Anglophobie de bon aloi

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Si tant de Français parlent mal anglais, ce n’est pas pour des raisons de grammaire ou de phonétique insurmontables, c’est qu’ils y mettent leur mauvaise volonté : celle du vaincu orgueilleux regrettant que sa langue se soit faite damer le pion.

C’est malheureusement un scrupule qui se perd : le mental des jeunes générations est bientôt entièrement colonisé, et d’ici vingt ans nous ferons tous d’excellents petits anglophones, plus vrais que nature. J’en développe une affection renforcée pour l’attitude obtuse de mon oncle, un ingénieur à la retraite, vieille école, qui mène à son échelle une lutte quotidienne et pittoresque contre l’anglais.

Je le vois encore me montrer, avec une satisfaction enfantine, le trait au marqueur qu’il avait fait sur l’étiquette de ses nouvelles chaussures : un minuscule bout de tissu de quelques millimètres carrés aux couleurs de l’Union Jack, qu’il avait recouvert à l’encre aussitôt rentré chez lui. C’était un modèle très sobre de Reebok en cuir, sans aucun logo que cette étiquette réduite à son minimum, mais mon oncle ne voyait absolument pas ce que venait faire là cet étendard britannique. Il n’était certainement pas conscient qu’il avait acheté des “Reebok”, mot sans aucune signification pour lui ; son choix s’était porté sur ce modèle pour des raisons de confort et de discrétion, mais cela ne devait aucunement l’obliger à faire la promotion de la perfide Albion à chaque pas qu’il ferait dans la rue. C’était alors un homme sérieux et raisonnable de 65 ou 70 ans, mais ce geste semblait lui avoir rendu un instant son âme d’enfant !

Une autre fois, l’un de ses gendres tentait de le brancher croissance raisonnée, solutions alternatives, économie circulaire… alors qu’il est tout le contraire : un esprit 100 % scientifique et ingénieur, produit de la France nucléaire et de l’industrie optimiste qui tend à penser que tous les problèmes ont une solution technique qui sera bien trouvée un jour. Au cours de la discussion, le gendre accumule les néologismes et concepts un peu bidon, et, non sans cuistrerie, en vient à lui conseiller le texte d’un auteur brillant qui saurait l’éclairer, dont il possède le PDF de 32 pages. “Je le trouverai dans mes e-mails et vous l’enverrai”, promet-il sans exciter l’impatience du vieil ingénieur, “en revanche, le texte est en anglais. Est-ce que vous lisez l’anglais ?

Aussi peu que possible” asséna l’ingénieur avec une parfaite répartie.

Le bon mot mit à peu près fin à l’échange. Si le caractère horriblement borné de la réflexion ne fait aucun doute, il s’agissait de signifier – non seulement au gendre qu’on en avait assez entendu comme ça, mais aussi qu’une discussion courante, lorsqu’on possède sa langue avec tout son appareil critique, doit utiliser l’anglais aussi peu que possible. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire nous viennent en français !

Cellophane

Lu sur le flanc d’une fourgonnette de vétérinaire, l’inscription-slogan :

« Vétérinaire, le partenaire santé de vos animaux »

J’ai aussitôt imaginé une époque, à venir, dans les années précédant le basculement définitif dans l’ère de l’Homme nouveau, où les gens commenceraient à perdre leurs notions de vocabulaire traditionnel et où il serait nécessaire, pour qu’ils saisissent, d’y associer la traduction en novlangue publicitaire, avec laquelle ils seraient plus familiers :

  • « Restaurant : le spot food pour vos pauses gourmandes »
  • « Guichet : votre point d’accès à l’expérience client »
  • « Maison de retraite : l’espace senior de votre fin de vie »

La version française serait sous-titrée, comme dans ces coins de folklore où la signalisation indique les patelins en français et à la fois en dialecte, basque, breton, alsacien…

Un florilège de ces expressions déshumanisées s’était loti, il y a quelques mois, dans les pages d’une brochure que j’ai eue en mains. Il s’agissait de la présentation d’un grand projet immobilier, l’une de ces infrastructures démesurées d’architecte mégalo, englobant résidences, galerie commerciale, espaces verts, le tout devant pousser de terre à partir de rien. Et dans le texte il était question de « quartier paysage », de « réinventer le plaisir de la ville », de « nouvelles expériences shopping », de lieux de « vie intergénérationnelle », de « smart ce-que-tu-veux » et de « parcours découverte ». Les images 3D représentaient une humanité béate et translucide, déambulant, ravie, dans une lumière blanche parmi des surfaces planes et des ficus géants.

