« Plus rien à nous dire »

« Avec le Hansi, j’étais lié par une amitié intime. Il avait le même âge que moi, mon grand-père lui reconnaissait une intelligence supérieure et lui prophétisait une carrière intellectuelle.

Il s’est trompé. Hansi avait dû finalement reprendre la ferme et enterrer ses ambitions tournées vers l’esprit. Quand je lui rends visite aujourd’hui, nous nous serrons la main et n’avons rien à nous dire. »

Thomas Bernhard dans Un enfant.

Regretter l’impossible

Bonne petite claque l’autre jour en regardant Un mauvais fils, de Claude Sautet.

Cela me fait réaliser que j’ai toujours une tendresse particulière pour les films français des années 70. Sans trop pouvoir dire pourquoi, j’imagine une sorte de douceur de vivre pour cette période en France, d’authenticité, « d’état de grâce » qui dure et se rompt au début des années 80…

C’est curieux de se sentir nostalgique d’une époque que l’on n’a pas connue. Un ami né en 1959 me dit que lui, ce sont les années 50 qui le font rêver ! Est-ce que tout le monde a cette sensation que « l’âge d’or », c’est celui juste avant qu’il vienne au monde ?

C’est bien possible : que l’on soit ce genre de personnes surtout aptes à se lamenter, quelle que soit l’époque où elles vivent, qui se prennent à rêver du temps précédent. Celui qui est inaccessible… Un peu comme ce penchant qu’on peut avoir de s’intéresser à une femme seulement une fois qu’il est trop tard, qu’il n’y a plus aucune chance : qu’elle a dit non, qu’elle est amourachée d’un autre, ou qu’elle nous a fait part son départ prochain pour un autre continent !

« C’est toujours quand tu dors que j’ai envie de te parler… »

La tragédie du réactionnaire

La tragédie du réactionnaire, c’est de miser sur un peuple de France supposé : le peuple réel, qui serait en quelque sorte la France immergée, celle des « vrais gens » (qui comme on le sait sont humbles, modestes, simples, pétris de bon sens).

Par opposition, la France apparente est fausse, simulée, uniquement composée d’opinions qui sont des mirages rendus crédibles par les médias et les sondages qu’une élite parisienne, coupée du réel et tordue d’intellectualisme, orchestre insidieusement.

La tragédie du réactionnaire, c’est que les faits légitiment rarement sa foi dans « le peuple » : à la première occasion, « le peuple » ne file pas comme il faut, vote de travers ou accepte l’inacceptable. Le peuple réel se montre sourd, aux idées modernes aussi bien qu’aux idées du réactionnaire, en fin de compte il ne vaut pas mieux que l’autre.

La tragédie du réactionnaire, c’est de balancer entre cette foi populaire et le rejet de tout ce qui, dans l’opinion publique, est tangible et peut se constater. Ce ne peut pas être vrai, le peuple réel ne pense pas comme cela, ce n’est pas la vox populi. Lorsque le peuple ne se montre pas régi par le bon sens qu’il faut, alors c’est une question d’éducation, ou bien c’est la faute de l’élite qui lui a corrompu l’esprit avec ses saloperies. Tout devient le fruit d’une duperie, organisée ou non, une malheureuse conjonction de faits qui masque une fois de plus la réalité.

Le réactionnaire peut regagner un peu d’espoir, sporadiquement, lorsqu’un sondage semble aller dans son sens. Cette fois-ci, ça y est, le peuple réel s’est exprimé ! Voilà que ses idées personnelles reprennent un peu d’assise et de légitimité. Mais assez naturellement, sa foi dans « le peuple » est amenée à s’éroder. Pour la fortifier, pour ne pas sombrer dans l’incompréhension, il doit s’en remettre aux époques du passé, qui ne sont plus là pour le contredire, ou aux grands hommes morts, pas contrariants non plus. Il peut également recycler à son avantage tous ces dénis que la réalité lui oppose (« puisque j’ai tort, c’est bien que j’ai raison »), qui sont autant de signes pour accréditer l’idée que oui, quelque part il y a ce parterre de gens restés silencieux, ce peuple réel qui attend, ces gens qui n’en pensent pas moins… Tout pour continuer à croire qu’il y a ce bon sens commun naturellement partagé, qui n’est pas seulement son bon sens à lui.

Si le réactionnaire est sombre et ténébreux, c’est parce qu’assez tôt, avant même d’être démenti et déçu, il devine que le peuple réel sur lequel il fonde ses espoirs pourrait bien être une chimère qui n’existe que dans sa tête. Au fond de lui il sait qu’il est seul, que ces contemporains qui l’entourent, bavards ou silencieux, élite ou pas élite, sont en fin de compte perdus pour la France, pour sa France. Ils ne la méritent pas et elle les mérite encore moins.

Alain Soral, sur l’échec des élections présidentielles 2007