Faire tout, partout

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J’écoute quelqu’un développer son opinion au sujet de la corrida : il se prononce pour la corrida là où elle existe, et contre là où elle n’existe pas. Un relativisme géographique qu’il justifie par la tradition culturelle locale : la corrida peut avoir un sens quelque part, et le perdre si elle se déroule ailleurs.

Je n’avais jamais identifié la nécessité d’être « contre la corrida là où elle n’existe pas« , c’est-à-dire qu’il y ait possiblement des gens qui œuvrent à la développer dans des endroits dépourvus de toute culture tauromachique. Mais c’est très possible après tout, et conforme à l’air du temps : à l’ère du village global, un lieu est un lieu, dont seules ses coordonnées GPS le différencient d’un autre. Tout peut être fait partout, et l’on trouve ainsi bien d’autres « traditions locales » que l’on fait pousser hors de leur terreau. Halloween en est un exemple, bien qu’il se soit asséché de lui-même depuis l’époque où il fut introduit de force, il y a une quinzaine d’années. Le marché de Noël traditionnel façon Cologne ou Strasbourg est un autre exemple, qui se déploie désormais dans toutes les villes.

Les préparatifs de celui des Champs-Elysées ont lieu en ce moment : une suite de cases préfabriquées, se voulant être des chalets, imbriqués à la chaîne, déroulée au kilomètre tout au long de l’avenue, où se vendront barbapapa, vin chaud, wurst, churros, pommes d’amour et tout ce que pourra ingurgiter la foule hagarde. La vague inspiration de marché traditionnel se mélange au Noël new-yorkais, avec ses hauts-parleurs diffusant un Sinatra sirupeux, le tout relevé par un soupçon de foire du Trône grâce à quelque judicieuse attraction hantée ici ou là. L’ensemble, parcouru en large et en travers par un parterre d’Indiens, de Chinois, de Pakistanais, de Saoudiens…, les pieds dans la bouillasse neigeuse de décembre, est généralement du plus bel effet.

C’est la loi du village global : ce qui est sympa et fonctionne en un endroit, doit être multiplié, reproduit, dupliqué partout, sans jamais que se pose la question du sens par rapport à l’environnement local. Puisque le marché de Noël de Strasbourg plaît, pourquoi ne pas télétransporter l’ambiance « chalet et spéculoos » à Paris ainsi que partout ? La même logique inspire la récente proposition d’établir un espace pour nudistes à Paris : puisqu’il est si agréable de se promener les fesses à l’air au Cap d’Agde, qu’attend-on pour le faire à Paris ? Berlin l’a déjà fait, c’est l’argument-massue. Comment supporterait-on qu’une chose qui se fasse à Berlin n’existe pas aussi à Paris ? Les citoyens ne naissent-ils pas égaux en choix de divertissements ? Au nom de quoi nous opposerions-nous à cela ? DE QUEL DROIT ?! Une chose qui est bonne est bonne partout. Tout doit pouvoir être fait partout, c’est l’axiome en vigueur au sein du village global.

Et selon cet axiome donc, la corrida, tradition locale, pourrait très bien fleurir dans les autres villes, comme offre de loisirs des municipalités pour la jeunesse. La seule chose qui l’en empêche, c’est qu’elle ait mauvaise presse. Que le vent tourne, qu’elle vienne à devenir « tendance », et nous aurions des maires de Meaux ou des maires du Mans pour demander la leur, pour bâtir leur arène andalouse multi-sports, leur fête de Dax ou Mont-de-Marsan… On mettrait à mort des taureaux jusqu’en bord de Seine, sous l’oriflamme festive des sponsors M&M’s ou Red Bull, et les jeunes parisiens employés du tertiaire adoreraient ça. Pourvu que l’on joue un peu de musique amplifiée et que l’on serve sur place des mojitos à 13 €.

Personne ne pourrait avoir à redire. Personne, sauf les tenants de l’argument de la tradition locale, attaché au sens des coutumes. La corrida a son sens dans ses berceaux culturels. Le marché de Noël est beau et plaisant quand il est en Allemagne, en Lorraine, là où il répond à une tradition. Le naturisme se fait dans la nature. Et c’est bien comme cela.

