave aussi bien le projet libéral des Attali et autres Macron, appelant au village global, à la mobilité, à l’adaptation au « monde nouveau », que celui des forces du progrès, dites « de gauche », qui s’évertuent à changer les mentalités (de préférence celles des autres, pas les leurs). Sur la demeure du manant s’abattent les bourrasques de l’esprit entrepreneurial et celui de la bougeotte jeune, alliée pour l’occasion à la logorrhée libérale vantant les bienfaits de la remise en question, du qui-vive, de la souplesse, de la flexibilité, de la réinvention perpétuelle…

L’époque conjure le Manant de changer, de participer, de voyager, d’apprendre une troisième langue, de modifier ses pratiques, de se challenger, d’être malin.fr, de mettre son appartement en location sur AirBnb, de changer sa conception des choses ainsi que ses ampoules trop consommatrices, de lâcher la proie pour l’ombre et de saisir une offre tant qu’elle se présente… On l’y invite, on l’y enjoint, et cela sonne comme des sommations avant avis d’expulsion s’il persiste.

C’est en réalité la plupart des gens que le Manant trouve face à lui, tambourinant à son carreau. La plupart des gens ont besoin d’être animés d’un « projet », et d’en animer les autres ; le projet consistant à rester chez soi sans embêter personne ne suffisant pas à les contenter. C’est de la plupart des gens qu’il s’agit, depuis le généralissime embarquant les peuples dans ses aventures mortelles jusqu’à l’oncle emmerdeur qui, durant les vacances d’été dans la maison familiale, vient couper la télé aux enfants, parce que « avec le temps qu’il fait dehors ! », parce que « allez donc faire une promenade ! », parce que « il faut prendre l’air ! »…

En réalité, il ne faut rien du tout, naturellement. C’est simplement l’un de ces ordres crétins et incompréhensibles contre lesquels on ne peut rien.

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Dans Au fond de la couche gazeuse, Bodinat cite Benjamin Constant :

« Les habitudes ne sont pas une simple répétition machinale des manières de vivre, mais le degré de fidélité que nous portons à notre passé et à notre existence… Il n’y a pas d’habitudes si l’être n’a pas le sentiment de pouvoir les appliquer au-delà du présent : l’avenir est un élément de l’habitude non moins nécessaire que le passé ».

Et Bodinat ajoute de lui-même :

« Le bouleversement continuel du milieu ambiant ne détruit pas seulement les habitudes qui nous liaient ensemble et au monde, mais aussi les sentiments qui nous liaient à elles, qui nous liaient au monde et à nous-mêmes ; l’âge de l’Accélération détruit le monde commun où être ensemble les uns avec les autres, mais aussi ensemble avec soi-même ».

Dynamique d’existence

Une femme n’aime pas un homme « parce qu’il est riche », elle ne l’aime pas à hauteur de la fortune qu’il a amassée ; ce qu’elle peut aimer en revanche, c’est qu’il soit quelqu’un en train de s’enrichir, quelqu’un qui « monte » ou qui aspire à la réussite. Ou tout au contraire, elle peut aimer qu’il soit quelqu’un qui chute, quelqu’un qui fondamentalement est de la race de ceux qui courent à leur perte. Elle peut ressentir que cet homme, possiblement, est en train de tomber ou tombera un jour. C’est cette dynamique qui l’attire et qu’elle saura aimer, chez un millionnaire établi comme chez un type moins pourvu.

Ce que l’on aime ou que l’on admire, chez un autre, c’est sa dynamique d’existence : le schéma sur lequel il fonctionne, la pente sur laquelle il est lancé, c’est-à-dire le mouvement que, par sa vie, il trace dans l’abîme. C’est ce qui le définit véritablement, avant même ses caractéristiques ou ses qualités absolues.

Clark Little's Tube Waves Photographs

Lorsque l’on dit par exemple admirer quelqu’un pour son érudition, ce n’est pas « l’érudition » en tant que telle que l’on admire, mais la manière dont il la vit, l’utilise ou dont il l’a acquise. C’est la trajectoire qui l’a amené là. Ce que l’on aimera, c’est par exemple le mérite de l’érudit qui, parti de rien, a bataillé pour acquérir sa connaissance, l’a extraite à la sueur de son front et la tient de haute lutte. Ou tout au contraire, on trouvera grotesque son opiniâtreté, sa manie de tenir en estime cette culture et de se sentir obligé de prouver la sienne. On lui préférera la désinvolture de « l’érudit de naissance » qui, né d’une famille cultivée, a baigné dedans sans même s’en rendre compte, s’est cultivé malgré lui et le vit avec légèreté. On aimera le luxe qu’il se paye d’afficher de la négligence et du mépris pour ces choses, parce qu’il en est naturellement infusé.

Ce que l’on aimera, c’est l’un ou l’autre de ces deux hommes, l’une ou l’autre de ces attitudes, l’une ou l’autre de ces trajectoires, non l’érudition en soi. L’érudition, ou toute autre qualité que l’on a acquise, toute autre valeur que l’on a atteinte, relève bien plus de circonstances, de l’environnement qui nous façonne et pour tout dire d’une forme de hasard. La dynamique d’existence que porte chacun, en revanche, est sa marque, ce qu’il y a de véritablement permanent et absolu chez lui.

caractère absolu

Ce que je crois, c’est que cette dynamique, cette inclination, cette trajectoire, cette disposition par rapport à la vie, reste identique chez quelqu’un, quel que soit le contexte dans lequel il baigne. Plongé dans de nouvelles circonstances, celui qui était riche ou érudit ne le sera peut-être plus, mais il conservera en revanche son identité dynamique : il sera un battant, ou un loser, ou un besogneux, ou un sceptique, comme il l’était auparavant. Celui qui a un caractère moutonnier sera un mouton, à toute époque et dans toutes circonstances : il est le mouton absolu. A ses côtés, le résistant absolu résistera contre tout, par principe, quel que soit le système de valeurs qu’il a en face de lui. Le collabo, quant à lui, collabore avec le pouvoir quel que soit ce pouvoir et son idéologie. Il collabore sous toutes les latitudes et de toute éternité.