themall-of-europe-centre commercial immonde« Europea – Mall of Europe »

Sans doute les promoteurs de la réalité s’inspirent, pour construire notre futur, de ce qu’ils voient au cinéma de science-fiction. Mais si l’on trouve à l’écran ce genre de cités en effet, il s’agirait de s’aviser qu’elles n’y sont que dans un but : y faire débouler un monstre marin ou un commando surarmé qui détruit l’endroit de fond en comble, en arrache des blocs à la grenade ou au laser, tire dans le dos des grands-mères et des innocents qui tentent de s’enfuir…

C’est ce qu’inspirent ces atmosphères sous cellophane à tout homme digne de ce nom. Plongé dans cet air pur et vicié, il cherche la sortie, il cherche la surface, il ne pense plus qu’à défoncer ces vitres et ce béton jusqu’à ce que réapparaisse enfin une motte de terre, ou quelque chose qui ne soit pas sorti de la tête du consortium de bétonneurs qui a conçu cet enfer.

Le rapport avec le fourgon de vétérinaire, me direz-vous ?

Troquer la fiction pour la réalité

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Le révolutionnaire, c’est celui qui veut changer la réalité. Moi, la réalité me va plutôt bien au fond. C’est la fiction que je voudrais remplacer : celle dans laquelle on vit, celle qui enveloppe notre réalité à tous les niveaux de la société moderne. Cette pellicule de cellophane qui enrobe les choses, les mots, les coupe du réel et les anesthésie, à la fois invisible mais qu’on peut sentir partout. Cette couche de « bullshit » qui encrasse la vie.

L’évolution des voitures en est une bonne illustration : chaque fois que j’en loue une, je peux voir les petites nouveautés intervenues depuis la fois précédente. Chaque fois, le véhicule a une nouvelle raison de biper, sonner, alerter. Bip pour la ceinture pas attachée, bip pour l’obstacle détecté devant ou derrière, bip pour la clé restée dans le contact. En termes de confort, les sièges, l’habitacle, la conduite, sont toujours plus cotonneux, on est toujours mieux calé dans le siège et les accoudoirs, le silence du moteur est tel, le plastique et les petites boîtes sont tellement partout, qu’on monte à 180 sans s’en apercevoir, sans plus de vibration ni de bruit qu’à 40 km/h. Gadgets électroniques et mouchards, la voiture vous dit à quel moment il serait bon de changer de rapport, ou bien que vous roulez depuis x temps et qu’il serait temps de faire la pause réglementaire. Bientôt elle se rangera toute seule sur l’aire d’autoroute quand elle le jugera nécessaire.

Et si moi, ce que je veux, c’est une caisse neuve, mais qui vrombit, qui sent le pétrole et qui me laisse conduire comme je l’entends ? Est-ce encore possible ? Car à la fin, on n’a tout simplement plus l’impression de conduire. Ni même d’être à bord d’un engin motorisé. On est dans un cocon parfumé, coupé de toute sensation, la voiture déploie ses petites astuces de confort qui sont aussi des astuces de contrôle. Attacher sa ceinture n’est plus un choix quand un automate vous siffle comme un chien. Niquer son pare-chocs arrière n’est plus une liberté quand un sonar vous hulule aux oreilles.

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Il en va pour l’innovation automobile comme pour l’ensemble de notre société. Le mot « aseptisé » ne dit plus suffisamment ce dont je parle. Ce n’est pas la réalité que je voudrais changer, c’est la fiction, et la fiction ce sont tous ces aspects que je vilipende à longueur de blog : l’information, le spectacle, le journalisme, le nouveau langage, ce qu’on dit et ce qu’on entend. Ce sont les fausses causes, les faux scandales, les fausses offuscations, les dérapages montés en épingle. Ce sont les nouveaux métiers du tertiaire, vidés de substance. C’est le marketing qui refonde la réalité. C’est un paquet de sucre en poudre qui se nomme « partenaire de vos gâteaux » plutôt que « paquet de sucre en poudre ». C’est une boutique Nespresso. C’est le design tout en rondeur. C’est la substitution du bon sens par le tout-judiciaire et les procès pour rien. C’est la simplification à l’extrême de la pensée, des opinions, la réduction des débats au Débat.