Obsolescence programmée

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Chaque année le miracle se réitère : malgré les vitrines clignotantes, les publicités intrusives, les foules qui se pressent et se compressent dans les dégueulis à ciel ouvert que sont devenues les grandes enseignes… malgré la marée noire d’objets, de boîtes, d’articles, murs d’écrans, tranchées de DVD, montagnes de consoles de jeux, tablettes électroniques à tripoter, hectares entiers de bouquins plus chatoyants et idiots les uns que les autres… malgré ces endroits pensés pour inspirer le dégoût et la saturation, ces ambiances prédisposées à ce qu’un type équilibré craque, se détraque et canarde la foule – fusillade à vue, crime de masse, fou armé d’un sabre décapitant à tour de bras… Malgré tout cela : la tuerie est chaque année évitée de justesse et aucun massacre n’est à déplorer. Miracle de Noël.

Il faut croire que les gens ne sont pas si dégoûtés d’avoir à se promener là-dedans ; ils ne semblent pas manquer d’oxygène, engloutis sous ces amas de biens culturels. Alors que le reste du temps ils glosent sur la crise et le pouvoir d’achat, ça ne les trouble pas de voir ces gadgets onéreux et facultatifs rangés en piles entières, en tête de gondole, en libre-service comme si l’on devait pouvoir s’en emparer à la volée, sur un coup de tête.

Et c’est d’ailleurs ce que les gens font, dirait-on : ils s’en saisissent comme d’un paquet de pâtes au rayon supérette. Ils se décident sur l’instant pour un appareil photo à 800 € (indispensable pour leurs souvenirs de plage) ou pour une tablette qui leur permettra de lire internet entre le boulot et le domicile pour la modique somme de 900 €. Ils claquent en e-commerce pour des articles qu’ils n’ont pas vus ni touchés. Leur casque à musique peut aller chercher dans les 300 €, ça ne les effraie plus, ça renforce leur envie.

Les enseignes informatiques, hi-fi, ménager, numériques – on ne sait plus trop – sont devenues si habituées à voir les gens venir en masse et lâcher l’argent sans poser de question qu’elles ne se donnent même plus la peine de tenir un argumentaire pour convaincre. La dernière fois que j’ai eu à remplacer mon PC, j’ai demandé au vendeur quelle marque était réputée la plus solide ; il m’a expliqué le plus naturellement du monde que c’était du pareil au même, quelle que soit la marque ce sont les mêmes produits, les mêmes composants fabriqués en Chine, et qu’en vertu de cela, je ne devais pas m’inquiéter de savoir si ce nouveau PC tiendrait 5 ans, 8 ans, ou me claquerait dans les doigts au bout de 6 mois : on ne pouvait jamais dire. Et sur ce, à l’issue de ce brillant exposé, il ne s’attendait pas moins à ce que je me décide dans la minute et qu’il conclue la vente.

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C’est cela, la véritable nouveauté : non pas la camelotisation du monde, dont on a déjà entendu maintes fois parler, mais le fait qu’elle se normalise, qu’elle fasse partie de l’argumentaire, qu’elle sorte de la bouche du vendeur lui-même. La nouveauté, c’est la décontraction avec laquelle c’est assumé et affiché, et, par déduction, la facilité avec laquelle ces « merdes » – puisqu’elles s’assument comme telles – de plusieurs centaines d’euros s’écoulent aujourd’hui.

Désormais, le quidam a intégré qu’il voulait du rutilant, à quelque prix que ce soit, et en acceptant indûment qu’il en faudra changer 2 ans après. C’est ce qu’il demande et l’on est bien seul, en vérité, lorsqu’on en est encore à exiger quelque chose qui dure. Que l’on ne me parle pas d’obsolescence programmée, de complot industriel : l’obsolescence, c’est dans la tête des consommateurs qu’elle est programmée. Le méchant capitalisme ne fait que répondre à cette demande : puisque les gens ne sont plus regardants, puisqu’ils veulent le dernier cri permanent, pourquoi faire du costaud ? Pourquoi faire du bon ? On investit ailleurs plutôt que dans la longévité.

En corollaire, c’est un masque qui tombe : celui du conseiller-expert. La valeur de l’intermédiaire distributeur tenait à ce qu’il proposait la variété, mais aussi la hiérarchisation de l’offre. S’il n’y connaît foutrement rien, s’il refourgue tout et ne se contente que de flanquer un coup de vernis avant de refourguer la merde dont il est complice, on peut avantageusement se passer de lui. La page se tournera d’une époque où l’on pouvait payer cher pour avoir la qualité, à une autre où la qualité n’existe plus, et où dès lors, il n’y a plus de raison de payer la gabelle.