Fait accompli

L’actualité économique et numérique nous apprend qu’il faudrait se hâter de développer les réseaux bas débit longue portée dès aujourd’hui si l’on veut supporter le trafic grandissant des objets connectés, « qui seront 38 milliards en 2020 ».

En fonction de l’article qu’on lit, ce 38 milliards devient 80 milliards, ou 115 milliards… Normal : personne ne peut savoir combien il y aura d’objets connectés en 2020.

Le raisonnement, en tout cas, est idiot et revient à dire : « il faut construire une autoroute 4 voies devant chez vous, et vite ! car en 2020, deux millions de véhicules passeront chaque jour ! ». En réalité, il ne peut matériellement pas passer deux millions de véhicules devant chez vous, ni aujourd’hui ni en 2020. A moins qu’on ait construit une autoroute pour cela.

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C’est le tour de passe-passe qu’utilise un « progrès » quand il veut forcer le barrage. Fait énoncé. Fait annoncé. Sans argument mais sur un ton impérieux. « Hâtons-vous ou bien nous accumulerons du retard ! ». « Nous sommes le dernier pays à n’avoir pas encore… ». Culpabilisation, empressement, afin que s’auto-réalise la prophétie.

En réalité, l’horizon de 38 milliards d’objets connectés en 2020 n’a rien d’une fatalité, pas plus que n’importe quel horizon présenté comme inéluctable. Je ne m’y connais pas mais enfin, si l’on commençait par ne pas développer ces réseaux qui leur sont dédiés, si l’on n’enclenchait pas les moyens, si l’on se faisait à l’idée que ces petits objets se cognent un jour le nez contre les limites de capacité du réseau… ne se pourrait-il pas alors que nous n’arrivions pas à 38 milliards d’objets connectés en 2020 ? Il s’agit en fin de compte d’un choix de société, comme on dit, à faire en faveur d’une atmosphère qui ne serait pas infestée de nuées de bidules détecteurs, mesureurs, scanneurs, filmeurs, signaleurs…

Est-on réellement excité par le frigo qui envoie un SMS quand on a oublié de le fermer, autant que le sont les industriels qui espèrent nous le vendre ? Pour un objet connecté qui sauvera la vie ou fera du bien, combien seront là pour mesurer notre travail, contrôler nos gestes ? Désire-je vraiment que les objets, les machines, s’échangent et communiquent toujours plus d’informations à mon sujet ? La multiplication à outrance de ces gadgets électroniques – objets connectés et plus généralement mouchards « tech » comme ceux que présente cet article du Dernier Blog – a ceci de particulier que sa malfaisance n’épargnera personne, surtout pas l’objecteur de conscience qui aura cru choisir de s’en passer. Il suffit que son voisin soit par exemple l’un de ces crétins équipés d’une caméra volante, qui trouve amusant de survoler son jardin, puis le quartier et ses habitations. C’est donc pour que ce bonhomme puisse continuer à jouer, à cela et à autre chose, qu’il faudrait « développer les réseaux » ou les capacités de stockage informatique sans mesure.

Les objets connectés seront 38 milliards (ou 80 milliards, ou 115 milliards) en 2020. Quels que soient la demande et l’engouement. La planète dût-elle s’y épuiser ! En dépit des semblants de débats qu’on fera mine d’organiser sur les conséquences éthiques du phénomène. Les objets connectés seront des milliards, c’est décidé ! La quincaillerie électronique a ses raisons que la raison ignore.

Wrong way up 2.0

Assis à un café, je bois un chocolat tout en entendant la conversation à la table derrière. Ce sont deux vieux amis dont l’un expose son nouveau projet de start-up (une appli qu’il développe et qui doit cartonner, pour laquelle il cherche des investisseurs) tandis que l’autre l’écoute patiemment. L’entrepreneur semble être dans le cas du cadre, licencié de son entreprise à quelques années de la retraite, et qui faute de retrouver du boulot, tente de lancer son activité. Il n’en est visiblement pas à sa première idée foireuse et son ami tente gentiment, de façon touchante et diplomate, de le lui faire comprendre.