Pour retrouver ce dont je parle, pour se rendre compte de ce que cette atmosphère de plastique a ôté en fait de tourbillonnement et d’authenticité, il suffit parfois de regarder l’arrière-plan de films français des années 70, souvent imprégnés d’une certaine réalité sociale. Ou encore d’aller à l’étranger, là où la vie est encore mouvante. Là où la vie a encore une odeur. Marcher dans Istanbul et respirer l’atmosphère franche et légère de quotidien, les huiles qui puent la graisse, les rues poussiéreuses comme si les gens marchaient dedans, les grills luisants comme s’ils cuisaient de la viande, les chiens sales comme les briques, les boutiques de CD hurlant de la musique, les gens qui habitent littéralement la rue et y travaillent, là où à Paris, les Parisiens ne semblent là que comme figurants et comme passants. Tout cela sur la voie publique. Plus de second degré, plus de cynisme. La vie en vrai, crue, tartare. Fierté des banderoles, des affiches, des enseignes, mots et messages en turc, là où nous révérons tout ce qui est anglo-saxon. Circulation à 100 en ville sans jamais regarder le rétro : responsable de ce qui se passe devant, pas derrière. Charme du système D où chacun est responsable pour soi, et où paradoxalement, le bon sens et la confiance reprennent leur droit. Le chauffeur de bus, puisqu’il conduit, laisse au passager monté à côté de lui la tâche de faire la monnaie aux passagers de derrière, ils se passent de main en main l’argent qui paye le trajet. On est entassés, on paye en fonction de la distance qu’on veut parcourir, rien de plus facile que de tricher mais ici personne ne le fait.

Qui, aujourd’hui, est « l’homme sain », et qui est « l’homme malade » ? Ce n’est peut-être pas de la Turquie dans l’Union européenne, dont nous avons besoin, c’est d’une pincée de cet esprit, de ce courant d’air, dans le quotidien blafard de nos sociétés modernes.

Raccourci-pensée

Le crimepensée, dans le roman 1984, est le mot qui désigne toute pensée hérétique à l’idéologie en place. Le mot qui délimite ce qui est pensable de ce qui ne l’est pas. Et l’arrêtducrime, désigne la faculté naturelle des citoyens d’arrêter leur réflexion d’eux-mêmes lorsqu’elle risque d’aboutir à une pensée « interdite ».

Le crimepensée est un principe similaire à celui du célèbre point Godwin : le point au-delà duquel la discussion, et de fait la réflexion, n’ont plus cours ; le point au-delà duquel toute rhétorique et tout argument sont disqualifiés sans autre forme de procès. On pourrait dire que l’arrêtducrime est l’intériorisation de ce principe : un point Godwin qu’on applique à soi-même ; le point où, à l’approche de certaines idées, notre intuition nous demande de faire demi-tour, de mettre fin à notre réflexion.

L’arrêtducrime a cela de caractéristique qu’il est un raccourci-pensée, comme il y a des raccourcis clavier : il a l’air d’un simple mot mais il revêt en réalité une véritable gymnastique de l’esprit, élevée au rang de réflexe. Une sorte de pensée subliminale instantanée mais complexe, qui se décompose ainsi :

1- je formule une pensée en même temps que j’entrevois l’issue à laquelle elle mène.
2- j’identifie cette réflexion comme appartenant à ce que je ne veux pas penser.
3- j’interromps la réflexion de moi-même afin de ne pas être « punissable ».

 

Le raccourci-pensée a ses déclinaisons – l’arrêtducrime n’est que l’une de ses formes, sa version coercitive. Les adolescents, par exemple, sont friands de raccourcis-pensée au quotidien. Tous ces mots prêts à l’emploi qu’ils utilisent – « c’est clair » « trop pas » « à base de ~ » « en mode ~ » « truc de ouf »… n’ont de sens qu’en tant que conventions de langage. Ils visent à condenser une idée, une émotion, une phrase, pour la faire entrer dans un mot-valise standard et immédiatement saisissable. Raccourci-pensée. Langage parallèle. Pensée codifiée.

Le raccourci-pensée est à la pensée ce que le code-barres est à l’article : une étiquette, une convention, une syllabe. Un succédané de langage visant à économiser les mots et les pensées. Une fois qu’on a conscience du procédé, il est facile de repérer les raccourcis-pensée chez soi ou chez son interlocuteur : bientôt ils nous sautent aux oreilles et on n’entend plus qu’eux.