« Tu sais… Tu me fais un peu penser à un copain qui se remet d’une rupture, maudissant la fille, et qui revient avec sa nouvelle, qui est exactement le même genre que la précédente… », lui place-t-il à un moment !

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Cela rappelle le concept de « Wrong Way Up » qui figurait dans le lexique de la Maison-Page. Le Wrong Way Up, c’est changer radicalement de vie, foncer dans une voie, et ce d’autant plus frénétiquement que l’on se goure et que les autres nous disent que c’est une mauvaise idée. « Puisque tout le monde me décourage, c’est bien que je dois avoir raison ! »

Internet, le numérique, le big data… sont particulièrement propices à la spéculation et à l’échafaudage de plans foireux. Auparavant, un entrepreneur avait tôt fait de se rendre compte si son projet était viable ou pas. L’investissement de départ nécessitait déjà qu’il y réfléchisse à deux fois. D’emblée il se frottait à la réalité du business autant qu’à celle de son propre talent. On se rendait compte plus rapidement si l’on était assis sur du vent. Avec l’économie numérique au contraire, on peut nourrir un projet plus longtemps sans jamais le confronter au réel. On peut se perdre facilement en concepts et en baratin. On le raffine dans sa tête, on développe dans son coin, et un simple contact, un déjeuner ou une promesse, sont déjà pour l’entrepreneur 2.0 quelque chose de très concret…

Il y a une « facilité » du numérique, une virtualité, qui fait qu’il y a plus d’entrepreneurs, plus de candidats, plus de « bonnes idées » (et donc aussi plus de loupés). On retrouve d’ailleurs le phénomène dans d’autres domaines, artistique par exemple. Parce que le numérique est si « facile », il y aura toujours plus de photographes amateurs que de sculpteurs sur pierre amateurs.

Mémoire numérique

chambre poilu

Ne pensez-vous jamais à toutes ces boîtes e-mail ou comptes Facebook ou même blogs de gens qui sont morts entre temps ? Identités numériques laissées vacantes et dont personne n’a la clé ?

Peut-être continuent-elles à recevoir des messages, des spams, peut-être certaines continuent à envoyer éternellement des messages automatiques d’absence ? « Je suis en congés du tant au tant. Je vous répondrai dès mon retour » !

Fausse interrogation, car ces comptes sont automatiquement détruits après un certain temps d’inactivité. Mais c’est peut-être justement là le problème. La « mémoire » de l’ère informatique se gargarise de ses milliers d’octets et de téraoctets, mais cette mémoire est en réalité la plus fragile de toutes. L’amnésie qui la menace est quasiment certaine. Je m’en rends compte alors que le disque dur où je sauvegardais régulièrement mes données « par sécurité » a décidé de s’effacer. Sans besoin d’avoir été brisé ou dégradé, le disque a simplement décidé de devenir vide. Des heures de travail et 10 années de photos personnelles et familiales évaporées, comme après un incendie.

Auparavant, une personne mourrait et laissait après elle quantité d’archives, de documents, de courriers, de photos… dans de vieux tiroirs ou dans un carton pourri. Ces traces avaient de la valeur pour les descendants qui s’y intéressaient, mais aussi pour les historiens, qui connaissent toute la richesse de cette matière anonyme du quotidien lorsqu’il s’agit de prendre la température d’une époque.

Demain, tout cela sera perdu dans les limbes de boites e-mail autodétruites ou oubliées, évaporé avec le disque dur ou le plantage du PC… Tout ce qui n’a pas été rendu public du vivant de son « auteur » sera inaccessible à jamais. Finies les correspondances ou les photos témoins de vie. L’individu numérique laissera, en mourant, l’endroit aussi propre qu’il l’a trouvé en arrivant. Tout au plus aura-t-il la chance, en guise de testament, de laisser de lui une vidéo compromettante qu’il n’aura pas réussi à faire effacer de YouTube.