Je me souviens très bien le jour où un professeur d’économie nous a interdit de mettre « il faut » et « on doit » dans nos devoirs de rédaction. C’est tout bête, mais lorsque vous êtes un lycéen avec un petit crâne de lycéen et que ces raccourcis-pensée sont ce qui vient naturellement au début de vos phrases chaque fois qu’il y a à réfléchir, vous êtes déboussolé. « Il faut » et « on doit » ont disparu et vous ne pouvez plus vous épargner l’effort de comprendre ce que vous dites. Pourquoi « il faut » ? Au nom de quoi « on doit » ? Vous n’êtes plus dans l’exercice scolaire de récitation mais vous réfléchissez aux mots et aux idées que vous employez, sans escamoter leur véritable signification.

Un fait notable actuel est que les raccourcis-pensée d’adolescent persistent chez certains spécimens d’adultes. Les tics de langage survivent alors même qu’on a passé l’âge. Mieux, ils se mettent à jour automatiquement : les mots-clés devenus désuets s’effacent à la faveur d’autres empruntés aux nouveaux jeunes. C’est ainsi qu’on peut se retrouver à discuter avec un adulte, à la pensée formée, qui parle un langage de cour de lycée. Un adulte, surtout, dont la conversation est composée en majorité de raccourcis-pensée mis bouts à bouts : la discussion n’a pas de contenu en soi, elle est simplement une succession de clins d’œil, de gags convenus, de références, d’expressions toutes faites… Assez déconcertant. C’est comme si votre interlocuteur était une sorte de robot déglingué dont continueraient à sortir de la bouche des bribes désordonnées.

« Qu’est-ce qu’un accompagnateur ? »

« Ce qu’il y a de singulier, dans ces appellations nouvelles, c’est qu’elles ne semblent pas se soucier de renvoyer d’emblée à des réalités quelconques. (…) L’univers de conte de fée, qui remplace peu à peu le vieux réel dont personne ne veut plus, lance aux romanciers d’aujourd’hui un défi sans commune mesure avec ceux d’hier. (…) Car qu’est-ce qu’un accompagnateur ? Par quel bout ça se prend exactement ? Et un développeur de patrimoine ? Et un coordinateur petite enfance ? Comment le décrire avec justesse ? Ses pensées, ses gestes ? Ses arrière-pensées ? Le surprendre en plein travail, accomplissant sa mission qui consiste – je cite – à « aiguiller les familles vers les structures existantes« , sans oublier au passage de « faciliter le décloisonnement entre les différents services d’accueil » ?

Ça se peint comment des choses comme ça ? Ça se raconte comment ? Un magistrat du temps de Balzac, un usurier, une femme de chambre, un ancien soldat de l’Empire, on savait plus ou moins ce qu’ils voulaient. Leurs histoires même les plus complexes sont d’une limpidité, d’une palpabilité formidables à côté de ce qu’on peut supposer comme aventures à un agent d’ambiance ou à une adjointe de sécurité. Qu’est-ce que ça peut être, le comportement d’un type en train d’aiguiller des familles ou de faciliter un décloisonnement ? Et qu’est-ce que c’est un facilitateur de décloisonnement qui ne fait pas bien son boulot ? Ca s’attrape par quel bout ? Et un coordinateur petite enfance qui tire au flanc ? Un agent de médiation qui bâcle ? Un accompagnateur de personnes dépendantes placées en institution qui cochonne le travail ? Un développeur de patrimoine qui sabote ? Est-il est possible de se révéler mauvais comme agent d’ambiance ? Médiocre accompagnateur de détenus ? Détestable facilitateur de réinsertion à la sortie de l’hôpital ? Et que se passe-t-il, en vérité, quand un agent d’ambiance se met en grève ? »

Philippe Muray dans Désaccord parfait

« Nous détruisons chaque jour des mots »

Georges Orwell dans 1984 :

« Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. (…)

Il y a des centaines de noms dont on peut se débarasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez un mot comme « bon » par exemple, quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, même mieux parce qu’il est l’opposé exact de bon. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et si on veut un mot encore plus fort, il y a « doubleplusbon ».

Naturellement nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n’y aura plus rien d’autre. (…) Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. (…) Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050 au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? »